BENJAMIN GODARD
(1849-1895)
Benjamin Godard au piano ( photo Ruck, coll. DHM ) DR |
par Camille Le Senne
, 1914
Benjamin Godard était né en 1849, à Paris. Il fut d'abord pour le violon l’élève de Richard Hammer. Il entra ensuite au Conservatoire, dans la classe de Reber, et y apprit la composition. Bientôt, tout en faisant partie, comme alto, de diverses sociétés de musique de chambre, il fit paraître un certain nombre de mélodies, des morceaux pour piano, des trios, des concertos, voire des valses de concert. A dix-huit ans, il publiait sa Légende et Scherzo. Puis sa symphonie dramatique Le Tasse obtint le premier prix de la Ville de Paris. Au témoignage de sa sœur dévouée, Mlle Madeleine Godard, pendant le concours, Benjamin Godard avait si peu foi en lui-même qu'il avait par avance cédé tous ses droits à un éditeur. L'exécution du Châtelet fut pourtant triomphale. M. Colonne traîna sur la scène le jeune maître. Gounod, Massenet, Saint-Saëns, Ambroise Thomas, applaudissaient. La mère de Godard, assise près de Gounod, ne put se tenir de le remercier et lui apprit qui elle était. Alors le glorieux compositeur de Faust : « Madame, veuillez transmettre ceci à votre fils de ma part. » Et il 1'embrassa.
« Jusqu'alors, dit encore Mlle Godard, la situation de fortune de nos parents avait été très brillante. Un beau matin, de brusques revers les contraignirent à vendre leur somptueux hôtel de la rue Pigalle et à s'installer dans un petit appartement de la rue Condorcet. Aiguillonné par la gêne, le génie de Benjamin s'exalta. »
En effet il multiplie la production, d'abord avec équilibre et sagesse. Au Tasse succéda une œuvre de moindre importance, mais qui était aussi bien intéressante et bien personnelle. Un tableau de M. Jules Lefebvre, très remarqué à l’une de nos anciennes expositions, lui en avait donné l’idée. C'était Diane surprise au bain par Actéon. Et d'après l'affirmation d'Ernest Reyer, à qui l'auteur avait fait hommage du manuscrit autographe, il y a dans cette œuvre poétique, mais un peu écourtée, trois morceaux qui sont de premier ordre.
Son Concerto romantique retint l'attention des musiciens, mais sa renommée data du 24 février 1884, jour où il dirigea lui-même, aux concerts Pasdeloup, sa Symphonie orientale, composée de cinq parties, sur des poèmes de Leconte de Lisle, de Victor Hugo et de Godard lui-même (les Eléphants, Chinoiseries, Sarah la Baigneuse, le Rêve de Nika, Marche turque).
Le catalogue de Godard comprend des sonates de violon, un trio, des quatuors pour instruments à archet (prix Chartier), un nombre considérable de morceaux pour piano, des études, plus de cent mélodies, un concerto romantique pour violon, un concerto pour piano, une suite d'orchestre intitulée Scènes poétiques, une Symphonie-Ballet (1882), uue Ouverture dramatique (1883), la Symphonie gothique (1883), la Symphonie orientale (1884), la Symphonie légendaire (avec solo et chœurs, 1886), pour orchestre ; une scène lyrique, Diane et Actéon, Le Tasse (symphonie dramatique avec soli et chœurs, 1878, couronné par la Ville de Paris), ainsi que les opéras : Pedro de Zalamea (Anvers, 1884), Jocelyn (Bruxelles, 1888), la Vivandière (Paris, 1895, peu après la mort de l'auteur) et la musique pour Beaucoup de bruit pour rien (Paris, 1887) ; plus les Guelfes et Ruy-Blas, Le Dante (1890), à l’Opéra-Comique, dont les exécutions intégrales ou partielles furent toutes posthumes. Telle est du moins la nomenclature de Hugo Riemann, qui doit contenir quelques lacunes.
Godard avait doublé les fatigues du surmenage par l’isolement même où le confinait la « sensivité» de sa nature ; la maladie le trouva presque désarmé quand il prit froid au cours d'une promenade à bicyclette dans la nuit du 24 juin 1894. Le mal traîna pendant quelques mois, et à Cannes, devant le panorama de la Côte d'Azur, le compositeur, chez qui l’inspiration veillait plus juvénile, plus ardente que jamais, put se faire illusion jusqu'à la dernière minute sur la gravité de son état. Une nuit de janvier 1895, il s'éteignait doucement, sans souffrance, comme un enfant s'endort, près du fauteuil où sommeillait sa sœur, réveillée par un pressentiment angoissé plutôt que par le hoquet suprême, à peine perceptible.
Quelques années plus tard on inaugurait dans le square Lamartine, à Passy, un monument à Benjamin Godard. Ce monument se compose d'une stèle en pierre dont les plans sont dus à l’architecte Jaumin et que surmonte le buste en marbre de 1'auteur de Jocelyn, du Tasse, de la Vivandière, par le sculpteur J.-B. Champeil, ancien prix de Rome, auteur du monument consacré, à Aurillac, aux Enfants du Cantal.
A gauche de la stèle, un grand motif en bronze figure Eléonore d'Este s'efforçant de consoler le Tasse et lui montrant, dans un geste harmonieux, le buste du compositeur.
Pour toute inscription ceci :
A BENJAMIN GODARD
1849-1895
L'œuvre est d'une fort belle venue dans sa simplicité. Elle est proche du monument Lamartine.
Cet hommage était bien dû au compositeur ; mais celui qui dut être le plus doux à ses mânes fut le grand succès posthume de la Vivandière, representée à 1'Opéra-Comique en août 1895. Le livret intéressa. La vivandière, c'est Marion, et aussi la fée bienfaisante, toujours prête à se dévouer. Son bataillon vient camper sous les murailles du château de Rieul où habite le ci-devant comte de Rieul avec ses deux fils et une orpheline, Jeanne, léguée au comte de Rieul par son frère en mourant. A la vue de la vivandière et de ses soldats, un des deux fils du comte, Georges, renie tout son passé royaliste pour s'enrôler dans les rangs républicains. Il y sera suivi par Jeanne, qu'il aime en secret depuis longtemps, et les deux fugitifs deviendront les enfants adoptifs de la vivandière, à qui Georges rappelle le souvenir de son propre fils le sergent Thémistocle, un fier luron mort à l'ennemi.
Un an après, nous retrouvons le couple en Vendée. Georges est devenu sergent. La guerre touche à sa fin. Cependant Marion a appris qu'à la tête des Blancs qui défendent encore un village se trouve le père du jeune homme. Elle obtient que Georges ne prenne point part à l’assaut et soit envoyé en mission.
Quand le rideau se lève sur le troisième acte, les Bleus célèbrent leur victoire. Mais voici qu'on amène un prisonnier ; c'est le marquis de Rieul. La vivandière, n'écoutant que son cœur, le fait évader. L'alarme est donnée. Marion, qui se dénonce elle-même, serait fusillée si le général Hoche n'envoyait, juste à point, un message de paix et d'amnistie.
M. Henri Gain aurait pu finir de façon moins gentille et douceâtre : la mort de Marion, victime de son dévouement à ses deux enfants d'adoption, aurait produit plus d'effet que cette conclusion d'ailleurs antihistorique, car les documents publiés au cours de ces dernières années nous montrent en Hoche un « pacificateur » par les grands moyens plutôt qu'un amnistieur à la douzaine. Le livret de la Vivandière n'en a pas moins un grand mérite : l'emploi raisonné du pittoresque associé à l’élément dramatique, la meilleure combinaison que puisse rêver un opérateur lyrique.
Ainsi l'a compris et interprété Benjamin Godard. Cette dernière partition du maître regretté n'est pas une œuvre de grand style ni même de style uni ; il y entre un peu de tout, avec des assaisonnements divers, et elle donne ainsi la vraie caractéristique du compositeur. Mais la déclamation musicale garde un accent toujours juste et en parfaite concordance avec le milieu où se meuvent les personnages. L'œuvre est pleine de menues habiletés, de concessions au public, voire de formules mélodiques, mais sans banalité, et avec cette belle tenue scénique qui laisse à l'auditeur une impression ineffaçable.
Seul le dernier acte comporte d'expresses réserves. Il est faible et presque vide : dans les tableaux précédents, il est facile de reconnaître les intervalles volontairement ménagés par le compositeur pour permettre au public de reprendre haleine et d'applaudir. Ici, les «espaces » deviennent des lacunes, que M. Paul Vidal, le collaborateur posthume de Godard, aura hésité à remplir.
Il convient d'ajouter qu'une grande part de ce succès incontesté et à peine affaibli par les défaillances du troisième acte revint aux vaillants interprètes de l’œuvre de Benjamin Godard. En tête la vivandière : Mme Delna, si belle, si captivante, si bien en voix et en chair ; plastique opulente, organe robuste, 1'accent et le geste dramatiques ; un art libre et souple, essentiellement personnel, sachant se plier sans effort apparent à la discipline du rythme et de la déclamation lyrique. Son triomphe fut complet. M. Fugère prêta au sergent La Balafre, sur qui reposent tous les épisodes pittoresques, sa verve et sa gaieté contagieuse: il dut bisser la chanson du deuxième acte et 1'air de la charge, qui ne tarda pas à devenir populaire. M. Clément et Mme Laisné, bonne chanteuse d'étude, soupirèrent agréablement les duos d'amour.
En janvier 1902, le Théâtre des Arts de Rouen jouait les Guelfes, auxquels Benjamin Godard se préoccupait de faire un sort dès 1883 et qu'avaient refusé tous nos directeurs. Le librettiste Louis Gallet avait traité un épisode de querelle des Guelfes et des Gibelins. Manfield, roi de Sicile, a promis de marier son fils, Henri, à la fille de Salembeni, chef des Gibelins, mais le prince aime une jeune patricienne, Jeanne Torriani, et, malgré les supplications de la reine, enlève la jeune fille. Furieux, le roi, aidé des Gibelins, fait rechercher Jeanne Torriani et s'en empare au milieu d'une fête de villageois. Pour se venger, le prince Henri s'allie aux Guelfes ; mais la fortune des armes lui est contraire, il est fait prisonnier par son père et condamné à mourir avec la jeune fille. Devant les supplications de Jeanne Torriani, qui demande à être la seule victime, Manfield consent à pardonner à son fils. Mais Jeanne, croyant qu'on demande sa vie en échange de celle de son fiancé, absorbe le poison renfermé dans le chaton d'une bague et meurt dans les bras du jeune prince, qui, désespéré, ira finir ses jours dans un cloître.
On applaudit 1'ouverture, la phrase mélodique du ténor au premier acte, les duos d'amour du deuxième, le ballet et le chant des Guelfes qui termine le troisième acte. A 1'acte suivant, 1'air de Manfield pleurant le fils qu'il vient de condamner et le duo où Jeanne s'offre en sacrifice, page d'une puissante émotion, coupée au lointain par les crieurs proclamant la condamnation du jeune prince, puis par les voix de la foule demandant la grâce du condamné. Mais 1'œuvre ne devait pas s'inscrire au répertoire parisien. La revanche était moins complète qu'avec la Vivandière, et peut-être le jugement de la postérité sur Godard, compositeur dramatique, sera-t-il conforme à celui que formulait M. Louis de Fourcaud au lendemain de la première représentation où venait de triompher Mlle Delna : « Godard était un musicien des mieux doués, d'une belle imagination mélodique, surtout dans le mode élégiaque, et d'un sens harmonique délicat. Son malheur vint d'une facilité excessive à laquelle il s'abandonna et qui l’induisit souvent en stérile abondance. Le théâtre le tenta pour le renom qu'il donne, encore qu'il ne parût pas avoir reçu le don théâtral. Je lui ai entendu soutenir un jour, avec grand sérieux, qu'un compositeur n'a pas à demander beaucoup à son poème et que toute situation lui doit être bonne. Il ne prouva que trop la sincérité de son indifférence en matière de pièces lyriques en mettant en musique deux fois le même sujet, ou à peu près, avec les Guelfes et Dante, et en acceptant des livrets aussi médiocres que Pedro de Zalamea et Jocelyn. Ses ouvrages dramatiques sont faits en grande partie, de morceaux de concert, faciles à détacher, dont quelques-uns sont beaux et plusieurs comme improvisés. J'ignore ce qu'il eût écrit par la suite, instruit par 1'expérience et ramené à des notions plus justes des actuelles nécessités de l'art. »
Camille Le Senne (1851-1931)
auteur dramatique,
Président de l'Association de la critique
dramatique et musicale
par Albert Lavignac
, 1895
Élève de Hammer pour le violon et de Reber pour l’harmonie.
Musicien d’une rare valeur, ayant maintes fois donné des preuves d’un génie véritable, sans toutefois parvenir jamais à produire un chef d’œuvre complet, peut-être à cause de la hâtivité de sa conception et de l’encombrement d’idées qui se pressaient dans son cerveau. Il ne mûrissait pas ses œuvres ; il les livrait au public telles qu’elles s’étaient présentées sous sa plume ; grandes ou petites, elles ne subissaient aucune retouche, aucune modification. De là l’inégalité de sa production, subordonnée à l’inspiration du moment, tout étant du premier jet.
Son œuvre maîtresse est le Tasse, par lequel il s’est révélé en obtenant, en 1878, à l’âge de vingt-huit ans, le prix de la ville de Paris ; ensuite vinrent Jocelyn, le Dante, Pedro de Zalamea, les Guelfes, sur lesquels le dernier mot n’a pas été dit. Avant de mourir, il a achevé, mais non entièrement orchestré, la partition de la Vivandière, destinée à l’Opéra-Comique, et dont la première représentation a eu lieu en 1895, peu après sa mort ; l’orchestration a été terminée par Vidal.
Il a aussi écrit de remarquables œuvres orchestrales : la Symphonie gothique, la Symphonie orientale, la Symphonie légendaire, la Symphonie-ballet, les Scènes poétiques, deux Concertos, l’un pour violon, l’autre pour piano ; beaucoup de musique de chambre d’un haut interêt, et des Mélodies vocales, une quantité étonnante de morceaux de piano, de valeur inégale, mais parmi lesquelles on doit citer tout au moins : le Duo symphonique pour deux pianos, la Sonate fantastique, 24 Études artistiques, la Kermesse, Marcel le Huguenot, les Hirondelles, charmante œuvre de jeunesse, etc.
Son catalogue tiendrait plusieurs pages de ce livre.
Depuis 1887, il avait succédé à René Baillot en qualité de professeur d’ensemble instrumental (musique de chambre) au Conservatoire.
C’est, à l’heure où est écrit ce livre, la dernière perte importante que l’école française ait à déplorer parmi ses grands compositeurs.
Albert Lavignac
(1846-1916)