ALBERT GUILLION
musicien-sériciculteur
premier Français admis à La Fenice
(1801 - 1854)


Albert Guillion
Albert Guillion en 1831 (lithographie Galvani à Venise, d'après portrait par Dufi)
(coll. Vittorio Guillion Mangilli, Italie/Hans Arne Westberg Gjersøe, Norvège) DR.

 

C'est à Meaux (Seine-et-Marne), le 5e jour complémentaire de l'an IX de la République (22 septembre 1801), que voit le jour Albert-François Guillion, né du légitime mariage du citoyen Nicolas-François Guillion, alors boulanger dans cette ville, et de la citoyenne Antoinette-Marie Charpentier. Il débute enfant l'étude de la musique dans sa ville natale, à la Maîtrise de la cathédrale Saint-Etienne. Cette maîtrise, déjà en pleine vigueur au XVe siècle avait été l'une des premières de France jusqu'à la Révolution. Le célèbre abbé Sébastien de Brossard (1655-1730), auteur en 1703 du premier Dictionnaire de musique, l'avait autrefois dirigée et en ce début du XIXe siècle, après la tourmente révolutionnaire qui avait fermé toutes les maîtrises de France, celle de Meaux commençait à se reconstituer ; Claude-Isidore Boutroy en était l'organiste. Après Meaux, Albert Guillion rejoint la Maîtrise de la cathédrale de Paris, alors dirigée par Pierre Desvignes, puis il entre au Conservatoire de musique et de déclamation de Paris. Elève dans cet établissement de Fétis (contrepoint et fugue) à partir de 1819, puis de Berton pour la composition, il se présente une première fois en 1823 au Concours de Rome, avec cette année une scène lyrique intitulée Thsibé sur des paroles de Jean-Antoine Vinaty. Mais, il échoue, tout comme Auguste Barbereau, Hippolyte Court de Fontmichel et Toussaint Poisson, les 4 autres candidats primés étant par ordre Edouard Boilly, Louis Ermel, Maximilien Simon et Théodore Labarre. A nouveau candidat l'année suivante, il reçoit un premier second Grand Prix, derrière Barbereau, pour la cantate Agnès Sorel, paroles de Vieillard. Récidivant en 1825, le 27 août l'Académie des Beaux-Arts lui décerne cette fois le premier Grand Prix avec la cantate Ariane dans l'île de Naxos, sur un texte de Vinaty ; les juges du concours s'accordant à reconnaître dans ce lauréat « un talent remarquable ». L'œuvre est exécutée au début du mois d'octobre 1825 lors de la séance publique de l'Académie, et dans le journal Le Constitutionnel du dimanche 2 octobre on peut lire ce commentaire :

 

     « Le premier grand prix de composition musicale a été remporté, comme on sait, par M. Guillion, de Meaux, élève de M. Berton, et le second, par M. Paris, de Lyon, élève de M. Lesueur. La cantate de M. Guillion a été chantée par Mlle Frémont avec beaucoup d’âme et avec le talent qu’on lui connaît. Ariane dans l'île de Naxos, tel était le sujet de ce morceau, dans lequel on a trouvé une expression juste, une harmonie assez habile et surtout des accompagnements fort bien instrumentés ; mais on y désirait une mélodie plus originale. Il est vrai que le musicien avait à triompher des difficultés que présentait une coupe très-peu favorable aux moyens de son art. Quand la classe musicale fera-t-elle sortir les jeunes compositeurs du cercle étroit de la cantate ? Quand indiquera-t-elle ou le duo, ou le trio, ou même les chœurs, qui permettraient d’y jeter tant d’effets variés, et qui offriraient tant de ressources dramatiques ? Il y a longtemps que nous avons manifesté ce vœu ; mais il sera accompli probablement aussi vite que tant d’autres. »

 

Au moment où il quitte le Conservatoire, son frère cadet Antoine-Bellarmine Guillion, né le 26 février 1809 à Meaux, y entre à son tour pour effectuer ses études musicales. En 1829 il y reçoit un 2e prix de contrebasse dans la classe de Pierre Chénié, unique prix décerné cette année-là, puis entre en 1832 dans l'orchestre de l'Opéra. L'année suivante, il est admis dans celui de la Société des Concerts. Parallèlement, en 1845 on le retrouve aussi ophicléide dans la Compagnie de musique de la 6e Légion de la Garde Nationale de Paris, et attaché à l'église Saint-Roch comme contrebasse et ophicléide. Il est mort le 18 avril 1856 à l'âge de 47 ans.

 

Durant ses études au Conservatoire, Albert Guillion, tout en donnant des leçons de musique[1], est contrebasse à l'Opéra-Comique et se livre déjà à la composition, avec des romances, genre musical alors très en vogue sous la Restauration dans les salons parisiens. On lui doit en effet dans ce domaine une trentaine d'œuvres écrite entre 1822 et 1824 : 


Albert Guillion
(collection Vittorio Guillion Mangilli, Italie/Hans Arne Westberg Gjersøe, Norvège)

 

- La Boucle de cheveux, paroles de M. de Chateau (à Paris, chez Séguy, rue du Faubourg Saint-Martin, 1822),

- La Bergère délaissée (chez l'auteur, à Paris, 6 rue Bourbon-Villeneuve, 1823),

- Conseils à la Beauté, paroles de J.F. Chatelain[2] (à Paris, chez l'auteur, et chez S. Gaveaux, 1823),

- Épître à mon amie, paroles de J.F. Chatelain (à Paris, chez l'auteur, puis chez Hentz-Jouve, 1823),

- Le Dernier adieu, (à Paris, chez l'auteur, puis chez Hentz-Jouve1823),

- A ma Julie, paroles de J.F. Chatelain (à Paris, chez J.F. Chatelain, 26 rue Bourbon-Villeneuve, puis chez S. Gaveaux, 1823),

- Le Troubadour fidèle, paroles de J.F. Chatelain (à Paris, chez J.F. Chatelain, 26 rue Bourbon-Villeneuve, puis chez Mme Dorval, 1823),

- L'Heureux troubadour, (à Paris, chez J.F. Chatelain et chez V. Dufaut & Dubois, 2 rue du Gros-Chenet, puis chez J.J de Momigny, 1823),

- L'Orpheline (id.),

- Pauline et Marcellin, chansonnette pour guitare (id.),

- Les Aveux de Colette (à Paris, chez J.F. Chatelain, 1823),

- Le Bon tems n'est plus (id.),

- Le Berger délaissé, romance avec accompagnement de guitare, paroles de J.F Chatelain, dédiée à Mlle Constance Jawureck[3] de l'Académie royale de musique (id., puis chez Simon Gaveaux, et chez Dufaut & Dubois, 1823),

- Le Réveil des Grecs, avec accompagnement de guitare (à Brest, chez Alexandre, et à Paris, chez Hentz-Jouve, 1823),

- Le Songe (à Paris, chez J.F. Chatelain, 1823),

- Les Roses, chansonnette, paroles de J.F. Chatelain (id., puis chez Mme Dorval, 1823),

- L'Esclave au sérail, romance ornée d'une vignette lithographiée, paroles de J.F. Chatelain (à Paris, chez J.F. Chatelain, puis chez H. Lemoine, 1823),

- La Confession, paroles de J.F. Chatelain (Paris, chez J.F. Chatelain, puis chez G. Gaveaux, 1823). Cette œuvre valut l'année suivante au parolier d'être chassé de Paris par la police le forçant à se réfugier en Belgique, puis en Angleterre [voir Les dernières heures d'un flambeau qui s'éteint par le chevalier de Chatelain (Londres, Rolandi, libraire, 1874, p. XIX)]

- L'Hermitage, chansonnette (à Paris, chez J.F. Chatelain, puis chez Veuve Dufaut & Dubois, 1823),

- L'Heureux Castillan, chant guerrier, paroles d'A. Delavigne (à Paris, chez l'auteur, 3 rue Massillon, puis chez Gaveaux aîné, 1823),

- L'Exilé, romance nouvelle (à Paris, chez J.F. Chatelain, puis chez Dufaut & Dubois, 1824),

- Je suis amant et militaire, air à une voix et accompagnement, (paru à Paris dans le « Journal d'Euterpe », 12e livraison, 1824),

- A Virginie, imitation d'Anacréon, paroles de Saint-Charles (à Paris, chez H. Lemoine, s.d.),

- Mon embarras auprès d'Adèle, paroles de Raoul Cartillier (à Paris, chez H. Lemoine, s.d.),

- Horace à sa lyre, stances imitées d'Horace, paroles de J.F. Chatelain (à Paris, chez Gaveaux aîné, s.d.),

- Hermann au tombeau d'Isolène, chant de douleur, paroles de J.F. Chatelain (à Paris, chez Hentz-Jouve, s.d.),

- Le Songe, paroles de J.F. Chatelain (Paris, chez Frère, s.d.),

- Les Veillées d'automne, nocturne à 2 voix, paroles d'A. Delavigne (à Paris, chez Dufaut & Dubois, s.d.),

- Invocation à l'harmonie, nocturne à 2 voix (à Paris, chez H. Lemoine, s.d.).

 

Le poète Chatelain, avec lequel il collabore étroitement avant son départ pour Rome à la fin de l'année 1824, livre une « Épître à mon ami Albert Guillion », écrite à Paris le 5 octobre 1823 et publiée dans son recueil de poèmes Nouvelles de l'autre monde et souvenirs de celui-ci (Paris, chez Ladvocat, libraire, 1824) :

Pierre tombale d'Albert Guillion
Pierre tombale d'Albert Guillion
dans la chapelle de la Villa de Pederiva.
(coll. Vittorio Guillion Mangilli, Italie) DR.

 

C’en est donc fait, un aveugle génie

A tes travaux a refusé sa voix,[4]

Tandis qu’Euterpe et Polymnie

Au laurier des vainqueurs reconnaissaient tes droits

Oh ! que j’aime pour toi cet auguste suffrage !

Du caprice il n’est pas l’ouvrage :

L’art était juge, il a donné le prix ;

Si la fortune l’a surpris.

Son faux laurier n’est point à l’abri de l’orage,

Et tôt ou tard il lui sera repris.

 

Sans regretter une faveur si vaine,

Regarde, ami, la marche plus certaine

Du temps qui porte dans ses mains

Ton avenir et tes destins.

Cet avenir, à d’autres redoutable,

Sans voile est ouvert à mes yeux ;

Au beau talent se montrant favorable,

Il te promet des succès glorieux.

Les dieux de l’harmonie ont marqué ta carrière,

Leur souffle pur anime tes accords ;

Heureux mortel ! sous leur noble bannière

Tu verras succomber l’intrigue et ses efforts.

 

Aux tours cruels la Fortune endurcie,

Prête un instant de frivoles honneurs ;

L’instant d’après, en perfide ennemie,

Elle accable de ses rigueurs ;

Tandis que le Mérite, en butte à ses caprices,

D’un pas constant brave les coups du sort,

Et s’assure les vents propices,

Qui le conduiront dans le port.

 

En attendant, ami, qu’Euterpe nous enflamme !

Accordons à sa voix nos instruments divers ;

L’équerre, le compas, le ciseau n’ont point d’âme,

Ils seraient étrangers à ses touchants concerts ;

Mais la flûte, l’archet et la lyre sonore,

Nous aideront à faire éclore

Les sons délicieux que naguère Apollon,

Pour nous ravir inspirait à Berton ;

Lorsque La Reine de Golconde

Faisait passer en lui son aimable gaîté,

Ou que de Montano la chaleur plus féconde

L’inspirait par la volupté.

 

Art enchanteur ! savant délire !

Ton charme soumet tous les sens !

On veut te suivre, il n’est plus temps !

On ne juge point, on admire.

Et toi, Cherubini, dont les divins accents

Savent unir à l’harmonie

Les douceurs de la mélodie

Qui nous surprennent dans tes chants ;

Montre-nous le moyen sublime

De s’élever jusqu’à la double cime,

Par le mélange heureux des accords différents.

 

Viens, cher Guillion, viens de Bagnères

Où tout est gai, vif et riant,

Nous passerons aux jeux des Bayadères

Qui de Catel couronnent le talent.

Et Boyeldieu ! Ses Voitures Versées,

Dans les concerts d’Euterpe avec honneur placées,

Jean de Paris, le Petit Chaperon,

Pour le style et le goût nous donneront le ton.

 

Que tardes-tu ? nous charmerons encore

Nos doux loisirs par la muse d’Auber,

Muse pompeuse, et qui, dès son aurore,

Après Emma, nous donna Leicester.

Même bientôt... Mais quoi ! de Polymnie

N’ai-je point entendu les soupirs douloureux ?

 

Hélas ! hélas ! elle pleure un génie

Que la France a longtemps couronné dans ses jeux.

Grétry n’est plus ! et déjà de sa tombe

Deux lustres accomplis élèvent les cyprès.

Qu’en ce grand jour une digne hécatombe,

Pour la dixième fois acquitte nos regrets...

Grétry n’est plus ! ah ! que dis-je ! immortelle.

Sa renommée embrasse l’univers,

Et de l’Olympe, à sa gloire fidèle,

Les chœurs divins répètent ses concerts.

Imitons-les. Répétons sur la lyre

Les beaux transports d’Anacréon ;

Pour chanter le Sylvain et la tendre Zémire,
Que Grétry soit notre Apollon.

Il contentait le goût, à l’âme il savait plaire ;

Suivons sa trace, et marchant sur ses pas,

Terminons notre anniversaire

Par le Jugement de Midas.

Si, pour entendre ces merveilles,

Aucuns avaient de fâcheuses oreilles,

Sans l’enfouir autrement, gardons-en le secret,

Car le roseau pourrait être indiscret.

 

A la même époque, on doit encore à Albert Guillion une cantate pour orchestre intitulée Orphée, composée à l'occasion de la fête de son professeur de composition Henry Berton, ainsi qu'une œuvre nommée Le Bon Samaritain, « cantique maçonnique suivi d'un chœur à 3 voix, chanté le 30 novembre 1923, paroles du F.[rère] J.F. Chatelain, musique du F.[rère] Albert Guillion » (à Paris, Gaveaux aîné, s.d.), qui nous apprend par son incipit que ses auteurs étaient tous deux francs-maçons.

 

Albert Guillion devenu pensionnaire du gouvernement durant cinq années, ainsi que le prévoit le règlement du Prix de Rome, passe les deux premières années (1826 et 1827) à la Villa Médicis, avant de voyager à travers l'Allemagne et l'Italie. Parmi ses « envois de Rome », auxquels il est tenu, figurent un Te Deum (1ère année) et les fragments d'un opera seria (scène à grand chœur) Les Horaces : introduction, prière en chœur, solo de basse-taille et chœur final (2ème année). Dès sa première composition il obtient les félicitations de l'Académie royale des Beaux-arts, qui par l’intermédiaire de son Secrétaire perpétuel, M. Quatremère de Quincy, déclare dans son rapport lu à la séance publique le 6 octobre 1827 :

 

     « M. Guillion nous a envoyé la composition d'un Te Deum complet. Ce jeune compositeur a acquis beaucoup de fermeté dans sa manière d'écrire. Ses idées, sans avoir rien de bizarre, ont de l'originalité. Le Te Deum qu'il a composé pourrait obtenir un rang distingué, parmi les œuvres de ce genre. Son Judex crederis surtout a paru remarquable. Généralement tous les morceaux de ce Te Deum sont d’une expression vraie, les chants en sont nobles, l'harmonie est large et convenable au sujet. Les dessins d’orchestre sont bien entendus et propres à produire de l'effet dans un vaste édifice ; il y a dans toute cette composition le caractère propre au genre de musique religieuse, c'est-à-dire l'union d'un style simple et d'une manière grandiose. »

 

Benedetto Valmarana
Benedetto Valmarana
(coll. Vittorio Guillion Mangilli, Italie) DR.

En 1829 son voyage conduit Albert Guillion à Venise où il va se fixer. Le 15 mai de cette année, une brillante soirée est organisée dans les salons du palais du comte Benedetto Valmarana, protecteur des arts et « bien connu dans le mode savant par son érudition profonde et dans le monde des artistes par ses belles collections d'objets d'art », au cours de laquelle Albert Guillion fait entendre l'un de ses ouvrages. Le musicologue belge Fétis, son ancien professeur au Conservatoire de Paris, dans sa Revue musicale (t. V, année 1829, p. 475), bien qu'omettant d'en préciser le titre nous en dit le plus grand bien :

 

     « Une brillante soirée donnée le 15 du mois passé par la famille Mangilli-Valmarana a fourni à M. Guillon, pensionnaire de France, l'occasion de faire entendre l'un de ses ouvrages. Cet essai fait concevoir de grandes espérances. Sa musique est pleine de verve et d'imagination ; et la beauté des pensées à l'éclat de l'instrumentation la plus riche et la plus savante. Un libretto a été arrangé pour la musique, qui se compose d'une introduction, d'un quatuor, d'un trio, d'un air de basse, et d'un grand air avec romance. Les beautés de cette musique sont de telle nature qu'on n'en peut guère juger la première fois qu'on l'entend ; la romance est le morceau qui a été entendu avec le plus de plaisir, et dont la suave et facile composition l'a fait répéter. »

 

De son côté, l'hebdomadaire italien I Teatri, giornale drammatico, musicale e coregrafico, édité à Milan (tipografia di Gaspare Truffi) et dirigé par G. Barbieri, publie dans son édition du 25 mai 1829 (t. III, parte I, p. 67-73) ce long compte-rendu, signé « T. L., dalla G. P. di V. » dans lequel est souligné le succès recueilli par le compositeur Guillion pour sa première apparition en public :

 

     « Premiers essais du maître Alberto Guillion - Les grandes et magnifiques idées sont, je dirais même, un beau privilège, une inspiration naturelle venue du ciel ; et précisément la magnificence et la somptuosité de nos précepteurs ont rendu cette terre célèbre dans le monde non moins pour ses œuvres de valeur que pour les Arts. Ceux-ci animèrent les pinceaux des Bellini, des Tiziani, des Paoli ; ils ont embrasé l’inspiration des Calendarii, des Sansovini, des Palladii, et ont offert au monde un Canova. Jamais les richesses et les trésors acquis au prix de la sueur la plus noble et de l'ouvrage le plus ardu, n’étaient destinés à un usage meilleur : ici chaque recoin est sacré, et là où ce n’est pas pour les réminiscences antiques, c’est pour les monuments d’Art, que de très loin, l’étranger est appelé à s’émerveiller. Cette splendeur des révélations restées en héritage à nos grandes familles, qui comme les noms, ont ainsi perpétué les mêmes sentiments généreux. Le merveilleux spectacle musical ouvert à tous les concitoyens vendredi 15 dernier, par la noble famille Mangilli-Valmarana a été naturellement animé par ses pensées. La somptuosité du bâtiment, qui vaguement est reflétée dans les eaux du Canal-grande ; la magnificence et le bon goût de l’aménagement et de la décoration des salles ; des œuvres de peinture, de sculpture et de décoration de ce noble palais ; la profusion des boissons, le raffinement et les bonnes manières des hôtes ; le nombre et le choix judicieux des invités, tous de grande valeur familiale, professionnelle ou morale ; en résumé tout était fait pour attirer l’attention et donner la plus distincte idée de la culture et du luxe de notre ville. Mais rien ne méritait plus l’admiration et les louanges que la noble intention que visait 1'académie. Les arts ne doivent jamais être dépourvus de patronage et d’aide, et cet asile, cette faveur pour ceux qui se rassemblaient ici n’était pas du temps perdu. Cette fête de famille permettait de faire connaître parmi nous, les nouvelles œuvres de l’ingénieux français, M. Guillion, pensionnaire de S. M. le roi de France, qui a trouvé dans la famille Mangilli-Valmarana la plus généreuse protection et la plus cordiale amitié. Mais si le jeune artiste pouvait être heureux de cette grande chance, cette première présentation de son ingéniosité démontrait qu’il en était bien digne, et laissait entrevoir de très grands espoirs. Sa musique brûlait d’ardeur et d’imagination, et la beauté des pensées augmentait le prestige de la plus riche et douée orchestration.

     Dans certain cas, une bonne et ingénieuse confession est au moins aussi louable que le plus profond savoir. Alors nous, qui ne croyons pas beaucoup à la fierté de la doctrine, volontiers nous dirons que celle-ci, plus que la nôtre est le résultat de maîtres supérieurs. La musique, pour laquelle il a été écrit un livret spécial, était composée d’une introduction, d’un quatrain, d’un trio avec un groupe militaire, d’un air grave et d’une mélodie avec romance. L’orchestre était formé des meilleurs musiciens de la ville, et un de nos meilleurs poètes, en fait notre poète, qui a échangé sa lyre originale d’Apollon contre un plus modeste violon, et rejoint l’assemblée où le chef d’orchestre faisait preuve d’une grande et franche maitrise. Il serait risqué de juger de manière hâtive la variété des composantes musicales. La beauté de la musique est de telle nature qu’on ne peut la juger à la première audition et pour juger, on doit également considérer les paroles. De toutes les manières les parties qui nous marquèrent le plus furent la « stretta » et la « fuga » du quatrain, merveilleuse instrumentation ; la raison principale du trio, soutenu par le soprano ; les constantes sorties, comme les appellent les musiciens, les instruments variés et la partie soudaine de la musique militaire. Mais ce qui fut encore accueilli avec plus d’enthousiasme, outre la qualité de la composition et de son exécution, était la romance de la plus belle et suave mélodie qui méritait l’honneur de la récitation. Le beau refrain : Non si vide in PalestinaTra la turba peregrinaCavaliere più corteseDi colui che ti cor mi prese, suivi d’un retour de tous les instruments, comme dans un souffle, qui résonne encore dans les mémoires et qui représente ce genre d’airs dont la beauté et la suavité les transforment immédiatement en airs populaires. L’enchantement devant autant de goût exquis doit aussi revenir au choix des chanteurs ; il était clair qu’il s’agissait de quelque chose de nouveau, d’inattendu, d’insolite, en fait comme la vue d’une fleur intacte, qui enrichit la belle guirlande qui entourait le jeune maître ; et la grande diligence des hôtes Mangilli-Palmarana qui ont su découvrir et ce joyaux caché, la jeune demoiselle Amalia Astori, qui pour la première fois a fait entendre le son de sa voix de bel canto à d'autres qui n’étaient pas sous la tutelle de ses parents. Une grande crainte était de rester figé, comme cela transperçait du tremblement de la voix et des poignets, mais elle s’en débarrassa même si pas complètement ; elle réussit au moins à l’atténuer et elle fut récompensée par de nombreux applaudissements ce qui lui a redonné force et courage, et la récitation fut faite avec tellement d’âme et de vaillance que les deux théâtres auraient été contents d’avoir une femme aussi brillante pour leur saison théâtrale. Pas nouvelle pour nous, mais plus ferme et plus sûre de ses capacités, la voix de contralto merveilleuse de Madame Polacco, et avec elle le maître Fabio pour la partie ténor et le jeune amateur M. Amadeo Weber, notre concitoyen, pour la partie basse, un déploiement de voix belle, fluide, intense, tous en somme des joyaux de la nature. Quant à ceux qui s’achètent avec l’Art, nous dirons simplement, que ni le maître, ni nous-mêmes aurions su quoi désirer de mieux à son chant.

     Terminée la performance, la salle en un instant se transforma en festin, auquel participèrent aux danses, de jeunes beautés. Mais trop vite trois heures sonnèrent et l’aube bientôt approchait, et les conversations durent s’achever. »[5]

 

Quelques mois plus tard, sa notoriété dans le milieu musical de Venise étant déjà bien établie, il est choisi pour écrire un opéra destiné à être donné à la Fenice. La Revue musicale nous relate ainsi cet épisode (t. VI, années 1929, p. 310) :

 

     « M. Albert Guillon, pensionnaire du gouvernement français, vient d’être engagé pour écrire l’opéra de Malek Adel, au théâtre de ta Fenice, à Venise. Un pareil choix est d’autant plus honorable pour M. Guillon et pour l’école française, que le théâtre de la Fenice est compté comme étant de primo cartello parmi les théâtres d’Italie. Les compositeurs ne sont admis qu’avec beaucoup de peine à écrire pour ce théâtre, et qu’après avoir obtenu des succès sur d’autres scènes de premier ordre, ou après avoir subi un examen sévère. Jamais compositeur français n’avait été admis à cet honneur. Nos jeunes musiciens, repoussés dans leur pays, sont contraints d’aller chercher l’emploi de leur talent chez l’étranger. Le nouvel opéra de M. Guillon est destiné pour le carnaval. »

 

Mais, finalement ce n'est pas l'opéra Malek Adel de Gaétano Rossi qui va être produit, projet sans doute rapidement abandonné car en concurrence direct à cette époque avec le Théâtre de Vérone occupé à monter la même œuvre sur une musique de Giuseppe Nicolini. Le choix définitif se porte en effet sur l'opéra Maria di Brabante, écrit sur un livret du même Rossi. Ainsi, le 25 février 1830, le Théâtre de la Fenice lui ouvre ses portes avec cet opéra. Il est joué à 4 reprises avec succès pendant la période du Carnaval (25 et 27 février, 2 et 4 mars), au cours de laquelle trois autres opéras sont également donnés : Costantino in Arles en 3 actes de Giuseppe Persiani, Il Pirata en 2 actes de Vincenzo Bellini et Olga o l'Orfana Moscovita de Giovanni Pacini. La presse musicale relate cette représentation chantée par Lorenzo Bonfigli (rôle de Filippo Terzo), Rosalbina Carradori Allan (Maria di Brabante), Giovanni Bianchi (Pietro de la Brosse), Giulio Pellegrini (Emerico), Rainieri Pocchini Cavalieri (Carlo di Melun) et Gaetano Antoldi (Adelario di Nivelle) :

 

Guillion: Maria di Brabante
Guillion: Maria di Brabante
Maria di Brabante, livret de Gaetano Rossi, musique d'Albert Guillion, Venise, La Fenice, 25 février 1830
( Bibliothèque nationale Braidense, Milan )

     « Nous apprenons à l’instant que le jeudi, 25 février dernier, un nouvel opéra, qui a pour titre : Maria di Brabante, paroles de M. Gaetano Rossi, musique de M. Albert Guillon, pensionnaire du roi de France, a été représenté avec succès sur le grand théâtre de la Fenice, à Venise. « Le jeune maître, dit la Gazette de Venise, riche de savoir musical, et enthousiaste du chant italien, a donné dans cette production une preuve non équivoque de beaucoup de génie, par des traits nombreux de beau chant et d’une instrumentation bien conçue et bien conduite. Il a reçu les applaudissements du public à plusieurs reprises, notamment dans les 3e, 4e et 5e morceaux du second acte, où il a montré dans l’harmonie et dans la mélodie, nouveauté, bon goût, et expression. »

     Mme Caradori, qui était chargée du rôle principal de cet ouvrage, a puissamment contribué à son succès par le rare talent qu’elle y a déployé. Appelée plusieurs fois sur la scène par le public, elle y a été accueillie par les plus vifs applaudissements. Le tenore Bonfigli l’a parfaitement secondée ; les autres rôles ont été faiblement joués et chantés.

La Fenice
Venise, Théâtre de La Fenice
(photo DHM, mai 2017) DR.

     Ce n’est pas un évènement d’une médiocre importance pour l’école française que cet accueil fait à nos jeunes compositeurs sur les premiers théâtres de l’Italie. Que l’on se souvienne des préventions qui naguère repoussaient de l’Italie nos musiciens et nos chanteurs avec le succès de M. Guillon à la Fenice, l’engagement de M. Despréaux au Fondo, et les brillants succès de nos cantatrices sur toutes les scènes, et l’on verra facilement quel est le mouvement ascendant de la musique française. »

(Revue musicale, t. VII, année 1830, p. 183)

 

Cette même presse fournit par la suite des détails supplémentaires, non dénués d'intérêt, car elle nous apprend qu'à cette époque la méfiance du public vénitien envers les compositeurs français était de rigueur ; avant Albert Guillion aucun français n'avait encore jamais été admis à la Fenice :

 

     « Venise. Les préventions des Italiens, et particulièrement des Vénitiens, contre les compositeurs étrangers, et surtout contre les Français, se sont manifestées avec force à l’occasion de l’opéra que M. Guillon a écrit pour le théâtre de la Fenice. La première représentation a offert pendant le premier acte des preuves évidentes des dispositions peu favorables d’une partie des spectateurs. Voici comme s’exprime un correspondant à ce sujet :

     « L’auditoire était composé en partie d’amis dévoués du jeune compositeur étranger mais surtout d’ennemis acharnés, parmi lesquels on remarquait des artistes de grande renommée. Nous possédons des preuves irréfragables de ce que nous avançons. » La seconde circonstance honore encore plus M. Guillon que la première. Les ennemis triomphèrent au premier acte, qui fut accueilli froidement, à l’exception d’un trio chanté par Bonfigli, Pellegrini et Antoldi, qui excita un enthousiasme général. Dans le second acte, le compositeur a presque constamment triomphé de la malveillance. Une scène superbe de Bonfigli, dans laquelle se trouve un des plus beaux effets d’instruments à vent que l’on ait entendus, a décidé le succès. »

     Ce succès est devenu plus éclatant encore à la seconde représentation ; M. Guillon y a été appelé sur la scène après le finale du premier acte, qui n’avait point été compris la première fois, et qui avait été reçu froidement. »

(id., p. 220)

 

On y relève encore un curieux épisode arrivé lors de la répétition générale et à la première représentation, qui aurait abouti à l’arrestation du chef d'orchestre ! :

 

     « Des lettres diverses que nous avons reçues d’Italie, ainsi que des articles insérés dans les journaux de ce pays, il résulte que le public de Venise s’est partagé en deux partis très-prononcés, l’un pour la cantatrice Judith Grisi, l’autre pour Mme Caradori Allan, et que ces deux partis se maltraitent fort pendant les représentations, en faveur de l’une ou de l’autre de ces dames. Tel est le secret du bruit qu’on a essayé de faire à la première représentation de Maria di Brabante, opéra de M. Guillon. Mlle Grisi ne jouait point dans cet ouvrage, et le parterre qui a pris cette cantatrice sous sa protection, comme les propriétaires des loges ont adopté Mme Caradori, le parterre, disons-nous, a déclaré la guerre au compositeur dès l’introduction. On assure que les choses avaient été poussées à ce point qu’on a gagné le chef d’orchestre qui, semblable au signor Astuzzio, a changé tous les mouvements à la dernière répétition générale et à la première représentation. La fraude fut découverte, et le commissaire général de police envoya coucher en prison l’Astuzzio Vénitien. Il n’a pas fallu peu de mérite dans la musique pour vaincre de pareils obstacles, pour se faire écouter, et pour faire appeler le compositeur à plusieurs reprises sur la scène. »

(id., p. 249)

 

Au cours de l'année 1830 sont également exécutés à Paris des fragments de son opéra Maria di Brabante, le samedi 30 octobre à la séance annuelle de l'Académie des Beaux-arts, et paraît chez l'éditeur parisien Pacini Tre canzonette Veneziane : Chi ga rason ga torto, La Cazza de le donne, L'Amor falso qu'il a composées sur des paroles du poète italien Pietro Buratti (1772-1832). Plus tard, en 1864, dans un ouvrage consacré au poète (Poesie di Pietro Burrati, Venanzio, Venezia, prem. stabil., tip. di P. Naratovich, imp., 1864, 568 p.), on peut lire quelques détails concernant le compositeur et ses canzonette, trois autres du même auteur étant depuis également à son catalogue : La Bela note de istà, La Primavera, El Desiderio inutile :

 

     « L’altro Maestro, che musicò le sei canzonette [...] e che dal Buratti vennero espressamente scritte per lui, fu il Cav. Alberto Guillion, il quale divenuto nostro concittadino, abbandonò ancor giovane la musica, che professava con amore, e con fondate speranze di futuri successi, per dedicarsi agli studj utili e severi dell'agricoltura, che nell’alto trivigiano deve alle sue cure non lievi progressi e miglioramenti, e che gli avrebbe dovuto an cora di più, se sgraziatamente non fosse stato colpito da morte immatura.

     Le canzonette del Buratti musicate dal Perucchini furono più volte stampate e dedicate ad alti e distinti personaggi. Lo furono egualmente quelle del Maestro Buzzolla e del Cav. Guillion ; e di queste ultime particolarmente lo stesso compositore ne fece eseguire una magnifica stampa litografica in Parigi, illustrata da una elegante veduta di Venezia sul disegno del veneto artista Pietro Tramontin. »

 

Lucrezia Mangilli-Valmarana.
(coll. Vittorio Guillion Mangilli, Italie) DR.

Promoteur des arts et des lettres, membre de l'Académie des Beaux-Arts de Venise, Albert Guillion, admis dès son arrivée à Venise au sein du salon Valmarana accueillant bon nombre d'artistes en résidence à Venise, en devient rapidement un familier, puis résidant permanent dans le palais Smith-Mangilli-Valmarana. Protégé du comte Benedetto Valmarana et de son épouse Lucrezia Mangilli (1782-1859), la fille du banquier le comte Giuseppe Mangilli, il effectue également de longs séjours dans leur maison de campagne de Pederiva di Montebelluna (province de Trévise), dont il devient l’administrateur. Dans cette vaste villa du XVe siècle (agrandie au XVIIe s.), à vocation agricole avec la culture du maïs et du blé, il s'intéresse ainsi aux travaux d'agriculture et bientôt se prend de passion pour l'art séricicole. Un rapport sur un mémoire d’Albert Guillion, relatif à une filature de soie à la vapeur qu'il a établie dans la province de Trévise et aux soins à donner à l'éducation des vers à soie, lu en 1853 aux membres de la « Société d’agriculture, sciences et arts de Meaux », nous donne quelques détails sur la conversion du musicien à l’agriculture et plus particulièrement à la sériciculture[6] :

 

     « Il y a vingt-cinq ans environ, un compatriote, un enfant de Meaux, M. Albert Guillion, partait pour Rome. Ce n’était point tout à fait un voyageur ordinaire, un touriste, un commerçant, un malade, un simple curieux, c'était un lauréat de l’Institut. Le grand prix obtenu de composition musicale lui avait apporté ce bonheur tant envié d’un voyage en Italie. Elève de la maîtrise de Meaux, passé par hasard à la maîtrise de Notre-Dame de Paris, distingué pour ses heureuses qualités par l’illustre compositeur Berton qui s’était plu à lui donner des leçons, le jeune Guillion avait répondu aux soins d’un tel maître, et, vainqueur des concours, il partait plein d’espérance, heureux d’un premier triomphe, et déjà récompensé de longs et arides travaux.

     Après le séjour ordinaire à Rome, après avoir fait représenter un opéra, que le succès avait accueilli, il visitait l’Italie, se disposant à revenir en France, pour y attendre peut-être pendant de longues années, comme quelques compositeurs, vainement peut-être aussi comme bien d’autres, la faculté d’aborder une de nos scènes lyriques, lorsque des circonstances fortuites vinrent changer sa carrière et lui eut offrir une autre dans les travaux de l’agriculture, en le retenant en même temps en Italie. Soit propension naturelle, soit facilité générale d’une organisation d’élite, M. Guillion apporta aux améliorations agricoles et à l’art séricicole l’intelligence, la vivacité d’esprit, l’activité qu’il avait apportées à l’étude de la musique, et le succès encore couronna ses nouveaux efforts.

     Grand propriétaire maintenant en Italie, il n’a point, pour la patrie adoptive, oublié sa terre maternelle. Dans un de ces précédents voyages à Paris, il a demandé et obtenu d’être l’un de vos membres correspondants, et cette année, il vous a fait hommage. Messieurs, d’un mémoire accompagné de fort belles planches, dont vous avez bien voulu me charger de vous rendre compte.

     M. Guillion n’avait pas son titre seulement de compatriote pour solliciter prés de vous son admission, bien d’autres suffrages l’avaient déjà honorablement accueilli ; il est membre correspondant de la Société nationale et centrale de Paris, de celle de Vienne, de la Société impériale d’Economie de Saint-Pétersbourg, des Instituts agronomiques de Ferrare et de Bologne, des Athénées de Trévise, de Bassano, de Venise, de la Société géologique de France et de plusieurs autres.

     Le mémoire de M. Guillion sera plutôt pour vous un hommage, en effet, Messieurs, qu’il ne pourra être d’une utilité pratique dans notre contrée. Le défaut de réussite de quelques entreprises séricicoles qui ont, dans ce voisinage, absorbé en pure perte des sommes importantes, n’engagera pas de longtemps sans doute des propriétaires ou capitalistes à tenter une nouvelle expérience ; cependant il serait peut-être présomptueux de condamner l’avenir qui aura nécessairement quelques avantages sur nous. M. Guillion mentionne lui-même dans son mémoire son insuccès de l’année 1846, où tous ses vers à soie, dont il espérait au moins 1,000 kilogrammes de cocons, furent enlevés par la maladie dans la cinquième phase de leur âge. L’expérience l’a éclairé ; il a pu combattre le mal ou plutôt le prévenir pour l’avenir ; il donne à cet égard, dans son mémoire, ainsi que sur différents points de l’art du producteur de soie, des détails pratiques fort étendus. On y trouve notamment des instructions sur la construction et l’emploi de chevalets pour supporter les vers et les feuilles dont ils se nourrissent, qui permettent de les entretenir, avec une extrême facilité, dans le meilleur état possible de propreté et de ventilation. Un mémoire de M. Guillion sur ces chevalets a été imprimé eu Italie, dans les publications de la Société agronomique de Bologne et en France, dans celles de la Société royale et centrale d’agriculture de Paris.

     En 1844, M. Guillion, se trouvant possesseur d’une grande quantité de plantations de mûriers, dans le district de Montebellune, province de Trévise, résolut de ne plus dépendre, pour la vente de ses cocons, de spéculateurs qui les achetaient, en général, à un prix fort inférieur à la valeur de la soie. Il visita les principaux centres de production de soie de la France et de l’Italie, et d’après les observations qu’il sut recueillir avec sagacité, en choisissant partout ce qu’il y trouvait de mieux, il érigea une belle filature à vapeur, où soixante-deux personnes, occupées pendant 70 jours, filent 14,000 kilogrammes de cocons, donnant environ 1,200 kilogrammes de soie grège. Le prix de revient de cette soie n’est que 4 fr. 12 c. par kilogramme, au lieu d’environ 7 fr. 50 c. que coûtait le kilogramme par les anciennes filatures à la main.

     En 1847, le Congrès scientifique, qui se tint à Venise, fit visiter par une commission de cinq membres de sa section d’agriculture la filature de M. Guillion, et la commission, suivant les termes du rapport, déclara unanimement que le système adopté par lui était le meilleur de tous ceux qui étaient connus.


Filature de Pederiva
Vue intérieure de l'atelier de filature à vapeur construit par Albert Guillion au début des années 1850.
(coll. Vittorio Guillion Mangilli, Italie/Hans Arne Westberg Gjersøe, Norvège) DR.

     Dans le mémoire qui nous occupe, M. Guillion ne se borne pas à donner des notions très précises sur la construction de la filature, il y joint les détails les plus circonstanciés sur la marche de l’établissement et sur le travail de ses divers ouvriers, n'y indiquant que pour mémoire en quelque sorte l’emploi d’un gérant attendu, que ces travaux se trouvent avoir lieu pendant le temps qu’il habite la campagne ; c’est pour lui un souverain plaisir, sommo diletto, de s’en occuper.

     Il est bien agréable de savoir joindre ainsi plaisir et profit, et si jamais quelques éducateurs de vers à soie parviennent à réunir ces deux conditions dans notre arrondissement, ils pourront sans doute le devoir aux excellents avis, appuyés de l’autorité d’une longue expérience de succès, que contient le mémoire de M. Guillion, qu’ils seront heureux de pouvoir consulter dans votre bibliothèque. »

 

Déjà en 1845, par intermédiaire du Consul de France à Venise il avait fait parvenir à la « Société royale et centrale d'agriculture » un mémoire sur l'état de l'agriculture, et notamment sur l'industrie de la soie dans la province de Trévise. Celui-ci avait l'objet d'un compte-rendu détaillé lors de la séance du 11 juin des membres de cette société.[7] Dans la première partie de son texte Albert Guillion expose en abrégé les usages à cette époque du propriétaire avec les fermiers, métayers et autres habitants de la campagne, qui laissent végéter dans une misère profonde une population abâtardie par une sorte de servage :

 

     « Quand je suis arrivé dans ce pays, il y a dix-sept ans, je trouvai les terrains pour ainsi dire abandonnés et, par conséquent, le pays dans un tel état de misère, que ces malheureux paysans ne pouvaient payer leur loyer ; à peine pouvait-on en obtenir le nécessaire pour les impôts. J’étudiai pendant quelque temps les moyens de remédier à une telle calamité : j’avais à lutter, non-seulement contre ma qualité d’étranger, mais aussi contre d’affreux abus qui détérioraient les terres et les animaux de labour ; j’établis des pépinières des meilleurs mûriers, de vignes choisies et de tous les arbres nécessaires à l’entretien de la campagne, je facilitai la manière de faire les plantations, qui réussirent à merveille et contribuèrent surtout à me faire obtenir une entière confiance, et, en quelques années, ces mêmes paysans, autrefois couverts de haillons, payaient exactement leur loyer et étaient à leur aise. J’évitai d’augmenter leurs baux, comme le firent les propriétaires voisins, qui avaient profité aussi de l’impulsion que j’avais donnée à l’agriculture ; mais, conservant autour de l’habitation de Villégiature une enceinte de 18 à 20 arpents, je n’obligeai chaque famille qu’à m’envoyer gratuitement, tour à tour, leurs fils pour le travail de ces terres, qui devinrent pour eux un sujet d’émulation et un modèle d’agriculture en tout genre. Quelques-uns de ces jeunes gens furent bientôt recherchés pour être employés comme sous-régisseurs ou chefs d’ouvriers ; mais j’ai la consolation de les voir tous refuser des offres avantageuses pour rester sous ma dépendance;  car, outre l’avantage d’une bonne culture qui triple leur revenu, outre le vin augmenté de qualité et de quantité, je leur procurai, par suite de nombreuses plantations de mûriers, celui des vers à soie qui, bien peu connus dans la province, étaient absolument négligés en quelques parties. En 1835 j’eus, tant dans la maison principale que chez les fermiers, une récolte de cocons de 160 kilog. de France, qui s’augmenta successivement : celle de l’année passée arriva à 2,750 kilog. malgré l’introduction de la muscardine, dont j’aurai occasion de parler plus loin. On peut s’imaginer de quelles ressources sont pour les paysans ces vers à soie, qui donnent la moitié qui leur revient contre de l’argent comptant, à une époque où la campagne ne peut les aider en aucune manière. »

 

Marie Fink-Guillion
Marie Fink-Guillion
(coll. Vittorio Guillion Mangilli, Italie/Hans Arne Westberg Gjersøe, Norvège) DR.

En 1847, à la mort du comte Valmarana, sa veuve qui lui porte une grande affection, lui permet de s'installer définitivement avec sa famille dans cette maison de campagne et c'est ainsi qu'Albert Guillion, son épouse et leurs enfants[8] s'installent à Pederiva. C'est en juillet 1839, à Berlin, qu'il avait épousé Marie-Wilhelmine-Auguste Fink, née dans cette ville le 27 janvier 1816, fille de Johann-Philippe-David Fink, probablement originaire de Halle-sur-Salle (land de Saxe-Anhalt). A cette occasion parut à Venise une plaquette de 8 pages intitulée Ad Alberto Guillion nel giorno delle sue nozze [A Albert Guillion le jour de son mariage] avec pour sous-titre  : « De Alberto Guilliono gallo prussianam uxorem ducente », (distici) di E.A.C. - Altri versi di G.V. (Venezia, dalla tip. Di Alvisopoli, ottobre 1839, in-16). Cette union sera régularisée en France, à la Mairie du deuxième arrondissement (ancien) de Paris, le 17 janvier 1844.

 

En 1851, pour développer davantage ses travaux sur l'élevage du vers à soie, Albert Guillion fait construire de nouveaux bâtiments dans la propriété de Pederiva destinés à héberger une usine de dévidage de cocons fonctionnant avec des machines à vapeur perfectionnées par ses soins.[9] On lui doit ainsi de nombreuses innovations dans la culture de la terre et l'exploitation du vers à soie, qui font l'objet de communications au sein de publications plusieurs sociétés. Entre autres, la « Société impériale et centrale d'agriculture de France », la « Société d'économie politique de Saint-Petersbourg », ainsi que des Sociétés d'agriculture italiennes. Il est aussi membre de la « Société géologique de France » et correspondant pour le royaume lombardo-vénitien de la « Société impériale et centrale d'Agriculture de France ». En 1852, le Roi de Prusse, en considération de ses utiles travaux sur l'agriculture et l'industrie séricicole, l'élève au grade de chevalier de l'Ordre de l'Aigle-Rouge.

 

Parmi d'autres améliorations que réalise Albert Guillion dans les propriétés de campagne du comte Valmarana situées sur le Tartaro, rive droite de l'Adige, entre Legnano et Mantoue, il convient de souligner la transformation en rizière de 40 hectares d'un terrain marécageux et stérile, jusqu'alors abandonné, ayant réclamé d'importants travaux de terrassement. Albert Guillion s'en explique lui-même dans un long « Mémoire sur l'aqueduc Brentella dans la province de Trévise et sur la transformation d'un marais en rizière dans la province de Vérone, royaume Lombardo-vénitien »[10], dans lequel il précise notamment : « Je saisis cette occasion pour rendre compte de la transformation en rizière de 40 hectares d'un terrain [...] faisant partie des biens du comte Valmarana, qui, plein de confiance dans mes opérations et d'espérance dans le résultat, me laissa entreprendre un travail dont j'étais loin, je l'avoue, de me promettre une aussi prompte et aussi heureuse réussite. »

 

Cependant, ses nombreuses occupations agricoles si elles l'éloignent de la musique, elles l'obligent surtout à un travail journalier harassant. Sans doute doit-on chercher-là l'origine de son décès survenu subitement, à l'âge de 52 ans, le 31 mars 1854 à dix heures du matin[11], dans la cour de la Villa, à Pederiva, alors qu'il s’apprêtait à se rendre à une réunion du Conseil municipal de Montebelluna[12]. Son épouse lui survivra durant 42 ans, avant de s'éteindre à son tour le 11 juillet 1891 à Venise. Son père Nicolas Guillion, qu'il avait fait venir près de lui, l'avait précédé dans la tombe de quelques années seulement, le 9 avril 1847 à Venise, alors âgé de près de 76 ans.[13]

 

Edoardo Guillion
Edoardo Guillion-Mangilli, fils d'Albert.
(coll. Vittorio Guillion Mangilli, Italie/Hans Arne Westberg Gjersøe, Norvège) DR.

Un peu plus tard, la comtesse Lucrezia Mangilli-Valmarana, morte en 1859, avait désigné pour héritier le fils aîné d'Albert Guillion, Edouard-François (Edoardo), né le 7 septembre 1841 à Pederiva di Montebelluna, auquel elle léguait tous ses biens, parmi lesquels la Villa Bressa-Guillion-Mangilli, dite « Casa del Francese » de Pederiva di Montebelluna et le palazzo Smith-Magilli-Valmarana situé dans le Cannaregio de Venise. Une description des richesses artistiques que contient à cette époque ce palais nous est donnée par Jules Lecomte dans son Venise ou coup-d’œil littéraire, artistiques, historique, poétique et pittoresque sur les monuments et les curiosités de cette cité (Paris, H. Souverain, éditeur, et J. Labitte & Daguin, libraires, 1844) :

 

     « Le palais Mangilli, aujourd'hui Mangilli Valmarana, bâti par l'architecte A. Visentini[14], et dont la façade régulière ne ferait pas soupçonner sa grande profondeur. Ce palais offre une curieuse collection de gravures, de tableaux, d'objets d'art, et une nombreuse bibliothèque. Le comte Benedetto Valmarana, qui a en partie formé ces diverses collections, y a réuni entre autres choses fort intéressantes, une suite de médailles de divers métaux, depuis 1400 environ jusqu'à nos jours, représentant la plupart des grands hommes de l'Italie, dans toutes les spécialités. Une collection également intéressante est celle qui offre les principales époques de la vie de Napoléon.

     Des bronzes, des bas-reliefs, des ivoires sculptés, des porcelaines, des verreries de Murano, des figurines ont été rassemblés avec goût par le noble comte, amateur éclairé des arts, auquel ont été dédiés plusieurs ouvrages artistiques.

     Sa collection de gravures est des plus riches et des plus nombreuses ; elle offre une foule d'épreuves rares. Elle comprend l'œuvre complète du célèbre Bartolozzi de Florence.

     La bibliothèque est une des plus précieuses qui soient dans les palais particuliers de Venise. Elle offre la belle collection des classiques latins et grecs ; — tous les ouvrages publiés sur l'histoire de Venise et la majeure partie de ceux de l'Italie ; — tous les ouvrages concernant les beaux-arts italiens ; — la réunion la plus riche des grands travaux entrepris sur l'art européen, éditions à atlas in-folios, publiés soit en Italie, soit en France , soit en Angleterre ; — une curieuse collection de toutes les pièces de théâtre, libretti d'opéra, etc., qui ont été représentés depuis trois siècles environ, sur tous les théâtres de Venise, c'est-à-dire depuis la fondation de chacun d'eux ; — enfin, en outre d'une foule de précieux ouvrages de spécialités diverses, une collection volumineuse et originale sous le titre de Miscellanées, renfermant une innombrable quantité de volumes, opuscules, brochures sur toutes les matières encyclopédiques, réunies par spécialités et clairement cataloguées comme tout le reste d'ailleurs. Ainsi, du premier coup, le visiteur peut trouver là tout ce qui a été écrit en italien sur n'importe quels détails se rattachant aux grandes divisions encyclopédiques : géographie, histoire, biographie, art, poésie, métiers, sciences, etc., etc.

     Au nombre des tableaux du palais Valmarana, il faut signaler comme un des plus précieux que possèdent les collections particulières en Europe, la Déposition du Christ, un des chefs-d'œuvre de Titien, parmi ses toiles de grandeur secondaire. Ce superbe tableau possède ce que nous appellerons un de ses frères, au musée du Louvre à Paris, Titien ayant, à quelques petits changements près, reproduit sa pensée jusqu'à trois fois (le musée Manfrin possède la troisième reproduction).

     On trouve dans ce tableau la réunion des qualités précieuses qui distinguent ce grand peintre. Ici le mérite de l'exécution ne le cède en rien à celui de l'invention. La composition est sage, sobre de figures, groupée avec un art admirable. On peut dire que si le génie a disposé la scène, c'est le cœur qui a peint l'expression, car jamais Titien, peintre un peu matériel, comme son école, ne s'est montré aussi religieux par le haut sentiment des figures.

     C'est le Sauveur du monde auquel trois de ses disciples rendent les derniers devoirs, et que sa mère et la fameuse pécheresse de l'évangile, accompagnent au tombeau. Il est impossible de mieux rendre l'absence de la vie. Le corps conserve encore la souplesse que la raideur ne remplacera que quelques heures après le trépas. Mais on aperçoit déjà combien s'est accrue la pesanteur de la matière privée de mouvement. L'expression des personnages est d'une noble vérité.

     Mengs dont la critique sévère ressemble quelquefois à la partialité, et Vasari qui ne s'extasie guère que devant les productions de l'école florentine, n'eussent pu, en voyant ce tableau, dénier à Titien la qualité de bon dessinateur, comme il est un des plus grands coloristes qui datent dans l’art !

     Le tableau, qu'on voit à Paris, appartint au duc de Mantoue, de chez lequel il passa en Angleterre, où M. de Jabach l'acheta et le revendit ensuite au Musée. — La Déposition du Christ du comte Valmarana (qui ne diffère de celle de Paris que par quelques détails des ajustements) a une généalogie beaucoup plus simple et plus précieuse. Ce tableau lui vient de ses ancêtres de Vicence, qui l'avaient acheté à Titien !

     Cette admirable toile a été reproduite plusieurs fois par la gravure et par la lithographie. Elle fût entre autres cas, gravée par Natale Schiavoni et dédiée au célèbre peintre Appiani. Elle fait aussi partie de la collection des quarante tableaux célèbres de l'école vénitienne, publiée à Venise.

     On voit chez M. le comte Benedetto Valmarana, un flambeau à deux branches qui servait le soir pour ses travaux à Napoléon, pendant son séjour à Venise. M. Emmanuel Cicogna, le célèbre auteur du vaste ouvrage sur les Inscriptions vénitiennes, ami de la famille Valmarana, a composé l'inscription suivante, qui a été gravée sur le socle de ce précieux flambeau :


Me fortuna ! Irradiai sovent

Napoleone fra l'Adriaca gente

 

Eugenio Guillion
Eugenio Guillion-Mangilli, colonel de cavalerie, petit-fils d'Albert.
(coll. Vittorio Guillion Mangilli, Italie/Hans Arne Westberg Gjersøe, Norvège) DR.

Trente ans plus tard, en 1876 l'Inspecteur général des beaux-arts Henry Havard, auteur du célèbre Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration depuis le XIIIe s. (1887) et de La France artistique et monumentale (1892), décrit à son tour les richesses du palazzo Mangilli-Valmarana :

 

     « [...] accordons un regard au palais Valmarana. Sa façade régulière appartient au dix-huitième siècle ; mais à l'intérieur il renferme des trésors. C'est d'abord une superbe collection de gravures, comprenant une foule de séries à peu près introuvables, des épreuves très-rares et l'œuvre complète du célèbre graveur florentin Bartolozzi. Puis c'est sa bibliothèque, qui est une des plus précieuses qui soient en Italie. Elle possède en effet une quantité considérable de classiques latins et grecs tous les ouvrages publiés sur Venise et la réunion de toutes les pièces de théâtre, libretti d'opéra, farces, comédies de l'art, etc., etc., qui ont été représentés sur les différents théâtres vénitiens depuis leur fondation. Enfin ce sont des bronzes, des bas-reliefs, des ivoires sculptés, des faïences italiennes, des verreries de Murano qui ont été rassemblés avec un goût parfait.

     Mais la perle de cette intéressante collection est, sans contredit, la Mise au tombeau du Christ, du Titien, première idée du magnifique chef-d'œuvre qui est au Louvre. C'est une œuvre de toute beauté. Tout y est admirable. La composition et l'exécution en sont irréprochables et ne laissent rien à reprendre, rien à désirer. Quant à la généalogie de ce merveilleux tableau, elle est des plus simples. Le comte Benedetto de Valmarana, son heureux possesseur, en a hérité de ses ancêtres qui habitaient Vicence et qui l'avaient acquis de Titien lui-même. »

 

Edoardo Guillion, né d'un père français, obtint légalement des autorités françaises[15], par décret impérial du 1er décembre 1860, l'autorisation d'ajouter à son nom patronymique celui de Mangilli pour s'appeler à l'avenir Guillion-Mangilli. Décédé en 1881 à Montebelluna, Edoardo Guillion-Mangilli poursuivra les travaux agricoles de son père en développant considérablement les activités horticoles avec la création de grands parcs arborés et la culture de nombreuses variétés de fleurs. Il deviendra le président de la Société d’horticulture de Verceil (Piémont). L'un de ses enfants, petit-fils d'Albert, Eugenio Guillion-Mangilli (1866-1942) fit carrière dans l'armée italienne comme Colonel de cavalerie.

 

Les descendants du musicien reconverti dans l'agriculture résident encore de nos jours dans la « Casa del Francese » (« Maison du Français ») à Pederiva, propriété actuelle de Vittorio-Edoardo Guillion-Mangilli (né en 1943), arrière-arrière-petit-fils d'Albert, qui continue d'exploiter l'entreprise d'horticulture. C'est dans la chapelle de cette propriété que repose Albert Guillion, aux côtés de plusieurs autres membres de la famille Guillion-Mangilli. Quant au palazzo Smith-Mangilli-Valmara, une partie a dû être vendue pour en financer la restauration, le reste étant maintenant la propriété des trois enfants de Vittorio : Mme Sigrid Zanetti, Mme Letizia Bovio et M. Alberto Guillion-Mangilli. Ce dernier, né en 1984, est à ce jour le dernier héritier de nom de cette famille.

 

On connaît un portrait  de notre musicien-sériciculteur exécuté en 1831 par le peintre Alexandre Hesse, ainsi qu'un autre réalisé plus tard dans les années 1850 par le peintre Joseph Court, mais qui semble égaré[16], et une lithographie produite à Venise en 1831 par Carlo Galvani (à mi-corps, in-fol., Chine). Sa mort, restée sans écho dans la presse musicale française, fut néanmoins habilement soulignée par le journaliste et homme de lettres Xavier Raymond (1812-1866), dans le très sérieux quotidien  Journal des débats politiques et littéraires (édition du 29 avril 1854) :

 

     « Un honorable Français, M. Albert Guillion, ancien lauréat de l’Académie de France à Rome, à peine âgé de cinquante ans, vient d’être enlevé par une mort subite à sa famille au désespoir et à ses nombreux amis. Etabli à Venise depuis plus de vingt-cinq ans, M. Albert Guillion, qui y était venu pour s’occuper de beaux-arts, n’avait pas tardé à se livrer avec autant d’ardeur que de succès à l’étude de l’agriculture. On lui doit d’heureuses améliorations pour la culture des terres en général, et plus particulièrement pour l’élève des vers à soie. Les Mémoires qu’il a publiés sur diverses questions agronomiques lui avaient valu le titre de membre de plusieurs Sociétés savantes, entre-autres de la Société impériale et centrale d’Agriculture de France, dont il était le correspondant dans le royaume lombardo-vénitien. Enfin plusieurs souverains étrangers l’avaient décoré de leurs Ordres en récompense de ses utiles travaux.

     La mort de M. Guillion n’est pas seulement une immense perte pour sa jeune famille, c’en est une aussi pour la science, pour les beaux-arts et pour l’amitié. »

 

Denis Havard de la Montagne

(déc. 2001- révision oct. 2017)



[1]   En 1821, son nom : « Albert Guillion, professeur de musique », figure dans la liste des souscripteurs à l'ouvrage Solfèges à plusieurs parties avec accompagnement de piano, suivis d'un cantique pour une voix principale et des chœurs de A. Chélard (Paris, chez l'auteur et chez H. Lemoine).

[2]   Jean-Baptiste-François-Ernest, chevalier de Chatelain (1802-1881), littérateur. Né à Paris, il s'installe en Angleterre à partir de 1840.

[3]   Constance Jawureck (1803-1858), chanteuse mezzo-soprano à l'Opéra de Paris. Femme d'une grande beauté, Berlioz, parmi d'autres, aurait été désespérément amoureux d'elle.

[4]   Allusion à l'échec de Guillion en 1823 au concours de composition musicale du Prix de Rome.

[5]   Traduit de l'italien par Mmes Andreina Musco et Borinka Jacobsen, respectivement présidente et vice-présidente de l'Association des parents d'élèves du Lycée Chateaubriand de Rome (Lycée français), que nous remercions vivement, ainsi que M. Mansour Mechouki, membre de la Commission éducative de cette association.

[6]   Société d'agriculture, sciences et arts de Meaux. Publications de juin 1851 à juin 1853, Meaux, imprimerie de A. Dubois, 1854, rapport de M. Carro, p. 273-276. - Sur l'élevage du vers à soie, voir également des correspondances d'Albert Guillion publiées à Paris dans la « Chronique séricicole » du Journal d'agriculture pratique et de jardinage (publié par les rédacteurs de la Maison rustique du XIXe siècle), dont il est correspondant : octobre 1846, p. 29 et mai 1847, p. 389. ; et le « Mémoire sur l'agriculture et les magnaneries dans le royaume Lombardo-Vénitien », par C.-A. de Challaye, présenté à la séance du lundi 30 novembre 1846 de l'Académie des Sciences, in Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l'Académie des Sciences, Paris, Bachelier imprimeur-libraire, t. 23, juillet-décembre 1846, p. 1037.

[7]   Annales de l'agriculture française..., Paris, librairie de Mme Veuve Bouchard-Huzard, 1845, 4e série, t. 12, juillet 1845, p. 159-166 ; et journal L'Echo du monde savant du dimanche 27 juillet et du jeudi 31 juillet 1845.

[8]   Edouard, dont il est question infra, et Albertina Guillion qui épouse à Venise en 1865, le docteur Alfonso Menini, fils du professeur Giovan Battista Menini (1809-1874), journaliste autrichien, directeur de la Gazzetta di Milan de 1834 à 1859. Une troisième enfant naîtra à Montebelluna en 1853 : Maria, mais celle-ci mourut enfant à l'âge de 10 ans.

[9]   Sur l’introduction de ces machines à vapeur dans la sériciculture par Albert Guillion, voir le rapport de M. Robinet sur son « Mémoire sur une filature à vapeur, et détails sur les dernières éducations de vers à soie en 1850 », in Annales de l'agriculture française..., Paris, librairie de Mme Veuve Bouchard-Huzard, 1845, 4e série, t. 25, février 1852, p. 96-101.

[10]  Mémoires agriculture, d'économie rurale et domestique publiés par la Société nationale et centrale d'agriculture, année 1851, Paris, librairie de Mme Veuve Bouchard-Huzard, 1852, p. 180-194 et « Rapport de M. le comte de Gasparin sur le mémoire de M. Guillion, membre correspondant de la Société nationale et centrale, à Venise, intitulé « Mémoire sur le canal Brentella... », p. 173-179.

[11]  Signèrent en tant que témoins l'acte de décès rédigé le même jour au Consulat général de France à Venise : François Pedrini, ingénieur civil, 43 ans, et l'abbé Gaétan Galante, 27 ans (acte retranscrit sur les registres d'état-civil de la commune de Meaux, année 1855, acte n° 117).

[12]  Nos remerciements à M. Vittorio Guillion-Mangilli (Italie) qui a bien voulu apporter cette précision et mettre à notre disposition certains documents illustrant cette étude, ainsi qu'à M. Hans Arne Westberg Gjersoe (Norvège) également pour sa contribution iconographique.

[13]  Nicolas Guillion, né à Meaux, le 19 mai 1771, fils de Thomas Guillion, jardinier à Meaux, et de Marie-Marguerite Boucher, en dehors de ses deux fils Albert et Antoine, est aussi le père d'une fille : Marguerite-Pauline-Matilde Guillion, baptisée le 27 avril 1799 à Saint-Germain-l'Auxerrois (Paris), mais sa destinée est encore inconnue à ce jour. Un cousin d'Albert, Thomas Guillion (1775-1855), ancien officier de gendarmerie ayant effectué les campagnes de Russie avec Napoléon, chevalier de la Légion d'honneur (1813) fut brièvement Maire de Lagny-sur-Marne (Seine-et-Marne) au moment de la Révolution de 1848. La famille Guillion est connue à Meaux depuis au moins le XVIIe siècle.

[14]  C'est en 1751 que ce palais fut construit par le peintre, architecte et graveur Antonio Visentini (1688-1782) pour Joseph Smith (Londres, c.1674–Venise, 1770), alors consul anglais à Venise, de 1744 à 1760.

[15]  Décret impérial n° 8491 du 1er décembre 1860, contresigné par le Garde des sceaux, ministre de la justice, publié dans le Bulletin des Lois, n° 881, p. 1211.

[16]  Signalé par Isabella Collavizza dans sa thèse de doctorat en histoire de l'art sur Emmanuele Antonio Cicogna (1789-1868), érudito, collezionista e conoscitore d'arte nell Venezia dell'otocento, soutenue en 2013 à l'Université d'Udine (Italie).



Fichier MP3 Albert Guillion, Le Berger délaissé, romance pour voix et guitare, paroles de J. F. Chatelain, "dédiée à Mademoiselle Constance Jawureck de l'Académie royale de musique" (Paris, chez Simon Gaveaux, 1823, coll. BnF-Gallica)
Fichier audio par Max Méreaux, avec transcription de la partie vocale pour clarinette (DR.)
 

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