Harry HALBREICH
musicologue, conférencier
Harry Halbreich
(entretien avec Sebastiano d’Ayala Valva, 2014) DR.
Le musicologue belge Harry Halbreich, né à Berlin le 9 février 1931, est mort à Uccle le 27 juin 2016. Il avait notamment étudié dans les classes d'Arthur Honegger et d'Olivier Messiaen au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, avant d'enseigner à son tour l'analyse musicale au Conservatoire royal de Mons. On lui doit des ouvrages sur ses deux professeurs, ainsi que sur Albéric Magnard, Claude Debussy et Bohuslav Martinu, et des écrits, entre autres, sur Xenakis, Ohana, Varèse et Nono. Notre collaborateur et ami le violoniste et professeur au CNSMP Alexis Galpérine nous a fait parvenir ce texte-hommage à l’ami disparu.
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Septembre 2013. Dijon, grand salon de l’Hôtel Maleteste : enregistrement vidéo, sous la direction des cinéastes Anne Bramard-Blagny et Julia Blagny, des mélodies de Maurice Emmanuel qui forment le cycle In Memoriam. Autour du baryton et de la soprano, un piano, un violon et un violoncelle sont disposés en demi cercle.
Une répétition, la veille, avait été précédée d’une annonce quelque peu intimidante : Harry Halbreich, le lendemain, assurerait la direction artistique de la séance. La présence de ce musicologue et critique redouté ne nous réjouissait pas outre mesure… Pour ma part, ce que je savais de lui tenait plus des rumeurs du monde musical que d’une vraie connaissance de son action. Certes, j’avais lu quelques écrits remarquables sur Emmanuel et sur Messiaen, mais pour le reste… Harry Halbreich m’apparaissait comme un homme de pouvoir (la direction du Festival de Royan), un polémiste passionné, voire excessif (sa brouille avec Pierre Boulez, disait-on, avait entraîné un « exil » à Bruxelles), et un chroniqueur influent dont l’opinion, pour certains, avait valeur de parole d’oracle.
Le matin de l’enregistrement, notre premier contact fut formel, assez froid, et rien ne me préparait à ce qu’il allait advenir dans la journée : la naissance fulgurante d’une amitié et la certitude quasi immédiate d’être en présence d’une âme forte, capable de modifier mon point de vue, en général, sur quelques questions essentielles et sur la musique en particulier. Ce premier jour, dans la lumière dorée du souvenir, reste marqué d’une pierre blanche, et il ne m’est plus possible, aujourd’hui, de m’approcher un tant soit peu d’une interrogation d’ordre spirituel ou artistique sans que ma pensée se tourne vers Harry, vers les heures trop rares passées à ses côtés.
Comment un changement de climat aussi rapide fut-il possible ? Je m’interroge encore. Sans doute notre rencontre avait-elle été préparée en amont par une sorte d’arrière-fond culturel commun dont nous n’avions nulle conscience de prime abord. Quelques mots échangés à la fin de la matinée nous avaient donné des pistes et avaient certainement amorcé le dégel ; un balayage superficiel de noms : Maurice Emmanuel, bien sûr, mais aussi les maîtres du renouveau du chant grégorien, comme mon grand-père, l’organiste Edouard Souberbielle, élève d’Emmanuel, superbe interprète de Messiaen, et par ailleurs gendre de Léon Bloy. Peut-être aussi certaines nuances de nature proprement musicale avaient-elles favorisé une complicité, car, durant l’enregistrement, je m’étais laissé porter par ses indications tout à la fois précises et inspirées. J’avais été saisi, en effet, par ses formules qui sonnaient juste et qui, le plus souvent, donnaient les clefs de l’interprétation.
Un grand déjeuner réunissait dans les jardins toute l’équipe de tournage et, sans entente préalable, nous avions fait en sorte d’être voisins de table. Il ne m’a pas fallu trop de temps pour prendre la mesure du personnage, pour apprécier d’emblée des propos laissant entrevoir l’étendue d’une science immense, nourrie de l’intérieur par des sentiments d’une rare humanité. Aucune pose, nul ton professoral, pas la moindre tentation d’abus d’autorité au nom de la Connaissance ; au contraire, un discours contemplatif, amoureux du Beau essentiel, insatiable dans son désir d’aller au devant des « trésors enfouis de la mémoire », selon la belle expression de Maurice Emmanuel. Découvrir, redécouvrir, révéler, témoigner, transmettre, enseigner… autant de mots qui semblaient avoir fixé le programme de sa tâche.
J’écoutais, je bombardais de questions, car j’avais l’impression d’entendre pour la première fois ce que j’avais toujours voulu entendre ; étrange maïeutique qui faisait remonter du tréfonds quelque chose qui était déjà en moi mais dont la présence m ‘était cachée. La conversation ne livrait pas de réponses abruptes mais favorisait un questionnement fécond qui déterminait une modification subtile mais parfois radicale des perspectives. Le discours était comme enveloppé dans un regard chaleureux, généreux, agent d’une bonté agissante, tout à la fois scrutateur, impitoyablement scrutateur, mais aussi, m’avait-il semblé, en quête perpétuelle d’une sorte de fleur d’Innocence, dont les parfums renfermeraient toute la beauté irrévélée et devant laquelle s’inclinerait l’intelligence. Ainsi, Harry passait sans effort apparent, sur un mode méditatif, du Traité d’harmonie de Schönberg (qu’il critiquait) aux Carnets de sainte Thérèse de Lisieux, avec la même ferveur militante. Je voyais se dévoiler peu à peu – ce que la suite de nos relations mettra en lumière – l’équation introuvable au moyen de laquelle l’intelligence conceptuelle rejoint l’intelligence de délicatesse, au terme d’un combat imposé par la loi des contraires et dont l’issue est toujours incertaine.
A la fin du repas, il me demanda d’adopter le tutoiement. Non pas la familiarité avilissante dont usent et abusent les hérauts de la grande canaillerie télévisuelle, mais le tutoiement fraternel et monastique dont la vocation, loin d’abolir les hiérarchies du savoir, contribue à l’inverse à les magnifier dans un esprit de partage.
L’échange se poursuivit tout l’après-midi et encore dans la journée du lendemain, à peine troublé par la conférence-concert qui devait réunir les musiciens et le musicologue en soirée, autour de In Memoriam et de La Mort du Nombre de Messiaen.
La conversation avait dérivé insensiblement des réflexions sur notre art à une méditation de nature explicitement religieuse. Dans l’année qui s’ensuivit, un courrier régulier apporta la confirmation de mes premières impressions, celles qui me confrontaient à un être d’une singulière élévation de pensée, dont la trajectoire, tout au long de son existence, m’apparaissait comme un permanent mouvement ascendant. Il ne m’appartient pas d’en dire plus et, le voudrais-je, que je m’en sentirais bien incapable. La mort de Harry est trop proche, et ses paroles précieuses, qui ont réveillé en moi mille échos de mon propre questionnement, n’ont pas encore fini de grandir. C’est tout juste si je peux faire état de certaines confidences qui m’ont ému plus que je ne saurais l’exprimer.
Deux faits dominent de très haut les divers jalons de sa destinée. Le premier a trait à la fin atroce de ses parents fuyant les Nazis et leurs séides, et morts gelés à quelques centaines de mètres à peine de la frontière suisse, après avoir franchi à pieds la formidable barrière des Alpes. Le deuxième fait est sa conversion tardive, bien que désirée de longue date, du judaïsme au catholicisme, après que l’évolution de l’Eglise a rendu la chose possible. Deux histoires de déchirement, d’arrachement à une matrice originelle, qui révèlent, diront peut-être de savants exégètes des Ecritures, le poids de souffrance exigé pour l’accomplissement des Promesses. Il va sans dire que je ne me permettrai pas de m’aventurer sur un tel terrain…
Cependant, je ne peux m’empêcher de voir en Harry un de ces grands Juifs du XXème siècle qui, au paroxysme des temps de persécution, souvent reçue de la main des chrétiens, ont voulu aller au devant d’une expérience extrême, d’un pari fou qui était de tendre de toutes leurs forces vers la figure du Christ, en apportant avec eux la mémoire ô combien douloureuse des siècles et de leur lignée ancestrale. Comment ne pas penser ici à Edith Stein, à Simone Veil, plus près de nous à Jean-Marie Lustiger, à tous ceux, connus ou inconnus, glorieux ou obscurs, dont le périple intérieur n’en finit pas de hanter les consciences modernes et qui furent peut-être – qui le sait ? – porteurs des clefs du Mystère, par delà l’inextricable écheveau des mouvements de l’Histoire. Au sujet des destinées parallèles du judaïsme et du christianisme, il me revient que Harry avait été frappé par le mot fameux de Léon Bloy : « L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau ».
Le lendemain de notre concert, Harry se rendait à Paray-le Monial pour une semaine de retraite et de prière. Il se réjouissait de ce moment et aussi de retrouver son ami Jean-Rodolphe Kars, autre musicien converti, devenu prêtre. J’avais un peu connu Jean-Rodolphe autrefois, trop peu, mais suffisamment tout de même pour ne pas méconnaitre la valeur de son engagement spirituel. Il avait été – il faut s’en souvenir – un des plus grands pianistes de sa génération, interprète grandiose et disciple préféré de Messiaen. Je l’avais retrouvé des années plus tard simple vicaire à l’église de la Trinité, où je venais donner un concert à la mémoire de mon oncle, Léon Souberbielle, ancien maître de chapelle dans les murs.
Il y a tout lieu de croire que la musique, pour un Jean-Rodolphe Kars ou un Harry Halbreich, n’était pas un ornement de la pensée mais l’aliment indispensable à sa mise en mouvement. Elle n’évoluait pas dans une sphère séparée mais, par sa nature infiniment mystérieuse, était consubstantielle au développement de la vie intérieure. Inscrite dans l’histoire, mais capable de la dépasser et de la survoler à haute altitude, elle constituait, à l’évidence, un gisement dans lequel avaient puisé avant eux nombre d’esprits spéculatifs et d’âmes éprises d’absolu, permettant également à chacun d’approfondir le sillon de sa propre histoire, en l’intégrant dans une fresque dont on n’aperçoit pas les limites. Sans doute ces hommes sont-ils de la race pour laquelle – ce fut certainement le cas du grand théologien Urs von Balthazar - la pensée d’ordre métaphysique est toujours à l’unisson de la voix des poètes et des musiciens.
On ne saurait appréhender les écrits de Harry Halbreich sans garder à l’esprit qu’ils furent le fruit d’une méditation quotidienne sur l’Histoire, mais aussi et surtout sur la manière dont elle est tout entière contenue dans l’absolue singularité individuelle ; une singularité permettant précisément de s’affranchir de sa pesanteur. De là découlent tout à la fois un respect de la grande chaîne de la Connaissance et un rejet violent de l’historicité, sorte de canal ou de tunnel dont on aurait fait le seul chemin possible pour la marche en avant des artistes de tous les temps.
On voit par là à quel point Harry ressentait une proximité fraternelle avec un Maurice Emmanuel, certainement le plus grand historien de la musique, le plus profond connaisseur de son rapport à la rythmique des langages et à l’âme de la danse comme mouvement originel et primordial de l’esprit, mais aussi compositeur foncièrement original dont l’œuvre, méconnue ou sous-estimée, prend de plus en plus, de nos jours, valeur de manifeste. Même rejet de l’enfermement systémique (qu’il s’agisse de la normalisation palestrinienne ou, trois siècles plus tard, de la loi de la Série), même refus de la « mise en solfège du monde » et de la dictature carrée de la barre de mesure, étouffoirs des divines libertés des peuples et des individus, même réaction allergique au panurgisme et à l’intolérance des clercs, dont la seule fonction, pour mieux asseoir leur pouvoir, est de nager dans le sillage des « maîtres à penser » (en déformant souvent, par ailleurs, ce qui avait fondé leur démarche).
Là où les Tartuffe ou les superficiels du demi siècle écoulé n’ont voulu voir dans les prises de position de Harry qu’une énième mouture sentimentale de la Réaction (comment peut-on sérieusement s’intéresser à Magnard et Enesco, ou dresser le catalogue des œuvres complètes de Martinu !), il opposait sereinement une attitude constamment à l’affût ; à l’affût de l’étincelle de nouveauté, du signe infaillible de liberté qu’un compositeur saurait faire jaillir, à l’écart des ornières des sentiers balisés où s’embourbait le troupeau des éternels suiveurs. C’est ainsi qu’il se positionnait toujours, sans aucun effet de préméditation, là où on ne l’attendait pas.
Avant tout le monde, n’avait-il pas attiré l’attention sur l’œuvre solaire et solitaire d’un Maurice Ohana, mis en lumière la démarche éminemment personnelle d’un Gyorgy Ligeti ou d’un Paul Méfano, et salué, contre toute attente, l’émergence du dodécaphoniste Luigi Nono ? Déroutés mais non découragés, ses détracteurs crurent s’en tirer à bon compte en le rangeant dans la case des originaux excentriques, c’est à dire des agitateurs épris jusqu’à l’ivresse de l’esprit de contradiction ; et ils dénoncèrent ses errances pour mieux discréditer une approche, pourtant parfaitement intègre, de la modernité.
Il est vrai– il convient de le reconnaître – que Harry, au cœur de la mêlée des conflits esthétiques de l’après-guerre, savait donner des verges pour se faire battre et fournir à ses adversaires les armes dont ils raffolent. De fait, son donquichottisme, celui-là même qui le poussait irrésistiblement à prendre la défense de musiciens oubliés ou rejetés par les modes du moment, en faisait une cible facile pour les amateurs de tir, et, s’il n’était pas doué pour retenir ses coups, il l’était encore moins pour parer ceux qui lui étaient destinés. Il avançait comme un grand brûlé, la sensibilité à vif, méprisant la peur bourgeoise de se fourvoyer, soucieux seulement de mettre son ardeur combattante au service d’une cause, ou d’un homme qui se serait montré digne d’un tel engagement. Il pouvait être injuste – ce qu’il reconnaissait de bonne grâce – ou même responsable de dégâts collatéraux qu’il regrettait aussitôt ; mais, le plus souvent, sa nature l’emportait sur les scrupules et, à l’instar des écrivains qu’il aimait, il n’hésitait pas à forcer le trait pour faire tomber, une à une, les couches de préjugés qui troublent la vision.
Son rapport à l’Allemagne et à la musique allemande constituait le terrain de prédilection des ses joutes. Je me souviens d’un colloque au Conservatoire où, dans un élan vengeur, il avait fustigé « un peuple qui ne sait que commander et obéir », semant la consternation dans un auditoire policé, peu habitué à voir voler en éclats les barrières protectrices du « politiquement correct ». Anne Eichner-Emmanuel, petite-fille de Maurice Emmanuel, avait protesté gentiment, quand son mari allemand, notre délicieux ami Paul Eichner, accueillait la scène avec bonhomie et indulgence. Cependant, comme c’est toujours le cas avec les esprits profonds, il est nécessaire de dépasser les apparences, en l’occurrence le caractère provocateur de la formule (formule que – je dois le confesser - j’avais trouvée très drôle…) et de s’intéresser à ce qui la sous-tend. On éliminera d’emblée, chez Harry, le soupçon du nationalisme et aussi celui du règlement de compte personnel, car ce sont là des catégories qui lui étaient étrangères, et toute son œuvre en témoigne. On ne lui fera pas non plus l’injure de penser qu’il avait voulu minimiser l’importance capitale, voire centrale, de la Kultur allemande dans le domaine musical (pensée que le ridicule tuerait avant même d’être émise !) En réalité, c’est bien le mot central qui pose problème, et Harry nous invitait, en suivant les traces d’Emmanuel, à une remise en cause de plusieurs idées reçues dans notre lecture de l’histoire de la musique occidentale.
De quoi s’agit-il exactement ? Une dernière anecdote peut ici trouver sa place pour éclairer la question. Harry m’avait fait part de sa fureur quand, lors d’une rencontre européenne d’universitaires, il avait entendu une musicologue affirmer que les musiques non germaniques, certes intéressantes ou séduisantes (sic), n’en restaient pas moins périphériques, comme autant de satellites gravitant autour de leur planète-mère. Est-il besoin de le dire ? L’explosion de colère, de la part de Harry, fut homérique et sonna la fin de la séance. Pour la plupart des participants, et certainement pour la docte personne qui avait déclenché le cataclysme, l’affaire était entendue : on venait d’assister, un fois de plus, à une triste manifestation du chauvinisme français.
Or, si l’on veut bien mettre de côté toutes les vraies et fausses rivalités franco-allemandes accumulées dans les deux siècles passés – ce qui ne va pas de soi – on admettra que la question est des plus sérieuses, et, pour le moins, mérite examen. Pour aller vite, et sans nous égarer dans une analyse approfondie, nous dirons qu’Halbreich, comme Emmanuel, et dans une ligne que n’aurait pas reniée un Debussy, avait la conviction qu’une possibilité de régénérescence de l’art musical, au XXème siècle, pouvait advenir chez des peuples qui n’ont jamais coupé le lien avec leur passé médiéval, dont les racines plongent loin dans le legs de l’Antiquité. D’où l’intérêt, chez Harry, pour l’art d’un Ohana, ennemi intime du sérialisme viennois, et plus généralement pour les cultures baignant dans les eaux méditerranéennes, dans le souvenir toujours vivant des rivages de la Grèce, de l’antique berceau de la civilisation européenne. D’Athènes à Jérusalem, de Rome à Cordoue, de Constantinople à Venise, ce sont autant de lieux vers lesquels Maurice Emmanuel avait dirigé sa rêverie pour mieux enrichir sa science ; une approche adoptée d’enthousiasme par Harry Halbreich et qui, par voie de conséquence, devait entrainer une franche opposition à l’ « hégémonisme » allemand. Non pas l’hégémonisme politique ou militaire – on l’a bien compris – mais une emprise musicale dominatrice, ordonnatrice et luthérienne appelée à étendre son empire sur tout le continent. Elle ne put, cependant, étouffer la voix des monastères en pays latins, où résonnait encore le chant des origines, poli comme un galet par la litanie des vagues successives, gorgé de lointaines saveurs orientales et synagogales, et vers lequel, depuis près d’un siècle, des musiciens s’étaient tournés comme pour s’abreuver à une source de jouvence.
On le sait, Olivier Messiaen et Arthur Honegger furent les maîtres de Harry Halbreich, et nous lui devons les sommes définitives qui retracent leurs vies et décryptent leurs œuvres. Les cartes, ici, semblent se brouiller si l’on situe ces deux figures majeures dans le cadre étroit de l’antagonisme binaire de la latinité et de la germanité (est-il besoin, en effet, de revenir sur leur connaissance intime des maîtres allemands, anciens ou modernes ?) Cependant, cette dernière considération n’annule pas ce qui a été dit précédemment. C’est surtout vrai dans le cas de Messiaen, élève d’Emmanuel (comme Dutilleux) et, à ce titre, profondément pénétré des modes antiques, des mélismes en apesanteur du chant grégorien, comme du livre d’orgue de Grigny, comme de mille choses – y compris Webern – qu’il savait fondre en toute innocence dans son creuset personnel. Comme Honegger, pourtant l’élément « allemand » du Groupe des Six, il avait su résister à l’attraction exclusive de l’astre germanique, et j’entends encore Harry exalter avec des accents nietzschéens la franche clarté de leurs langages par opposition aux clairs-obscurs délétères du chromatisme exacerbé, issu de Tristan, dont les suavités portaient en germe, selon lui, tous les symptômes d’une névrose mortifère.
Il ne sert à rien, ici, de relativiser, de ratiociner, de préciser ou même d’introduire des nuances. Cela, Harry savait le faire mieux que personne. Je me rends bien compte qu’en forçant les contrastes et les traits les plus saillants de sa veine de polémiste, je prends le risque d’être grossièrement réducteur d’une pensée rompue aux finesses de l’analyse. Il me paraît nécessaire, toutefois, de nous attacher, sans excès de prudence, au tempérament de cet homme, car il fut directement responsable d’intuitions superbes, perturbantes, dont les effets ont eu des conséquences fécondes et durables.
Au plus fort des guerres de chapelles des années 1950-1960, quand nombre d’acteurs de la scène musicale française cédaient de plus en plus à la tentation d’une extension des lois systémiques à tous les paramètres du langage compositionnel (sorte de « canne d’aveugle », diront certains, pour les imaginaires stériles), Halbreich se rangea sans hésiter du côté des modernistes indépendants, libres dans leurs choix de « grammaire d’engendrement », selon le mot de Méfano, et victimes du sectarisme des écoles trop bien clôturées (on pourrait, si on a le goût du jeu de mot, parler à leur propos de « grammaire d’enfermement »). En réalité, je crois que Harry s’en prenait moins au chefs de file qu’à leurs épigones, sans exonérer les premiers de toute responsabilité dans les dérives des seconds, surtout quand les premiers acceptaient, fût-ce à leur corps défendant, d’être des instruments de pouvoir (et la brouille mémorable avec Boulez, certainement, n’a pas d’autre objet). Il distinguait toujours l’œuvre accomplie par un homme, fût-il son ennemi, et la légion des médiocres qui s’engouffre dans la brèche ouverte ; un phénomène tragique, mille fois observé, qu’un Schönberg, par exemple, avait douloureusement anticipé et qui a assombri la fin de son existence. Il nous reste à espérer que la voix puissante de Halbreich ne sera pas elle-même détournée à des fins qui lui auraient fait horreur, « récupérée », diraient les politiques, par les anti modernes de tous poils, dont les visées, le plus souvent commerciales et mercantiles, ne lui auraient pas échappé. Cependant, nous pouvons faire le pari que la leçon de courage et d’indépendance qu’il a donnée ne sera pas perdue pour tout le monde et qu’elle sera profitable à tous ceux qui veulent relever les défis de l’avenir. Ils ne devront pas compter sur lui pour fournir une recette d’affinage du jugement selon une grille pré établie, puisque c’est précisément ce qu’il a toujours refusé ; mais ils pourront entretenir l’espoir que les vertus d’exemplarité de son action, sur le double plan de l’éthique et de l’esthétique, resteront longtemps contagieuses.
Nous voyons disparaître un à un tous les protagonistes des grands conflits de l’après-guerre et nous n’avons pas fini de nous pencher sur ce qui les opposa, parfois avec une violence inouïe. Que restera-t-il de tout cela ? Peut-être la nostalgie d’un temps où l’avenir de l’art savant était encore une question vitale, et où les combats, par voie de conséquence, étaient « jusqu’au dernier sang ». Il n’est aucune conversation avec Harry Halbreich qui ne m’ait renvoyé à ce grand théâtre où se jouait le sort du monde, et qui se tenait encore à l’écart des lois d’airain du tout puissant Marché.
J’ai gardé le souvenir d’un petit restaurant populaire du XIVème arrondissement de Paris où il m’avait donné rendez-vous ainsi qu’à Stéphane Topakian, le fondateur de la maison de disques TIMPANI. Ce dernier, auquel on doit d’avoir révélé des pans entiers de la musique française, avait depuis longtemps associé Harry à son travail, et la conversation, ce jour là, avait donné lieu à un survol éblouissant du siècle passé, à travers le prisme exclusif de l’art, musical bien sûr, mais aussi pictural et littéraire. En écoutant Harry parler de Bernanos, auteur majeur de son panthéon personnel, il m’apparut qu’il avait été lui-même un excitateur de « la grande peur des bien-pensants », traquant sans relâche les faux prophètes et les vrais Marchands du Temple.
Dans la dernière année, quand je parvenais à l’avoir au téléphone, ce qui n’était pas facile car il prenait les appels selon son humeur du moment, j’étais heureux de constater qu’il n’avait rien perdu de sa combativité et encore moins de sa curiosité (Kristof Maratka et Philip Maintz comptaient parmi ses admirations récentes), et je n’imagine pas qu’il ait jamais pu s’étendre sur le coussin confortable de sa notoriété.
Je le vois plutôt inquiet jusqu’au bout, et toujours armé pour un prochain tournoi ; jusqu’aux derniers échanges où l’espace de la lutte, m’a-t-il semblé, s’était déplacé. La voix était claire et ne trahissait aucune absence de l’esprit, mais les paroles étaient comme tournées vers l’intérieur. A aucun moment, pourtant, je n’ai eu le sentiment qu’il approchait de la fin. Le sentait-il lui-même ? Je ne saurais le dire.
C’est Anne Eichner qui m’apprit sa mort, et la nouvelle m’a saisi par surprise. Par delà la peine, violente et intense, il n’était pas indifférent que l’annonce m’ait été faite par la petite-fille de Maurice Emmanuel. Notre ami rejoignait l’ « Eglise invisible » dont parle Goethe, où se mêlent les vivants et les morts ; église universelle, mais église unique dans le sens où chacun a la sienne, où chacun accueille ses propres élus, et où certainement s’étaient rassemblés autour de Harry tous les musiciens qu’il avait aimés.
Alexis Galpérine