Marie-Claire GALPERINE
(6 avril 1922 – 1er octobre 2014)
Marie-Claire Galpérine au bureau de Léon Bloy
( photo Alexis Galpérine ) DRMarie-Claire Galpérine, helléniste et philosophe, était la fille aînée du grand organiste Edouard Souberbielle. Un lien singulier unissait le père et la fille dont l'origine trouve en partie sa source dans un même amour immodéré de la Grèce antique et plus particulièrement de la langue grecque. C’est bien Edouard, le musicien traducteur de Sophocle, qui introduisit sa fille très jeune dans un univers linguistique, poétique et philosophique appelé à devenir l'environnement presque unique d'une vie entière, la toile de fond sur laquelle s'imprimeraient désormais les aspirations essentielles. Une semblable envergure morale et artistique les confond dans le souvenir, hanté pour toujours par leur présence réelle. Enfant déjà, je les contemplais : l'un, mon grand-père, s’abîmant dans une lecture talmudique de Jean-Sébastien Bach, l'autre, ma mère, dans une méditation sans fin sur les écrits de Platon. J'avais tout compris, en un seul coup d’œil, sur des êtres dont la pensée quittait rarement les sommets, et dont la foi profonde était portée par une fréquentation quasi quotidienne des plus grandes productions dont l'esprit humain, à vingt siècles de distance, s'était rendu capable ; et c'est bien l'intimité avec des textes, livres ou partitions, devenus familiers au sens propre, qui m'a frappé et marqué à jamais.
Il ne m'appartient pas de commenter ce qui relie le platonisme au christianisme, mais j'ai cru apercevoir une forme de continuité que ma mère, plus par ses silences spéculatifs que par son éloquence, rendait presque palpable. Ce fut, en vérité, la grande pérégrination de son esprit, le tracé immuable et sans cesse renouvelé de son voyage intérieur.
Marie-Claire Galpérine, on le sait, fut une des grandes voix de la Sorbonne, dont la parole inspirée, tout à la fois structurée et improvisée, a laissé une empreinte profonde sur deux ou trois générations d'étudiants ; et sur le point de l'enseignement je dois aussi poursuivre le parallélisme des destinées. En effet, alors qu'il m'est impossible, encore de nos jours, de croiser un organiste sans que l'évocation d'Edouard Souberbielle n'allume immédiatement dans le regard une lueur d'estime ou de gratitude, le même phénomène se produit à la simple mention du nom de sa fille ; et je ne compte plus les gens, philosophes ou non, m'arrêtant pour connaître mon lien de parenté avec celle qui reste à leurs yeux quelqu'un d’inoubliable. Sans même me référer explicitement à l'héritage et la transmission d'un savoir, j'ai pu constater la réalité d'un sillage qui semble n'avoir pas fini de s'élargir et dont la nature double ne sépare pas une science et une sagesse.
C'est par l'intermédiaire de l'admirable Jean Wahl (1888-1974), dans les années 1950, que l'attention de Marie-Claire Galpérine se porta sur l'ultime figure du néo-platonisme : Damascius (460-537), qui s'exila en Perse après la fermeture définitive de l'Académie d'Athènes par Justinien, et dont l’œuvre énorme, qui restait encore largement ignorée des chercheurs du XXème siècle, concentre les derniers feux de la pensée antique avant le passage de relais à la philosophie chrétienne. Wahl, Emile Bréhier (1876-1952), Pierre Hadot (1922-2010) et surtout Pierre-Maxime Schuhl (1902-1984), qui dirigea Marie-Claire vers le CNRS, sont les personnalités déterminantes de l'époque, qui l'orientent vers une recherche appelée à s'étaler sur plus de vingt années. Pour la petite histoire, il n'est pas indifférent de savoir que la traduction et le commentaire de Damascius furent le rêve secret d'un helléniste appelé par la grande Histoire à d'autres tâches ; je veux parler du père-fondateur de l'Etat d'Israël : David Ben Gourion.
On a beaucoup glosé sur la modestie excessive d'Edouard Souberbielle, mais le mot, sans être inexact, ne donne à voir qu'une vérité partielle. En réalité, le père comme la fille étaient des êtres dont la vie intérieure restait secrète et qui étaient naturellement tournés vers la vie contemplative. Le paradoxe est que ces professeurs au verbe fameux, possédaient aussi au plus haut point le don du silence, et il m'est arrivé de penser que les choses les plus précieuses qu'ils avaient à dire n'ont jamais été écrites, encore moins publiées. L'indifférence totale aux signes visibles du prestige social renforçait l'impression de gens à la fois pleinement dans le monde mais aussi habitant un monde qui leur était propre.
Ainsi, les travaux considérables de Marie-Claire Galpérine restèrent un temps une simple thèse d'université. C'est Benny Lévy (1945-2003), dernier interlocuteur de Sartre et fondateur des Editions Verdier (à Lagrasse, Aude), qui fut l'instrument du destin. Il tomba par hasard sur le document et il en fut saisi au point d'en faire une priorité absolue dans ses choix de publication. La beauté de la traduction, mais aussi les commentaires et l'introduction du Traité des Premiers Principes de Damascius (Verdier, 1987) firent événement, et parmi les témoignages reçus, je me souviens d'une lettre très touchante du philosophe Gilles Deleuze.
Marie-Claire devint une habituée du Banquet du Livre des Editions Verdier qui, dans l'ombre de l'abbaye de Lagrasse réunit chaque été des écrivains et des philosophes. Le village magnifique des Corbières où, par la grâce d'une belle équipe dirigeante, l'air semble plus pur qu'ailleurs, fut pour ma mère un endroit béni, un lieu où elle fut profondément heureuse ; et personne là-bas n'a oublié ses interventions, quand, entourée de comédiens (comme Suzanne Cohendy), elle faisait revivre de l'intérieur les dialogues de Platon. Le merveilleux opuscule Lecture du Banquet de Platon (Verdier, 1996) est né de ces moments de fraternité parfaite que l'on compte sur les doigts d'une seule main dans le cours d'une existence. En recueillant des témoignages sur ces séances, il m'est difficile de ne pas penser à Raïssa Maritain (1883-1960), très proche de ma famille, et à ce qu'elle disait des Dialogues de Platon : « La Beauté, la poésie qui vit en eux assure la pérennité, plus encore peut-être que la philosophie... [où] l'inspiration en est parfois surprenante, que [la] source soit en Socrate ou qu'elle soit située plus haut encore. »1
Je me souviens d'un déjeuner réunissant la « famille » Verdier dans notre maison familiale de Meudon. Gérard Bobillier, dit « Bob » (1945-2009), qui avait succédé à Benny Lévy à la tête de l'entreprise, avait timidement demandé à Marie-Claire si elle avait commencé à travailler sur le tome II de sa traduction de Damascius. J'ai compris qu'on attendait ce texte depuis longtemps... Nous apprîmes alors, presque incidemment, que la traduction intégrale existait ! Ce n'est pas sans mal que nous avons obtenu cet aveux, car ce travail était à la fois terminé et en friche. Il était plus le support d'une méditation personnelle qu'un objet fini, peaufiné à grand soin en vue d'une publication future. En réalité, ma mère avait traduit pour elle et c'est dans cet esprit qu'il fallait recueillir la somme énorme des feuillets, qui constituait une sorte d'achevé dans l'inachevé. Certains passages, en effet, sont sérieusement travaillés, mais d'autres sont souvent un premier jet, à peine ponctué... et plusieurs fragments sont laissés en blanc, non traduits ou perdus. Sur notre insistance, ma mère consentit à se défaire du document volumineux et Bob nous demanda de tenter d'établir le texte. Ma sœur Natacha fut l'élément moteur de ce chantier de restauration, auquel mon frère et moi avons apporté notre pierre ; une tâche ingrate que notre mère, déjà malade, ne pouvait plus suivre de très près. Seul mon frère Cyrille était en mesure d'avoir un regard de philosophe. Pour notre part, ma sœur et moi nous étions réservés les travaux de vérification du texte français, de cohérence, de ponctuation, de chasse aux erreurs et fautes de saisie... L'helléniste Cécile Grossel a complété les manques et supervisé l'ensemble à partir du texte grec. Le tout, devenu une sorte d'opus posthume, mérite-t-il d'être rendu public ? Oui, certainement, si l'on reste parfaitement honnête sur les conditions réelles de sa finition, sur ce que j'ai appelé " l'achevé dans l'inachevé "ou vice versa ; et sans doute pouvons-nous faire la pari que c'est la dimension privée et purement méditative du document qui en fait la valeur, et qui, à tout le moins, le rend singulièrement émouvant.
Quant Bob nous demanda d'achever le travail, il n'avait plus que quelques mois à vivre et il le savait ; et je n'ai jamais oublié le ton pressant de sa voix, qui, à l'évidence, a contribué à renforcer notre détermination.
Marie-Claire avait contracté auprès des Verdier une autre dette. C'est par leur intermédiaire que, quelques années plus tôt, elle avait été invitée à parler au Centre d'Etudes Lévinassiennes de Jérusalem. Premier voyage en avion, première et unique visite en Terre sainte ; est-il besoin de dire l'effet d'un tel séjour sur un être familier des Ecritures et de la pensée juive en général ? Une fois encore j'ai pensé à mon grand-père, à sa dernière tournée au Portugal qui fut aussi l'occasion d'un premier voyage aérien. Je me souviens de son récit, du moment où, quand l'appareil perça la couche des nuages, il avait eu l'impression, disait-il dans un sourire, « de monter au ciel avant l'heure. »
A cette époque, ma mère était retirée de la Sorbonne et le besoin vital d'enseigner l'avait conduite à accepter une proposition du cardinal Lustiger (1926-2007) : la prise en charge des cours de philosophie à l'Ecole Cathédrale. Le cardinal, à l’extrême fin de sa vie, avait voulu la rencontrer longuement. Il lui avait confié alors que sa conversion du judaïsme au catholicisme était en grande partie le fruit des lectures de Léon Bloy, le grand-père de Marie-Claire.
Léon Bloy, Dostoïevski, Proust, Balzac... autant d'études qu'elle portait en elle et qui n'ont pas vu le jour.
Elle nous quitta le 1er octobre 2014, à l'aube d'une journée ensoleillée. J'étais seul à ses côtés. Quelques jours plus tôt elle avait tenu dans ses mains un disque d'archives : un récital d'Edouard Souberbielle, enregistrement restauré et publié récemment par Forgotten Records (fr. 957). Ce fut sa dernière joie.
Parmi les innombrables lettres et hommages reçus, j'ai retenu quelques phrases.
Monseigneur Jean-Pierre Batut commentant l'Evangile : « La mère de Jésus était-là. Il y a des êtres dont le secret consiste d'abord à « être là », au moment qui convient. Chers Cyrille, Alexis, Natacha, chers amis de mon enfance et de toute ma vie, votre mère, à l'image de celle que l'Evangile de Jean appelle pudiquement « la mère de Jésus », votre mère a toujours su être là. Elle était là pour vous depuis toujours bien sûr, mais elle a été là pour tant d'autres, présents ou absents aujourd'hui […] Elle était là, comme étaient là autour de vous des figures familières et providentielles, […] et l'on ne savait si cet univers d'anges gardiens était suscité par elle ou bien s'il la faisait devenir par osmose, un membre de leur confrérie. »
(Homélie pour la messe d'obsèques, Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, 7 octobre 2014)
Un proche, grand peintre et vrai poète, me confia ce propos imagé : « Ses racines montaient jusqu'au ciel sur des tuyaux d'orgue. »
* * *
Peut-être un jour serai-je capable d'écrire, au sujet de ma mère, des choses plus personnelles. On le comprendra, c'est aujourd'hui impensable.
En parcourant à grandes enjambées quelques chapitres d'une existence extraordinairement féconde, j'ai simplement voulu répondre au vœu de Denis Havard de la Montagne, qui était de voir figurer côte à côte, au sein de sa collection Musica et Memoria, le père et la fille, le musicien et la philosophe ; et je ne crois pas qu'un tel projet leur aurait déplu.
Alexis Galpérine
(décembre 2014)
___________________1 Les Grandes amitiés, éd. Parole et Silence, 2000.
Bibliographie :
- Dictionnaire de la civilisation grecque, (Editions Fernand Hazan, 1966).
- « Damascius et la théologie négative », in Le Néoplatonisme. Actes du colloque international de Royaumont, 13 juin 1969 (éd. C. J. de Vogel, H. Dörrie et E. zum Brunn, Editions du C.N.R.S., Collection « Colloques internationaux du Centre national de la recherche scientifique. Sciences humaines », 1971, pp. 261-263).
- « Le temps intégral selon Damascius » in Les Etudes Philosophiques, n° 3, pp. 325-341 (Presses Universitaires de France, 1980).
- Des premiers principes, apories et résolutions; Damascius, traduction, introduction et notes par Marie-Claire Galpérine (Editions Verdier, 1987).
- « Damascius entre Porphyre et Jamblique », in Philosophie, 26, pp. 41-58, (Editions Le Seuil, 1990).
- « Figures de l'eau chez Bloy et Claudel », in Léon Bloy au tournant du siècle, textes réunis et présentés par Pierre Glaudes (Collection Cribles, Presses Universitaires du Mirail,Toulouse, 1992).
- Lecture du Banquet de Platon (Editions Verdier, 1996).