Louis Blanc

Une vie à l'ombre des grandes orgues


 

Louis Blanc en août 1940
(coll. A-M. Blanc) DR.

 

Louis Blanc, un nom de musicien que l'on pouvait encore entendre parfois de la bouche des vieux malouins, mais aujourd'hui en l'année 2021, ils sont de plus en plus rares ceux qui ont pu le connaître ou le fréquenter. Qui était ce petit homme frêle et discret, aux yeux bleus et à la moustache élégante ? Ce musicien d'église qui marquera la vie musicale de la Cathédrale de Saint-Malo durant presque 60 ans.

 

Très étonnamment et contre toute attente, la vie de Louis Blanc débute non pas en Bretagne, mais en Provence ! Il naît le 12 Novembre 1874 à Marseille, issu d'une famille de luthiers et de musiciens. Né malvoyant, sa famille décide de l'inscrire, aux alentours des années 1887 et 1888, à l'Institut National des Jeunes Aveugles (INJA) de Paris, où il y recevra un enseignement musical complet. C'est ainsi que le tout jeune Louis Blanc suivra l'enseignement très strict, pour ne pas dire austère, de cet institut où il y étudiera la flûte, le piano puis l'orgue[1]. Le jeune homme s'avère être un excellent élève, ce qui lui permettra de figurer à nombreuses reprises dans le Palmarès de l'INJA (années 1891/1892-1892/1893-1893/1894). En 1892 il décroche les premiers prix de flûte et de piano, et l'année suivante ce sera le prix d'honneur de la Fondation Mongrolle. Il récolte les fruits de son labeur, en remportant également en 1893, quatre autres premiers prix : flûte (avec félicitations), composition, fugue, piano et orgue.

 

Plus étonnant, sont ses deuxièmes Prix de religion et de "notation vulgaire" (il est vrai que l'éducation religieuse y était très poussée). L'année 1894, quant à elle sera celle d'un premier prix de piano et un second Prix d'orgue.

 

L'Institut est connu pour la qualité de sa formation et de ses professeurs, c'est ainsi qu'il aura comme professeur de piano Henri Specht, et comme professeur d'orgue, un brillant disciple de César Franck, en la personne d'Adolphe Marty (qui fut le premier aveugle à avoir décroché un premier prix d'orgue au Conservatoire de Paris). L'enseignement de Marty, plus rigoureux que son prédécesseur, permet à ses élèves d'acquérir une excellente technique, autorisant ainsi l'interprétation du grand répertoire d'orgue. Tout imprégné qu'il était de l'enseignement de César Franck, Marty saura le transmettre à ses élèves. Louis Blanc reçu aussi très certainement l'enseignement d'un autre remarquable professeur de l'INJA, Albert Mahaut, qui fut professeur d'harmonie mais aussi un infatigable propagateur de l'œuvre César Franck, dont il fut un éminent disciple et un interprète consommé.

 

Il est évident qu'un jeune homme aussi travailleur et sensible que Louis Blanc ne restera pas insensible à cet héritage musical, qui le marquera profondément tout au long de sa vie. Ainsi, tout comme ses maîtres Mahaut et Marty, il vouera une admiration sans faille pour le "Pater Seraphicus".

 

Grand orgue de la cathédrale de Saint-Malo construit durant les années 1894-1896 par Debierre et détruit en août 1944
(A.N., MH 80 970) DR.

En 1894, ayant atteint la majorité, il quitte l'Institut et sera nommé organiste titulaire dans une paroisse de Trouville. Deux années plus tard un poste plus prestigieux va se présenter à lui. En effet, durant l'année 1896, un événement marquant a lieu sur la Côte d'Emeraude, c'est celui de l'achèvement du grand orgue de la Cathédrale de Saint-Malo, un instrument flambant neuf tout droit sorti des ateliers de la Manufacture Louis Debierre de Nantes. Ce grand orgue de 3 claviers et 40 jeux est à l'époque le plus grand orgue jamais sorti de la manufacture nantaise et le 2ème plus grand orgue du département (il fera l'orgueil et la fierté des Malouins, surtout qu'il comportait 3 jeux de plus que le grand Cavaillé-Coll de la ville "rivale" de St-Servan !). Louis Blanc aura ainsi le privilège d'en être nommé immédiatement titulaire.

Vers 1905
(coll. A-M. Blanc) DR.

 

Servant discret et fidèle, doté d'une foi profonde, quasi mystique, "cette silhouette immobile pendant de longs moments face au Tabernacle, tantôt égrenant son chapelet, tantôt le regard tendu sur son livre de messe, ou encore dans un cœur à cœur plus simple avec son Dieu. Puis la contemplation achevée, la forme immobile se redressait, rangeait soigneusement son prie Dieu. La sacoche d'une main, le chapeau de l'autre, d'un pas alerte et saccadé gravissait l'escalier de la tribune"[2]. Durant de longues années, il fera corps avec la Cathédrale et son grand-orgue, tout au long de son titulariat les paroissiens de la cité malouine purent entendre tout le grand répertoire. Figurait en haut de son "Panthéon des compositeurs" les noms de Jean-Sébastien Bach et César Franck, à ceux-ci s'y ajoute les noms de Widor, Boëllmann, Lemmens, Vierne (lui aussi ancien et prestigieux élève de l'INJA). Des deux premiers, il en possédait toutes les œuvres, ses interprétations de Bach étaient toutes empruntes de profondeur et de foi, "quelle profonde piété s'exprimait alors dès les premières notes du Choral de Bach "Jésus, ma joie"[3]. Suivant une tradition apparue dans l'enseignement de Widor, il prenait un soin tout particulier à traduire en français tous les titres des chorals de Bach.

 

De part ses années d'études à Paris où il nouera très certainement des liens amicaux et artistiques avec bon nombre de musiciens et organistes parisiens, et d'autre part grâce au prestige du grand-orgue Debierre, la grande tribune malouine aura la visite de grands noms de l'orgue, tout particulièrement durant la saison d'été[4].

 

Compositeur, Louis Blanc l'était et semble-t-il de façon assez développée, il composa bien évidemment des œuvres pour orgue, mais aussi pour voix et pour chœur (comment ne pas imaginer qu'il n'écrivit aucune note pour la maîtrise de la Cathédrale de Saint-Malo ?), mais malheureusement pour nous, lui qui était doté d'une discrétion quasi maladive, ne fit jamais éditer la moindre de ses œuvres !

 

Louis Blanc, premières mesures de son O Salutaris pour solo de ténor et orgue
(Archives Municipales de Saint-Malo) DR.

Aujourd'hui, nous n'avons connaissance que d'assez peu de chose, mais l'on sait de façon certaine qu'il composa des motets religieux, notamment un O Salutaris hostia et un Ave Maria pour ténor et orgue, un Veni Creator pour ténor, baryton et orgue, ainsi qu'un Hymne pour la Fête de l'Assomption à quatre voix. Mais à l'exception du O Salutaris hostia, toute les autres œuvres semblent irrémédiablement perdues.

 

D'après l'unique pièce qu'il nous reste (O Salutaris hostia, dédié au ténor Jean Ruellan), son style est à rapprocher des compositeurs tels que Joseph-Guy Ropartz ou Charles-Auguste Collin. Un langage musical tout imprégné de l'univers "Franckiste", favorisant les belles harmonies et l'élégance des lignes mélodiques, témoignant du métier et de l'âme musicale profondément croyante et sincère de cet homme.

 

En complément de ses activités d'organiste liturgique, il enseigna la musique, le piano et l'orgue[5], cours qui avaient lieu à son domicile, situé non loin de la Cathédrale, au 4 rue de la Paroisse. Il aura un certain nombre d'élèves du pays malouin, tels que M. Théophane "Théo" Piel (1930-2015), organiste bien connu des paroisses de Saint-Malo et Dol-de-Bretagne et Mme Maryvonne Hilaire (1910-1990), sa future successeuse à la tribune de la Cathédrale.

 

La vie musicale si paisible de cet homme discret, sera fortement ébranlée, lors des évènements de la Libération 1944. Le siège de la ville de Saint-Malo en août 1944, par l'armée américaine fut d'une intensité et d'une violence effroyable, surtout pour une ville aussi petite et stratégiquement peu importante, d'autant que la présence allemande n'était que très faible au sein même de l'antique cité corsaire. Malheureusement, les quelques négociations faites avec l'état major américain d'une part et l'état major allemand d'autre part, ne permirent pas de trouver un terrain d'entente et de sauver la cité corsaire, ordre ayant été reçu de se battre "jusqu'à la dernière pierre"[6]. S'ensuivirent de violents et terribles bombardements de la part des américains, qui ravagèrent la ville et ne laissa que des ruines (plus de 80% de la cité historique fut anéantie à jamais). Divers incendies se déclarèrent au sein de la ville, qui réduisirent en cendres de nombreux foyer et les traces d'un passé prestigieux. Louis Blanc perdit ainsi en quelques heures l'entièreté de son domicile, son piano, ses partitions, ses compositions, pour ainsi dire toute sa vie.  

 

Témoin de ces bombardements (il s'était abrité, avec quelques compagnons d'infortunes, dans une cave à proximité des coffres de la Société Générale, dans des conditions plus que spartiates[7]), il rédigea un précieux et très intéressant journal, intitulé "Journal du siège de Saint-Malo (citadelle) défendue par les Allemands attaquée par les Américains"[8], y retraçant toute les étapes du siège de Saint-Malo. Le samedi 19 Août 1944, comble du malheur, il apprendra que la cathédrale fut ravagée et son grand-orgue réduit en cendres[9], pudiquement il écrira dans son journal "La cathédrale, l'autel du Sacré-Cœur et le grand orgue sont détruits. J'ai eu un grand chagrin de savoir que mon confident intime pendant 47 ans n'est plus"[10]. Il aura été ainsi le seul et unique titulaire du grand orgue Debierre de la Cathédrale de Saint-Malo.


Cathédrale de Saint-Malo gravement endommagée après les bombardements d'août 1944
(coll. E. Cordé) DR.

 

Dans les premiers mois qui suivirent la Libération, la Cathédrale de Saint-Malo, réduite à l'état de ruines, se révéla totalement inutilisable pour le culte, quant à Louis Blanc le bilan des pertes est colossal, tout ce qu'il possédait est parti est fumé (depuis son instrument de travail jusqu'à son habitation), ce qui aggrava sa situation déjà fort modeste avant-guerre. Il se résoudra à quitter provisoirement Saint-Malo quelques années, en attendant que la reconstruction de la ville soit suffisamment avancée et que la Cathédrale puisse être rendue au culte. C'est ainsi qu'il "s'exilera" durant quelques années à Rouen, en devenant organiste de l'église Saint-Jacques. Son retour dans la région malouine est mal connu, mais sa présence semble de nouveau effective vers 1948[11], lorsque l'orgue de chœur (seul rescapé du désastre) fut restauré et installé sur la tribune du collatérale nord de la nef, unique partie de la Cathédrale qui n'avait que peu souffert des bombardements et qui put être rendue au culte[12]. Ne pouvant résider dans la cité même, alors en pleine reconstruction, il résidera au lieu dit "Le Pont" à Paramé (à quelques kilomètres plus en arrière dans les terres). Grâce aux dommages de guerre, il put acquérir un nouveau piano de la manufacture Pleyel et ainsi reprendre les leçons de musique qu'il donnait avant-guerre. Il reprit finalement son service d'organiste titulaire dans une cathédrale meurtrie dont la reconstruction semblait interminable. Durant toutes les années 50 il entendra parler de façon récurrente du projet de construction d'un nouveau grand orgue de tribune. Promesses et faux espoirs se succèderont, le projet le plus prometteur et le plus concret semblait être celui de la Manufacture Beuchet-Debierre, signé et validé par les Monuments Historiques en 1955, puis brutalement interrompu sans que l'on puisse en connaître les véritables raisons (néanmoins l'architecte en chef des Monuments Historiques en charge des travaux, Raymond Cornon, ne cacha jamais ses hésitations et réticences à voir un grand orgue installé en tribune en fond de nef ![13]).


Années 1950, cathédrale Saint-Vincent de Saint-Malo, Louis Blanc à l'orgue de choeur alors déplacé en tribune, assisté de Maryvonne Hilaire, sa future successeur après sa démission en 1955
(coll. A-M. Blanc) DR.

 

Le 27 octobre 1952 à Paramé, il aura la douleur de perdre son épouse née Marie Le Cuziat le 24 juin 1876 au Vieux-Marché (Côtes d’Armor) qu’il avait épousée le 14 juin 1898 à Malakoff (Hauts-de-Seine). En 1955, sans doute découragé par les promesses d'un grand orgue qui n'arrivera pas, mais avant tout sentant ses forces déclinées il démissionna de son poste d'organiste en déclarant au curé d'alors "Mon bon Abbé, je vais m'arrêter et remettre ma démission ! [...] Eh ! que voulez-vous l'âge est là : Il me reste un an ou deux à vivre. Je préfère les passer dans la retraite, avec le Bon Dieu"[14]. Il mourra l'année suivante, le 8 juillet 1956 et sera inhumé dans le caveau familial du cimetière de Rocabey à Saint-Malo.

 

A l'image de l'homme, il mourut en toute discrétion, sans bruit, ses yeux bleus légèrement voilés se sont refermés pour la dernière fois. Il ne laisse derrière lui que très peu de traces musicales, pas même quelques enregistrements, son art ne perdure que dans les souvenirs enfouis dans la mémoire de ces paroissiens que la vieillesse nous ravit au fil du temps. Un homme, qui tout le long de sa vie se consacra à la Musique pour la seule gloire de Dieu, avec toute l'humilité que puisse avoir un homme de foi, sans jamais avoir eu un quelconque remord de vivre à l'ombre de cette cathédrale et de ce "confident intime" que fut son infortuné grand orgue.

 

"Une dernière fois la Toccata en Ré mineur résonna magnifique. Le vieil organiste referma le clavier en s'écriant "Eh voilà ! Au revoir mon bon Abbé"[15].

 

Eric Cordé

Organiste de la Cathédrale de Dol-de-Bretagne

(mais irréductible malouin !)

 

 

Sources:

- Archives familiales Blanc et Eric Cordé.

- Archives de l'Institut Nationale des Jeunes Aveugles.

- Archives Municipales de Saint-Malo.

- Texte tapuscrit du Docteur Michel Blanc (fils de Louis Blanc), daté du 20 Mars 2004.

- Entretien avec Alain-Michel Blanc (petit-fils de Louis Blanc).

- Article nécrologique de l'Abbé Le Guével, "Monsieur Blanc s'en est allé vers le Père", 1956.

- 1944 Libération de Saint-Malo. Témoignages, Société d'Histoire et d'Archéologie de l'Arrondissement de Saint-Malo.



[1] L'élève de l'Institut étudiait obligatoirement le piano ainsi qu'un deuxième instrument d'orchestre qui lui était désigné selon ses aptitudes physiques. L'étude de l'orgue n'arrivant qu'en dernier, lorsque l'élève était assez grand pour qu'il puisse jouer du pédalier et après avoir acquis une technique suffisante de piano.

[2] Abbé Le Guével, article nécrologique "Monsieur Blanc s'en est allé vers le Père", 1956.

[3] Id.

[4] Bien que les archives manquent cruellement, il est fort probable que Louis Vierne joua cet instrument, ce dernier ayant fait quelques séjours chez des amis possédant une résidence à Dinard, cité balnéaire située exactement en face de St-Malo. C'est d'ailleurs Louis Vierne qui inaugurera l'ancien orgue Convers-Cavaillé-Coll de l'église Notre-Dame de Dinard en 1923.

[5] Son enseignement était parfois austère, comme en témoigne son petit-fils à qui il enseigna les rudiments de la musique et du piano, en lui assignant de temps à autres des coups de règles sur les doigts lorsque des erreurs se faisait entendre, justifiant qu'il avait lui-même appris ainsi.

[6] Les représentants de la ville de Saint-Malo supplièrent le commandant de la Forteresse de Saint-Malo, Andreas Von Aulock (1893-1968), de considérer la cité historique comme une ville ouverte. Il transmettra cette doléance à Berlin, qui ira jusque sur le bureau d'Hitler qui renverra cette inévitable réponse : "Il n'y a pas de ville historique qui tienne, vous vous battrez jusqu'aux dernier homme, jusqu'à la dernière pierre".

[7] tous s'installent pour passer la nuit. Il y a quelques matelas où l'on s'étend tout habillé. D'autres s'installent sur des pliants. On ne dort guère que d'un œil car l'artillerie américaine et allemande continuent leur duel".

[8] 1944 Libération de Saint-Malo. Témoignages, Société d'Histoire et d'Archéologie de l'Arrondissement de Saint-Malo.

[9] Un incendie se déclara dans les combles de la nef, le feu se propagea très probablement au grand orgue par le biais des porte-vents de la soufflerie qui était située dans les combles.

[10] 1944 Libération de Saint-Malo. Témoignages, Société d'Histoire et d'Archéologie de l'Arrondissement de Saint-Malo, p.57.

[11] L'intervention d'Anet Perrin, beau-père de son fils, n'y est sans doute pas étrangère. En effet, ce dernier, opticien et photographe de son état, fut également président du Syndicat des sinistrés de Saint-Malo de 1944 à 1960, ainsi que président et fondateur du groupement pour le relèvement de Saint-Malo, Dinard, Paramé, Saint-Servan et environs.

[12] Le chantier de la Cathédrale fut particulièrement long et extrêmement complexe, car gravement fragilisée par les combat. Ce chantier sera le plus long de la reconstruction de Saint-Malo, il s'étendra des premiers déblaiements et étaiements en 1944 jusqu'à 1971 date d'achèvement de la nouvelle flèche. Nouvelle flèche qui marquera également le total achèvement de la reconstruction de la cité malouine.

[13] Ce long roman ne prendra fin qu'en 1980, avec le construction d'un grand orgue en tribune par Koenig, à l'exacte emplacement de l'ancien orgue disparu, le tout ayant été financé par un legs fait à la paroisse !

[14] Abbé Le Guével, article nécrologique, 1956.

[15] Id.

 

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