Chant liturgique en paroisse, une mise en perspective

 

 

Le livre de Francis Pinguet, « Les Ecoles de la musique divine » (éditions A Coeur Joie, Lyon, 1987) comporte des entretiens avec des maîtres de chapelle de paroisses catholiques ou anglicanes et de monastères réalisés au milieu des années 1970. Quarante à cinquante ans plus tard, on peut constater l'aspect prophétique de certaines affirmations. Il devient plus que jamais nécessaire de faire le tri entre le bon grain et l'ivraie. Voici un petit retour en arrière avec des citations de l'ouvrage que nous accompagnons en parallèle du constat de la situation actuelle.

 

Introduction (p. 7-8) : « Il arrive un moment où l'accumulation des richesses, des joyaux ou des bibelots, devient insupportable ; où l'horizon semble bouché, encombré, par la multiplicité des statues, des rites, des musiques, des hiérarchies, etc... où toutes les places sont prises et tout est sans surprise. Et l'on aspire alors à l'air pur, à la splendide luminosité du désert. Mais le désert s'avère à son tour desséchant dans son aridité : au lieu des belles images touristiques, on a fini par trouver la grisaille, des chaises en plastique, et souvent l'intolérance ; alors on songe à retrouver les oasis de verdure, et la culture.

Le Concile Vatican II a, pour beaucoup, ouvert toutes grandes les portes sur le « désert », et certains alors ont crié : « Assez de ces cathédrales, de ces chanoines, de ces aumusses, de ces garçons qui chantent avec des voix de filles, de ces rituels usés jusqu'à la corde, de ces concerts grégoriens quotidiens dans les abbayes, de ces polyphonies où on ne distingue pas les paroles, d'ailleurs proférées dans la langue latine que personne ne comprend plus, etc... Assez de cette Byzance décadente et réservée aux riches. Ouvrons enfin la fenêtre. Brisons tout et recommençons à zéro. Bâtissons un monde, une Eglise, une liturgie où il fera enfin bon vivre ! ».

Propos d'une minorité d'abord. Mais, ô surprise ! il devait y avoir un ver dans le fruit, car les forteresses se sont écroulées. Et tous ceux qui se sont plaints, par la suite, du désastre, n'ont rien pu faire, n'ont même rien tenté dans leur très grande majorité.

Aujourd'hui, on commence à sentir les limites des plus ardents « Libérateurs ». Il faut se rendre à l'évidence : on ne reconstruit pas le monde aussi facilement et aussi vite qu'on le croit quand on commence à le faire... »

 

En effet, depuis le Concile Vatican II, c'est tout un courant iconoclaste qui a traversé l'Eglise occidentale et nombreux sont les curés qui ont remisé, vendu, bradé, brûlé tout un trésor d'ornements sacerdotaux, de statues, de bancs de communion, de vieux missels, de livres de chants et autres livres liturgique. La musique liturgique, en particulier a grandement souffert avec l'abandon très rapide du chant grégorien au profit de chansons de forme refrain-couplets dans le style de la variété, aux paroles qui sentaient bon l'engagement militant au profit de causes humanitaires mais peu fondés sur l'écriture, confondant « Pauvres de Yahweh » et « pauvres sociaux ». Des prêtres formés dans les séminaires avant le Concile ont soudainement ressenti comme une « libération » et ont remis en question la forme de leur ministère et la célébration de la liturgie que, parfois en toute bonne foi, ils ont cru bon de « dépoussiérer » en la vidant de toute dignité, de tout contenu doctrinal (homélie), en laissant intervenir à tout propos des laïcs dans le choeur et en improvisant tout ou partie de la Prière eucharistique.

 

Si une nouvelle génération de clercs émerge, qui n'a pas connu la période immédiatement postérieure au Concile et qui souhaite célébrer dignement les Saints-Mystères revêtue des vêtements sacerdotaux idoines, en redécouvrant les vertus de l'encens, de la prédication et de l'observance du Missel Romain, commence à bousculer les mauvaises habitudes prises depuis plusieurs décennies, elle ignore en grande partie le trésor de la musique sacrée et accepte d'employer certains chants sans réelle valeur musicale. Souhaitons que ces jeunes prêtres fassent confiance aux organistes et musiciens formés pour établir un répertoire paroissial décent et en mettant au rebut ce qui n'aurait jamais dû y figurer (en particulier les chants de communautés charismatiques ou de groupes de pop louange qui font entrer la musique de discothèque dans la liturgie). Souhaitons aussi que ces prêtres, investis de leur fonction de curé, suppriment les équipes liturgiques sans fondement canonique qui confisquent le pouvoir en le remettant dans les mains de laïcs sans formation théologique ni musicale , laïcs qui font de la liturgie leur propriété et prétendent imposer des programmes de chants ignobles et une animation infantilisante à base d'applaudissements, de panneaux remplis de découpages déposés au pied de l'autel, toutes choses qui font fuir les fidèles offusqués de voir en permanence ces personnes en mal de reconnaissance sociale déambuler dans le choeur et intervenir au micro dès avant la célébration dominicale et durant celle-ci, en quête de visibilité et pour brasser de l'air (accueil – normalement du ressort du célébrant -, distribution des feuilles de messe, des lectures, témoignages, « animation » des chants etc.) . Si les membres desdites équipes-parasites chassés d'autorité par le curé se retrouvent désormais sans emploi et préfèrent priver la paroisse de leur présence, on peut être assuré que la conséquence en sera le retour d'un nombre important de pratiquants soulagés.

 

Le chanoine Delestre (p. 121) : « La réforme de Vatican II n'est pas encore accomplie, elle est à peine en herbe. On en dit beaucoup de mal parce qu'elle n'en est encore qu'à ses débuts et qu'elle n'est pas toujours réussie, c'est exact. Mais attention ! il faut être juste : la musique grégorienne, la musique polyphonique ont disposé de siècles pour s'épanouir ; il y a beaucoup de choses qui sont tombées. Il faut être juste pour la musique qui sera écrite et qui commence à être écrite sur des textes en français : il n'y a pas de raison pour qu'on ne fasse pas de belles œuvres sur des textes français, mais il faut le temps, il ne faut pas quelques années, il faut des siècles. La grosse erreur, c'est de vouloir tout supprimer, de faire la guerre au latin, parce qu'alors on est amené à faire la guerre à tout ce qui est écrit sur du latin, donc au chant grégorien, à la polyphonie, et même à la musique contemporaine. […] On aboutit à des choses aberrantes, mais le temps arrangera ces choses-là. […] Maintenant le public est éclairé et l'Eglise demande à l'éclairer davantage. […] Et s'adressant aux musiciens : « Composez sur la langue du pays. […] Une évolution que je ne peux pas prévoir s'opérera avec l'évolution sociale tout entière. »

 

Avec le recul, l'optimisme relatif du chanoine Delestre a malheureusement été démenti par les faits, si l'on songe à l'absence de qualité musicale de la plupart des chants actuellement employés en paroisse. Le problème est que n'importe qui s'est prétendu musicien et apte à composer pour la liturgie. Si les chants de groupes de pop louange flattent l'ego des apprentis compositeurs et semblent plaire aux jeunes qui, étant de leur époque, ne connaissent pour la plupart que la musique au rabais diffusée sur les ondes, ils ont comme les chants de variété religieuse employés des années 1970 au début des années 2000, le travers de constituer un répertoire jetable, dont on se lasse rapidement, qu'il faut renouveler sans cesse et qui ne possède ni le caractère ni les caractéristiques propres à un répertoire conçu pour la liturgie et pour un lieu précis, une église à l'acoustique réverbérante qui, en dépit de la sonorisation, n'est pas faite pour des chants au rythme syncopé, accompagnés à la guitare ou à la batterie.

 

Si l'on n'a pas les connaissances élémentaires pour écrire une mélodie (sens de la modulation, emploi et enchaînement correct et naturel des degrés sur lesquels s'appuie la mélodie, règles de l'harmonie, analyse, mémoire et pratique du chant populaire et du chant religieux traditionnel) et si l'on n'est pas pénétré par le caractère sacré de l'action liturgique et du lieu dans lequel elle s'accomplit, il est difficile de produire quelque chose de convaincant.

 

Le chanoine Delestre (p. 121-122) : « Nous sommes dans la période des expériences, et je ne pense pas que le dernier Concile ait jamais prévu ces expériences-là ; il n'a pas prévu les formes même de l'évolution musicale et liturgique. Le premier mouvement a été un mouvement de surprise, puis l'autorité pour le moment laisse faire en mesurant les dimensions de l'évolution. Il y a la dimension musicale, l'organisation du chant : participation plus grande des fidèles, et puis on s'aperçoit aussi qu'il y a une autre dimension : les générations plus jeunes recherchent une musique qui leur convienne plus particulièrement. Est-ce qu'il y a une synthèse de ce mouvement-là ? Je ne la vois pas encore. […]

Beaucoup de choses, je ne dis pas toutes, qui sont chantées en ce moment, on peu imaginer que dans 20 ans, 30 ans, 50 ans, elles auront disparu, on n'en aura même plus trace »

 

Lorsqu'il a fallu appliquer le Concile, la musique ne faisait pas partie des priorités. Les hautes instances nationales de l'Eglise, entre autres par craintes de passer pour réactionnaires, ont abdiqué toute autorité sur le répertoire et ont préféré écouter les fidèles qui se disaient séduits par la musique de variété et son entrée dans la liturgie. Cette tendance a été reproduite à l'échelon paroissial ; les curés, débordés, ont laissé peu à peu le répertoire entrer en déliquescence et le résultat actuel est plutôt affligeant, si l'on excepte certaines grandes cathédrales qui disposent d'un choeur ou d'une maîtrise.

 

Si une bonne partie des chants utilisés durant les années 1970-80 tombent effectivement progressivement dans l'oubli, ceux qui les ont remplacés ont encore moins de valeur artistique, pour ne pas dire aucune. Et les motets polyphoniques composés depuis la Renaissance jusqu'au milieu du XXème siècle, les messes avec accompagnement d'orgue, le chant grégorien, les choeurs, chorals ou cantiques écrits par des organistes ou maîtres de chapelle talentueux et surtout qualifiés dorment dans les armoires des sacristies. On ne les entend qu'au concert ou dans le cadre du culte réformé ou anglican :

 

A Cambridge (p. 182) : « Mon frère, qui a assisté à de nombreux offices à St John's demande à George Guest pourquoi ils chantent, eux protestants, des messes catholiques aussi souvent :

« Pour qu'il y ait encore quelqu'un qui les chante ! Il y a un proverbe chez nous qui dit que lorsque les gens riches deviennent fous et jettent leurs trésors par la fenêtre, il y a des clochards qui les ramassent, jusqu'à ce que les propriétaires retrouvent leurs esprits. »

 

Au sujet de l'abandon du grégorien (p. 193) : « On a fait croire aux gens, et particulièrement dans l'Eglise après le Concile Vatican II, que le grégorien ne les concernait pas, que c'était très beau et vénérable, mais qu'au fond, ils étaient trop bêtes pour se mêler de cela et qu'il fallait le laisser aux spécialistes. En fait jusqu'à ces dernières années, on chantait du grégorien dans toutes les églises, presque sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. […] Chante-t-on mieux aujourd'hui dans ces paroisses les adaptations de negro-spirituals ? »

 

On rencontre encore quelques bastions de résistance et des paroisses françaises – rares au demeurant – dans lesquelles le prêtre s'applique à respecter le Missel romain et où la Messe est célébrée dignement, avec une cohorte d'enfants de choeur formés, des déplacements et des gestes naturels, sans affectation, où une schola entretient et interprète avec ses moyens les chants grégoriens propres du jour. Cela est donc possible, pas inaccessible et pourrait servir d'exemple.

 

Conclusion (p 255) : « De nouvelles musiques liturgiques apparaissent (la plupart du temps issues du monde de la « Variété ») […] Il n'est pas du tout certain que des chrétiens aujourd'hui, même dénués de culture musicale, ne puissent avoir accès au chant grégorien tel que le propose l'abbaye de Solesmes. […] Le chant grégorien est une musique très savante, mais c'est une musique monodique […] et il serait sans doute possible à tous ceux qui le désireraient d'apprendre « par coeur » certaines pièces grégoriennes au moyen de leur écoute répétée. […]

S'il est tout à fait souhaitable que toutes sortes d'expériences puissent se développer dans l'Eglise, il est par contre difficilement acceptable de voir certaines cathédrales se complaire maintenant dans l'indigence et la médiocrité. Il n'existe plus que cinq ou six maîtrises traditionnelles en France. Notre pays en était couvert autrefois, et la plupart d'entre elles avaient une histoire extrêmement riche. […]

Il reste un domaine spécifique où les maîtrises sont irremplaçables : celui du chant liturgique. Il leur faudrait cependant aller jusqu'au bout de cette fonction ; des maîtrises où l'on n'étudierait plus la musique religieuse que d'un point de vue vaguement musicologique et historique n'auraient aucun avenir. Il faut qu'il y ait une pratique régulière du chant liturgique, et au sein d'offices liturgiques. »

 

Une prise de conscience a eu lieu dans certains diocèses et l'on a vu resurgir des maîtrises pour la liturgie des grandes fêtes dans des cathédrales françaises. Il pourrait paraître étonnant au profane de voir ainsi des jeunes garçons et filles s'adonner avec passion et rigueur à l'apprentissage de pièces polyphoniques complexes, en consacrant plusieurs après-midi par semaine aux répétitions, à l'apprentissage de la lecture à vue mais lorsqu'on n'abandonne pas les jeunes à la sous-culture musicale ambiante et qu'on leur fait découvrir quelque chose d'exaltant, ils sont rapidement séduits et s'épanouissent par l'étude d'un répertoire dont ils découvrent peu à peu la richesse et l'apport culturel et personnel.

Olivier Geoffroy

(mai 2022)

 

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