Jehan Titelouze est souvent considéré comme le père de la musique d’orgue française. En effet, il est le premier à présenter un livre d’orgue sous une notation moderne, à savoir des partitions écrites sur deux portées, avec clés de sol et d’ut. Il ne s’agit plus de tablatures. Sans aucun doute, il synthétise toute la musique du XVIè siècle.
Né à Saint-Omer en l’année présumée de 1563, Jehan Titelouze grandit dans une ville des Pays-Bas dont la régence est à ce moment laissée à Philippe II, roi d’Espagne (1555-1598).
La famille est installée à Saint-Omer, au moins depuis 1497-1498. Le père, Benoît, est officier municipal, " wette et menestrier de la ville "1, avant de tenir un commerce de poisson. Il est possible d’établir la généalogie des Titelouze par différents recoupements de cousinage et de mariage, comme le montre le tableau ci-dessous2. Seul un Guillemin, mentionné dans une procuration de 1513, reste sans parenté certaine, mais il paye avec Micquiel un " droit de bourgaige "3 en 1498. Peut-être ces deux personnages sont-ils père et fils ?
Micquiel était barbier, Nicolas joue du violon dans divers " banquetz de nopces ", Louis sera arpenteur. Quant à Benoist, nous en avons déjà parlé plus haut.
Le niveau de vie familiale semble satisfaisant. Les Titelouze possèdent une maison dans une rue fréquentée, reliant la paroisse Sainte-Aldegonde, près de la cathédrale, et la chapelle N.-D. des Miracles d’où l’on entend cloches et carillons. Cette demeure est d’autant bien placée qu’elle se situe à trois minutes de l’école de la Maîtrise où étaient enseignés le français et le latin, mais aussi le chant, l’harmonie et le contrepoint4.
La cathédrale de Rouen, pendant des réfections en 1990
( cl. Michel Baron )Mais la question reste posée de savoir si le petit Jehan était à l’école (primaire) chez les Jésuites wallons ou au collège des Bons Enfants où une heure de l’emploi du temps était réservée à l’étude du chant grégorien et à la musique (pratique de la polyphonie). Aux plus doués, on offrait également la possibilité de travailler un instrument. Quels furent ses maîtres, qui a pu lui enseigner l’orgue ? La question est toujours en suspend. Dans sa famille, on joue du violon et de la trompette. Toujours est-il que l’on apprend dans une lettre de 1629, qu’il " a fait leçon " des modes, " il y a plus de 40 ans "5.
A partir de 1585 la biographie se précise. En effet, cette année-là, la charge d’organiste de l’église Saint-Jean de Rouen revient à l’abbé Titelouze. Il semble avoir été ordonné avant son arrivée à Rouen.
Le 12 avril 1588, un concours est organisé en vue de pourvoir le poste d’organiste de la cathédrale de Rouen afin de remplacer l’abbé François Josselin qui vient de mourir. C’est Jehan Titelouze qui remporte le concours grâce à son talent d’improvisateur. Le concurrent était pourtant redoutable. Toussainct Lefebvre avait exercé la suppléance durant la dernière maladie de Josselin, qui fut titulaire de sa charge pendant 23 ans6.
Ce n’est pas la première fois que l’on rencontre un audomarois à la cathédrale de Rouen7. En effet, l’école des Pays-Bas jouissait d’une réputation certaine, qui allait jusqu’à la chapelle pontificale. Ainsi, rien d’étonnant à ce que les maîtres de l’école des Pays-Bas, alors à leur apogée, se retrouvent à Rouen où la musique atteignait un niveau qui rivalisait quasiment avec la chapelle royale.
Cathédrale de Rouen: l'orgue.
( Photo © Jean-René Phelippeau, 2003. )Ainsi, Titelouze assure quelque temps un double service, mais, dès 1589, Jaspar Petit le remplace à Saint-Jean. Sa notoriété grandit rapidement et il est considéré, dès 1588, comme un expert en facture d’orgue. En 1597, on lui demande conseil pour le devis de l’orgue de Saint-Michel et en 1603, de choisir un facteur pour " racoustrer " ce même instrument.
Le 24 janvier 1595, Titelouze demandait des " lettres de naturalité ", puisque, comme nous l’avons signalé par sa naissance en Artois, il n’avait pas la nationalité française. Celles-ci lui furent octroyées et enregistrées au bureau des finances de Rouen le 9 août 16048.
Quelques années plus tard, le 2 avril 1610, il est nommé chanoine.
Notre chanoine est aussi poète, et en 1613, il se voit décerner le " lis d’argent des Palinods de Rouen " pour son Chant Royal. Il s’agit d’une forme poétique composée de dix vers et un refrain (palinode) agencés en 5 strophes comme une ballade à " envoy ".
Une nouvelle tâche commence en 1622 : c’est le début d’un échange de correspondance avec le Père Marin Mersenne.
En 1623, Pierre Ballard, imprimeur de la musique du Roy à Paris, édite les Hymnes de l’église pour toucher sur l’orgue, avec les fugues et recherches sur leur plain-chant et en 1626, le Magnificat ou cantique de la Vierge pour toucher sur l’orgue suivant les huit tons de l’Eglise.
Ces deux recueils forment ainsi l’intégralité de la musique d’orgue publiée par Jehan Titelouze. Cependant, la musique vocale n’est pas négligée par notre compositeur puisque, la même année 1626, est publiée une messe à 4 voix, la Missa quatuor vocum ad imitationem moduli : in Ecclesia. Nous ne pouvons, bien sûr, que regretter la perte de cette messe, désormais introuvable. Il est à noter que les comptes de la Maîtrise de Rouen font mention d’une messe à 6 voix, elle aussi disparue de nos jours, œuvre qu’il fut nécessaire d’acheter à Paris " en 16449 pour la maîtrise de la cathédrale de Rouen. Une autre messe à 4 voix " votiva " peut également être mentionnée sans que l’on en ait davantage de traces.
Le 21 janvier 1633, il demande une augmentation pour instruire quelque jeune homme, et le 24 octobre de cette même année, notre grand maître de l’orgue français meurt à Rouen.
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[NDLR : depuis la rédaction de cet article au début des années 2000, Laurent Guillo a découvert en 2016 à la Bibliothèque de Fels (Institut catholique de Paris) un recueil de messes, imprimé à Paris en 1626 par Ballard, contenant des messes de Du Caurroy, Fontenay, Bournonville et Titelouze. Concernant ce dernier, il s’agit de ses deux messes à 4 voix citées supra que l’on pensait perdues : Missa in Ecclesia et Missa Votiva, ainsi que deux autres à 6 voix : Missa Cantate et Missa Simplici corde. Jean-Yves Haymoz, professeur au Conservatoire national supérieur de musique de Lyon et à la Haute Ecole de musique de Genève, en a fait une édition moderne publiée par l’éditeur musical « La Sinfonie d’Orphée » où elles sont disponibles de nos jours.]
A propos des HYMNES
Le premier livre d’orgue de Titelouze publié en 1623 par Pierre Ballard, imprimeur à Paris, s’intitule ainsi : Hymnes de l’Eglise pour toucher sur l’orgue, avec les fugues et recherches sur leur plain-chant.
Il s’agit de " variations " sur douze hymnes, toutes à destination liturgique. En effet, il s’agit de pièces jouées en alternatim avec la maîtrise de la Cathédrale, notamment lors de fêtes solennelles où les offices sont plus longs. C’est un moyen aussi de combler les " vides " laissés par un temps de préparation entre deux offices, une procession ou lors de la communion des fidèles. Voici leur ordre d’apparition dans l’ouvrage et le nombre de versets composés pour orgue par Titelouze:
Ad coenam : hymne vespérale du samedi in albis (4 versets)
Veni creator : hymne vespérale du dimanche de la Pentecôte (4 versets)
Pange lingua : hymne vespérale de la fête du Saint Sacrement (3 versets)
Ut queant laxis : hymne vespérale de la Nativité de St Jean Baptiste (3 versets)
Ave maris stella : hymne vespérale de la Sainte Vierge et de l’Assomption (4 versets)
Conditor alme siderum : hymne vespérale du temps de l’Avent (3 versets)
A solis ortus cardine : hymne des laudes de la Nativité (3 versets)
Exultet coelum : hymne des vêpres et des laudes aux fêtes des Apôtres (3 versets)
Annue Christe : hymne du commun des Apôtres et des Evangélistes, mélodie propre au diocèse de Rouen (2 versets + un Amen)
Sanctorum meritis : hymne vespérale de plusieurs martyrs [hors temps Pascal] (3 versets)
Iste confessor : hymne vespérale des évêques et des confesseurs (3 versets)
Urbs Hierusalem : hymne vespérale pour la dédicace d’une église (3 versets)Pour Jehan Titelouze, chaque hymne grégorienne sus-citée va devenir la mélodie de base et devient un cantus firmus. Le Concile de Trente avait quelques années auparavant banni des églises " toutes sortes de musique, dans lesquelles, soit sur l’orgue ou dans le simple chant, il se mêle quelque chose de lascif ou d’impur ". Peut-être cela obligea notre compositeur à rester fidèle à l’hymne d’origine. Aussi se soumet-il aux exigences de la monodie grégorienne malgré le traitement polyphonique de la mélodie.
Tous les premiers versets sont construits sur un cantus firmus en valeurs longues suivis de deux ou trois versets en style fugué, en fonction de la longueur de l’hymne.
Comme l’indique le titre de l’ouvrage, Titelouze écrit des " fugues " et des " recherches ". Essayons de voir avec un peu plus de précisions ce à quoi cela se rapporte. Le chanoine rouannais écrit bien entendu dans un style contrapuntique.
" Le Cantus firmus, religieux ou profane, vocal ou instrumental, peut être littéral, interrompu, dissimulé, migrant, orné, modulant, déformé, abrégé, associé au procédé de la parodie ; il peut engendrer des imitations et des variations, être traité en canon ".10
Cette définition nous donne un vaste champ d’exploitation du cantus firmus et il en résulte, pour notre part, deux catégories : les cantus firmi en valeurs longues et les cantus firmi en valeurs brèves.
Dans la catégorie " cantus firmi en valeurs longues ", nous avons trouvé trois subdivisions :
- Cantus firmus confié à la même voix pendant tout un verset.
Tous les premiers versets de chaque hymne sont écrits sur un cantus firmus en valeurs longues. Dans tous ces cas, il est alors confié à la basse. Dans les seconds ou troisièmes versets, il arrive parfois de retrouver ce cantus firmus en valeurs longues à une autre voix.
- Cantus firmus en valeurs longues migrant entre plusieurs voix.
La mélodie pourra ainsi naviguer du soprano à l’alto, puis du ténor au soprano, par exemple.
- Cantus firmus en valeurs longues migrant et modulant.
Toutes les pièces construites sur des " cantus firmi en valeurs brèves " sont en style fugué. Dans ces cas, la mélodie grégorienne est devenue un prétexte à l’évolution des différentes voix. Le cantus firmus est fragmenté pour en faire un sujet de " fugue ". Pour cela, le sujet se trouve transposé à la quarte, à la quinte ou à l’octave. Les différents sujets sont toujours empruntés à la mélodie grégorienne, mais parfois de façon tronquée.
On pourra consulter ci-après le tableau récapitulatif des différentes structures et compositions formelles des Hymnes de l’Eglise de J.Titelouze11.
Nom de l’hymne Nbre de versets Verset 1 Verset 2 Verset 3 Verset 4 I Ad coenam 4 v. l. à la basse fugué fugué v. l. migrant II Veni creator 4 v. l. à la basse v. l. au soprano v. l. au ténor + canon à l’octave fugué III
Pange lingua 3 v. l. à la basse fugué v. l. migrant IV Ut queant laxis 3 v. l. à la basse v. l. à l’alto + coupures fugué V Ave maris stella 4 v. l. à la basse fugué v.l. à la basse + canon Sur ped. – fugué VI Conditor alme siderum 3 v. l. à la basse v. l. au soprano + canon fugué VII A solis ortus 3 v. l. à la basse fugué v. l. migrant + transpo. VIII Exultet coelum 3 v. l. à la basse v. l. à l’alto fugué IX Annue Christe 2 + Amen v. l. à la basse fugué
Amen : fugué tenue sop. (ped.) X Sanctorum meritis 3 v. l. à la basse fugué en blanche migrant + coupures modulant XI Iste confessor 3 v. l. à la basse fugué v. l. alto – sop. migrant + transpo. XII Urbs Jerusalem 3 v. l. à la basse fugué fugué Légende : v. l. = Cantus Firmus en valeurs longues
Marie-Paule BAUMGARTNER-SENDRON
Jean Titelouze, 1er verset de l'hymne Ad coenam, extrait des Hymnes de l'Église pour toucher sur l'orgue avec les fugues et recherches sur leur plain-chant, 1623, rééditées "avec annotations et adaptations aux orgues modernes" par Alexandre Guilmant et André Pirro dans la collection "Archives des Maîtres de l'orgue des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles d'après les manuscrits authentiques" (Paris, A. Durand, 1897, 1er volume) numérisation et fichier audio par Max Méreaux (DR).
____________1) M. Vanmackelberg, " Autour de Jehan Titelouze ", Recherches sur la Musique Française Classique IV, 1964, p. 13 (" wette " : guetteur, messager, fonction de serviteur du Magistrat ; " menestrier " : trompette et hérault d'armes). [ Retour ]
2) Marie-Paule Baumgartner-Sendron, L'œuvre d'orgue de Jehan Titelouze, mémoire de maîtrise, Université de Metz, 1998, dir. P. Prévost. [ Retour ]
3) Droit de bourgeoisie. Cf. M. Vanmackerberg, op. cit., (note 1), p. 10. [ Retour ]
4) M. Vanmackerberg, " Titelouziana ", Recherches sur la Musique Française Classique VII, 1967, p. 235. [ Retour ]
5) Lettre de Titelouze à Mersenne du 24 décembre 1629 (?), in Correspondance du P. Marin Mersenne, éd. par C. de Waard, Paris, P.U.F., 1945, vol. III, p. 366. [ Retour ]
6) Cf. A.Pirro, Les organistes français du XVIIè siècle Jehan Titelouze, Paris : Scola Cantorum, 1898, p. 4. [ Retour ]
7) Voir A. Collette et A. Bourdon, Histoire de la maîtrise de Rouen, Rouen : impr. E. Cagniard, 1892; fac-similé. Genève, Minkoff, 1972. [ Retour ]
8) M. Vamackelberg, op. cit. (note 1), appendice I, p. 28. [ Retour ]
9) A. Collette, op. cit., (note 6), p. 57. [ Retour ]
10) E. Weber, " A la découverte des multiples facettes du cantus firmus ", in Itinéraires du Cantus firmus, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1994, vol. I, p. 6. [ Retour ]
11) M.P. Baumgartner-Sendron, op. cit., (note 2), p. 76. [ Retour ]