A LA MEMOIRE D'ANDRE MARCHAL
par Gaston Régulier, Jean Langlais et Bernard Gavoty (Clarendon)
André Marchal
(photo X...) DR.
(in Le Louis Braille, n° 191, octobre 1980, Paris, p. 1-3)
« Le 30 août, nous apprenions par une voie détournée la disparition d'André Marchal, inhumé le 29 à Hendaye où il passait généralement ses vacances dans une villa qu'il affectionnait particulièrement. En cette période, ses amis étaient dispersés et ne pouvaient être atteints pour l'accompagner à sa dernière demeure. Les obsèques se sont donc déroulées dans l'intimité, quelques privilégiés ayant pu cependant lui rendre ce dernier hommage. La triste nouvelle s'est cependant propagée rapidement et les témoignages les plus émus se sont exprimés auprès de tous les amis du Maître susceptibles de leur fournir quelques détails.
Aveugle de naissance, il était né le 4 février 1894 et avait débuté les études de piano avec son père qui le confia très tôt à une personne retraitée de l'Institut National des Jeunes Aveugles où il devait entrer en 1903. Ses dons exceptionnels furent reconnus par tous ses professeurs et une popularité admirative gagna très tôt ses camarades. Confié pour l'étude du piano à un maître très averti, ses progrès furent rapides et chacun recherchait l'occasion de l'entendre, trouvant dans ses exécutions remarquables des modèles d'interprétation difficiles à copier. Sa mémoire était sans égale et il retenait à l'audition les choses les plus variées. Chaque semaine, en ce temps-là, on conduisait les grands élèves à l'Opéra d'où il rapportait de longs fragments qu'il jouait pour l'émerveillement de ses condisciples.
C'était un exécutant remarquable et il aurait pu entrer dans une classe de piano au Conservatoire, mais l'orgue devait l'attirer si passionnément qu'il y consacra tous ses efforts. Il entrait donc en 1911 dans la classe d'Eugène Gigout qui était titulaire de la classe d'orgue. Comme ailleurs, il gagna la confiance de son Maître auquel il devait une reconnaissance profonde pour son enseignement. Il estimait lui devoir beaucoup dans la pratique de l'improvisation où André Marchai avait atteint un véritable sommet. Dans les pièces calmes, surtout, il livrait les merveilleuses ressources de sa sensibilité débordante de poésie. En 1913, il obtenait le premier Prix et fut très remarqué par le Jury. Les maîtres les plus éminents firent dès lors appel à lui pour les remplacer à leur tribune.
En 1917, le premier Prix de contrepoint lui était attribué et il entreprenait sa carrière de concertiste qui devait le conduire à une gloire réelle.
Je laisse à Jean Langlais le soin de dire le prestigieux déroulement de la vie de concertiste de son Maître. Mieux que personne, il trouvera les mots justes pour en parler.
A côté de ce haut destin, André Marchai se voua à l'enseignement avec un égal bonheur. Professeur à l'Institut National des Jeunes Aveugles, il dépensa pour ses élèves toutes ses forces, portant le même intérêt aux plus doués comme aux autres qui ont exercé ou exercent encore la carrière d'organiste. Il a compté de nombreux prix de conservatoire parmi ses élèves et son enseignement fut couronné de brillants succès.
La vie de mon ami fut des plus heureuses : Comblé par la nature, il connut les amitiés les plus chaleureuses et il est pleuré.
Sa fille, que j'ai vu naître, demeurera pour moi un lien indissoluble où je trouverai l'écho d'un chagrin sans consolation. »
Gaston Régulier
« Le 26 août dernier, la musique perdait un serviteur. Ayant subi pendant l'hiver deux interventions chirurgicales, cet homme racé fut durement touché dans sa robustesse physique. Pendant le mois de juin, son état de santé causa de vives inquiétudes à ses proches et à ses amis. Faisant montre d'une sage et admirable résignation, André Marchai conserva la maîtrise de soi jusqu'au terme de sa vie. Ne me déclarait-il pas, quelques jours avant sa mort : « Je ne ressens pas l'ennui dû à mon repos forcé, je relis dans mon passé et puis, je ne me trouve pas mal sur cette terre ». Sa sérénité était alors totale.
Sa fille, Jacqueline, qu'il adorait, me confiait récemment qu'il lui avait déclaré, peu avant de mourir : « Que veux-tu, tout a une fin », et il exprimait aussitôt le désir de reposer dans le cimetière d'Hendaye si un dénouement devait se produire dans cette ville où il aimait passer ses vacances. Que notre affliction reçoive au moins un réconfort même minime, puisque nous savons que la souffrance a été épargnée à cet artiste dont le courage fut à la mesure de son immense talent.
Talent d'ailleurs multiple, centré autour de la poésie et du goût. La constante recherche d'une perfection toujours renouvelée transparaissait à l'écoute de ses interprétations.
Il me souvient lui avoir dit : « Je ne vous entends jamais jouer la même œuvre deux fois de la même manière ». « C'est que je recherche toujours ce que je crois être la Vérité », me répondit-il.
Sa plus grande démarche artistique fut probablement le terrible assaut qu'il mena contre ce qu'on appelait alors la « Tradition ». En 1922, à l'âge de 28 ans, il fit entendre au cours d'un récital donné sur l'orgue du Conservatoire de Paris, le Triptyque en ut de J.S. BACH dans une conception rigoureusement personnelle qui, malgré la délicatesse dans le choix des timbres, fit grand bruit. Cette magistrale audace n'en était qu'à ses débuts. Elle se prolongea dans une totale indépendance pendant la longue et belle carrière de celui qui fut appelé « l'Aveugle aux doigts de lumière ».
Alors qu'il n'était pas compositeur, il donna à ses élèves des conseils toujours précis autant que précieux à propos de leurs tentatives compositionnelles.
Il ne saurait être question ici d'évoquer en détail la vie artistique d'un tel Maître qui a tant parcouru le monde, allant même porter la bonne parole jusqu'en Australie.
Doué d'une fabuleuse mémoire, André Marchal attira un nombreux public au Palais de Chaillot où il se produisit dans dix récitals Bach.
Le dernier concert qu'il donna eut lieu dans l'Insigne Basilique Saint-Sernin, l'an dernier, à Toulouse. Malgré ses 85 ans, nous savons que le grand organiste joua ce récital avec une maîtrise inaltérée.
L'homme laissera en la mémoire de ceux qui l'ont connu le souvenir d'une nature faite de bonté, de distinction et de culture.
Avant de quitter Paris en juillet dernier, il relisait Montaigne. A l'Institut National des Jeunes Aveugles, il enseigna avec bonheur le piano dont il jouait très facilement, ainsi que l'orgue et jamais il n'eut le moindre mépris pour les élèves peu doués. Quant aux pauvres, son dévouement était sans borne pour eux : Combien de fois n'est-il pas revenu boulevard des Invalides, le soir, à 20 h 30, afin de m'aider à préparer mon entrée au Conservatoire.
Parmi les artistes voyants et non-voyants, combien lui sont redevables de leur premier Prix ! Son œuvre pédagogique comme sa carrière d'organiste furent égales en richesse.
Cher Maître et Ami, vous avez maintenant franchi les frontières humaines, vous avez pénétré dans le Mystère des Mystères.
Malgré ce départ, nous conserverons ici-bas votre précieuse mémoire ainsi que le souvenir de vos vertus artistiques.
Nous partageons la peine de vos proches parmi lesquels nous nommons d'abord votre chère Jacqueline. Nous l'assurons de toute notre affection, car elle fut bonne pour vous. C'est de tout notre cœur que nous vous adresserons un adieu très ému et, reprenant à notre compte les dernières paroles prononcées par Emmanuel Chabrier sur la tombe de César Franck, nous vous disons : « Maître, vous avez bien fait ».
Jean Langlais
« Une gloire de l'orgue français, André Marchai, vient de s'éteindre à Hendaye, à l'âge de 86 ans. Aveugle-né, il s'obstinait courageusement, implacablement à faire une « carrière d'artiste », laissant de côté, tant il les dominait, les problèmes de la cécité. J'eus l'honneur et le bonheur de le suppléer longtemps, à partir des années 1929, tout jeune organiste que j'étais, à son orgue de Saint-Germain-des-Prés, bien avant qu'il devînt le titulaire du grand orgue de Saint-Eustache. A ses côtés, sans avoir jamais travaillé avec lui, j'appris beaucoup dans le double domaine de l'interprétation et de l'improvisation. Ici et là se manifestaient des dons extraordinaires de personnalité aiguë et inventive. Sans rien contester, il innovait sans relâche. On lui doit l'allègement de l'orgue, jusqu'alors plutôt lourd et tributaire d'un legato tyrannique. Le premier, Marchai pratiqua un jeu quasi clavecinant, insolite, intelligemment articulé. Une sonate en trio de Bach sous les doigts de Marchai, quelle merveille lumineuse et aérée !
Telles improvisations dans le style impressionniste résonnent encore aux oreilles de ses nombreux disciples qui voyaient avec raison en lui un maître du clavier comme de la vie intérieure. On aurait dit que Claudel avait pensé à lui en écrivant « Les autres yeux reçoivent la lumière, mais les tiens la donnent... ». Il respirait l'espace invisible et s'en nourrissait à la lettre.
Accompagné souvent, seul parfois, cet ancien pensionnaire de l'Institut National des Jeunes Aveugles, puis au Conservatoire de Paris, élève de Gigout et de Caussade, ne cessait d'accomplir, en Europe et en Amérique, de très brillantes tournées de récitals.
Un cortège d'élèves venus de tous pays auréolait sa vie. Que de charme il leur dispensait, quel enseignement fécond il leur assurait !
Adieu, cher André ! Vous avez passé dans la vie comme une étoile dans le ciel, éclairant ceux qui aimaient en vous l'interprète inspiré, soulevé par une grâce immatérielle. Nous ne vous oublierons jamais, tant vous nous avez donné. »
Clarendon in Le Figaro
(documentation recueillie par O. Geoffroy, novembre 2020)