La musique à l’Institution des Jeunes Aveugles de Nancy
Nancy, Institut des Jeunes Aveugles au début du XXe siècle ( coll. O. Geoffroy ) |
L’Institution des Jeunes Aveugles, rue de Santifontaine à Nancy fut fondée en 1852 par le chanoine Nicolas Gridel (1801-1885), ancien curé de la cathédrale de Nancy. L’abbé Gridel voulait agir de la même manière que Joseph Piroux (1800-1884) qui avait établi à Nancy une maison d’assistance aux sourds-muets. Mais si l’intention était bonne, la générosité du chanoine fut mise à mal car personne ne voulait l’aider à créer une école pour les non-voyants. En effet, pour bon nombre de ses contemporains, cela n’allait pas de soi :
" On s’en prenait à l’éducation musicale trop exclusive donnée dans la maison : _ Ils s’en iront, disait-on, avec un si petit bagage musical, qu’il ne leur sera possible d’en tirer aucun parti, si ce n’est au détriment de leur salut et des bonnes mœurs, car, en continuant dans la même direction, n’avons-nous pas à craindre d’entretenir, au milieu de nous, une sorte d’Ecole Normale où se formeront des ménétriers qui se répandront plus tard dans nos campagnes, à la grande satisfaction de la jeunesse villageoise... Bref, beaucoup pensaient que ce qu’il fallait aux aveugles, ce n’était pas une école, mais un hospice où ils puissent vivre en repos et mourir en chrétiens1 ! "
Les gens les mieux intentionnés se contentaient d’apporter une mince assistance pécuniaire. Mais la ténacité du chanoine eut raison des réticences car il fit valoir qu’en glanant dans les départements avoisinants, on pouvait constituer un nombre d’élèves suffisants pour un établissement qui ne pouvait craindre aucune rivalité étant donné son caractère particulier. L’abbé Gridel, sexagénaire, qui avait gravi jusqu’au plus haut degré les échelons de la vie sacerdotale, dut s’abaisser à vendre des images pieuses et mendier dans toutes les familles fortunées de la région pour atteindre son but et maintenir ensuite la situation financière de la maison.
Il faut cependant reconnaître qu’un certain nombre d’élèves ne possédaient pas les dispositions intellectuelles ou motrices permettant de suivre un enseignement musical. Les plus défavorisés se contentaient de travaux manuels de rempaillage de chaises, de confection de brosses et de vannerie. Les filles et les garçons étaient séparés en deux quartiers différents. Les activités sportives et d’éducation corporelle ont longtemps été dispensées par M. Charmoille qui termina sa carrière en enseignant la danse à Nancy. L’Institution se chargeait en outre de la rééducation des adultes devenus aveugles par accident ou maladie.
Après l’apprentissage préalable du braille, les jeunes aveugles étudiaient le piano et l’orgue avec Henri Hess2, organiste et professeur au Conservatoire de Nancy. Né à Thionville en 1841, ancien élève au Conservatoire de Paris, il y avait obtenu un quatrième accessit en piano dans la classe d’Antoine Marmontel, un premier prix d’harmonie et d’accompagnement en 1860, des premiers prix de contrepoint et de fugue en 1863 et enfin un premier prix d’orgue en 1866 dans la classe de François Benoist (1794-1878). Il avait concouru, sans succès, la même année pour le Prix de Rome. Organiste à l’église Saint-Ambroise à Paris durant quatre ans, il succéda à son père Georges Hess au grand orgue Cavaillé-Coll de la Cathédrale de Nancy en novembre 1868. Né à Gunstell dans le Bas-Rhin en 1811, professeur de piano au pensionnat du Sacré-Coeur et compositeur de pièces pour orgue et harmonium, Georges Hess3, pour sa part, était venu à Nancy en 1846 après avoir été titulaire de l’orgue de l’église Saint-Maximin de Thionville. Il avait succédé à la tribune nancéienne à François Abarca. Il y remarqua le talent d’Eugène Gigout (1844-1925), fils du sacristain de la Cathédrale, futur élève puis professeur de l’Ecole de Musique classique et religieuse de Niedermeyer à Paris, organiste à l’église Saint-Augustin et compositeur fécond. Gigout fut nommé en 1911 professeur de la classe d’orgue du Conservatoire national supérieur de musique de la capitale.
Henri Hess, quant à lui, avait guidé les premiers pas de Florent Schmitt (1870-1958), originaire de Blâmont, ainsi que le rapporte Gaston Stoltz dans une conférence donnée à l’Académie de Stanislas le 15 octobre 1971 :
" Après avoir appris les rudiments de la musique en famille, il [Florent Schmitt] vint à Nancy à 16 ans et y étudia le piano avec Henri Hess (organiste de la Cathédrale) et l’harmonie avec Gustave Sandré, directeur du Conservatoire de la ville4 ".
Deux ans plus tard, ce dernier entrait à Paris et obtenait, en 1900, le Premier Grand Prix de Rome avec sa cantate Sémiramis. On voit combien l’enseignement de son premier maître lui avait été profitable. Henri Hess a composé de nombreuses oeuvres dont une Messe en ré pour grand orchestre (1902) et des transcriptions, marches et pièces pour orgue. Il a également expertisé et inauguré de nombreux instruments lorrains dont celui du Temple protestant de Nancy le 27 mars 1887.5
Auguste Kling6 était répétiteur de musique à l’Institution [voir notice sur les organistes des Trois Evêchés de Lorraine]. Auteur de nombreux cantiques en français et en latin, d’un drame lyrique en trois actes7, ainsi que de quelques pièces brèves pour harmonium, Kling était considéré comme un modèle pour les organistes et sa disparition en 1919 fut très lourdement ressentie :
" Ah ! Comment ne pas évoquer ici [...] la mémoire, la figure, l’âme d’un artiste éminemment chrétien, professeur jadis en cette maison, et qui fut à sa manière un vrai prêtre de l’orgue. Tous ceux qui le virent à la Basilique Saint-Epvre, où il exerçait, n’oublieront jamais, n’est-il pas vrai, la manière dont le cher maître montait à la console de l’orgue comme le prêtre à l’autel ; ni ce grand signe de croix dont il n’omettait jamais de se munir avant de toucher à ses claviers ; ni ce regard éperdument fixé vers le sanctuaire ; ni ce recueillement, rebelle, obstinément, à toute cause extérieure de distraction.8 "
Auguste Kling avait marqué ses élèves par sa haute conscience morale et sa rigueur. Il " fut toujours, dans l’Institution où il donnait des leçons de musique, l’ami le plus sûr, le collègue le plus sympathique.9 "
L’histoire a retenu les noms d’autres professeurs de musique titulaires ou occasionnels à l’Institution des Jeunes Aveugles au cours du XXè siècle : Mlle Euvrard, Mlle Lucie Pion, Mme Marie-Madeleine Herveux, M. le chanoine Holtz, M. Joseph Gérard...
A l’époque des lois sur la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, les professeurs étaient en proie au doute quant à la future profession de leurs jeunes disciples :
" Les meilleurs élèves peuvent, souvent grâce à la musique, trouver un emploi rapportant de 1000 à 1800 francs par an. Mais ces cas restent exceptionnels. La plupart des pensionnats religieux ont dû fermer leurs portes. Or beaucoup d’aveugles trouvaient des places d’organiste dans des hospices ou de petits pensionnats où ils étaient logés et nourris et trouvaient une véritable famille d’adoption, complétant leur modeste salaire de quelques travaux manuels. De plus, les charges des fabriques augmentant alors que leurs recettes diminuent, des musiciens aveugles risquent de perdre leur emploi d’organiste dans de nombreuses paroisses.10 "
Leur situation fut néanmoins assurée jusque vers 1960, lorsque " les réformes liturgiques liées à l’interprétation plus ou moins précipitée du Concile Vatican II [réduisirent] les débouchés professionnels pour les organistes bien formés.11 "
A la Maison Saint-Paul12, autre nom de l’Institution des Jeunes Aveugles, les cours de musique étaient obligatoires pour la plupart des pensionnaires. Charles Magin (1881-1968) y enseigna le solfège, le piano, l’harmonium, l’orgue et le chant choral à partir de 1898 [pour une biographie plus complète, voir notice sur Charles Magin]. Une classe de violon était ouverte pour les élèves qui souhaitaient apprendre cet instrument. Un certain nombre de jeunes ajoutaient quelque handicap mental à la cécité, ce qui compromettait sérieusement les progrès en musique. Aujourd’hui, avec la diminution de la pratique religieuse, c’est vers d’autres métiers que l’on dirige les aveugles (travail avec outil informatique, kinésithérapie). Mais à une époque encore relativement proche, les élèves de l’Institution qui, montrant de sérieuses capacités au piano, accédaient à l’étude de l’orgue représentaient un petit groupe d’une dizaine de jeunes gens et jeunes filles. En plus d’un harmonium à deux claviers et pédalier installé dans une salle de cours, la chapelle de l’Institution possédait un orgue de deux claviers et pédalier, ainsi composé :
Au clavier de grand orgue : bourdon de 16 pieds, montre 8, bourdon 8, prestant 4, quinte 2 pieds 2/3.
Au clavier de récit expressif : flûte de 8 pieds, salicional 8 (ou viole de gambe 8 ?), voix céleste 8, flûte 4, doublette 2, basson-hautbois 8 et trompette 8.
Au pédalier de trente marches : soubasse de 16 pieds (empruntée au bourdon 16 du grand-orgue) et basse de 8 pieds.
Il comptait en outre les accouplements et tirasses habituels.
Construit par Antoine Grossir (1799-1842) en 1834, son organisation interne avait été profondément modifiée par le facteur Jacquot afin de l’adapter aux nécessités pédagogiques et au jeu d’un répertoire plus varié.
Pour ses élèves, Charles Magin composait lui-même les exercices de technique instrumentale. Il finit d’ailleurs par réunir ces petites pièces sous forme de méthode dans un recueil qu’il intitula Le Jeune Organiste13.
Voici quel genre de professeur était Charles Magin : son caractère, sa grande douceur et sa patience légendaire le prédisposaient sans conteste à l’enseignement. Devant sans cesse s’adapter à des personnalités d’élèves fort diverses, il savait que les progrès venaient avec un travail régulier et ne craignait pas de répéter consignes et explications jusqu’à la lassitude. Il ne voulait jamais effaroucher les débutants par un ton doctoral et avec les organistes déjà avancés, avait presque l’air de s’excuser avant de donner un conseil. Lorsqu’un élève travaillait sur son instrument, il entrait par la pointe des pieds et écoutait discrètement ce qui se passait et, en cours, attendait toujours la fin de la prestation du jeune avant de donner son avis. Il s’y prenait si bien que, le plus souvent, l’élève avait l’impression d’avoir lui-même trouvé ce qui posait problème dans son exécution et comment y remédier. Il savait que les jeunes aveugles dont il avait en charge la formation musicale avaient du passer par nombre d’épreuves et souhaitait les encourager, avec de la conviction mais aussi de la délicatesse, à faire mûrir leurs dons musicaux.
L’autorité naturelle dont il était doté lui permettait de ne jamais avoir besoin d’élever la voix et, de mémoire d’élève, personne n’a jamais entendu de lui une remontrance de quelque nature que ce soit. Il a laissé un vif souvenir à ses élèves qui lui doivent à la fois un enseignement de qualité et le témoignage d’une conception sereine de l’existence.
Il n’était pas toujours soutenu par l’Administration de l’Institution ni reconnu à sa juste valeur mais il eut des succès et des joies qui le réconfortèrent dans son métier. A la rentrée de 1925, en effet, le chanoine Henri Bruneau succédait au chanoine Charles Pillard (1847-1934) à la tête de la maison. Des réformes furent alors menées :
" [...] Le chanoine Bruneau engage ce qui paraît alors une véritable révolution : il autorise les élèves les plus brillants à suivre, parallèlement aux enseignements de l’Institution, les cours du Conservatoire de Nancy, mêlés aux élèves ne souffrant d’aucune déficience visuelle. Cette décision paraît révolutionnaire à certains car le Conservatoire est une institution laïque. Mais le chanoine Bruneau ne se laisse pas démonter et les brillants résultats obtenus par les premiers élèves qui tentent l’expérience confirment le bien-fondé de son intuition. Les jeunes aveugles excellent dans la pratique de l’orgue, du piano, de l’improvisation musicale et de nombreuses autres disciplines encore. En six mois, Robert Bastien obtient un premier prix de conservatoire. Charles Dufresne, de Villerupt, est récompensé d’un prix lui aussi. Puis Robert Barth cumule les premiers prix d’orgue, de piano, d’improvisation. L’élan est donné, la renommée musicale de l’Institution des Jeunes Aveugles nancéienne est faite.14 "
En 1939, Charles Magin céda sa place de professeur à Robert Barth (1917-1998), son ancien élève à l’Institution jusqu’en 1932 et qui avait obtenu un premier prix de piano en 1934 suivi deux ans plus tard du premier prix d’orgue et improvisation au Conservatoire de Nancy dans la classe de Louis Thirion (1879-1966). Organiste de l’église Saint-Léon IX à Nancy, Robert Barth aurait pu sans difficulté monter à Paris mais, inquiet de nature et peu doué en locomotion, il ne pouvait se déplacer sans aide, même pour de courts trajets. C’est ce qui explique que lors de la vacance de poste à la Cathédrale de Nancy, il n’assura qu’une suppléance de quatre ans, avant que Pierre Cortellezzi ne soit nommé, son domicile étant trop éloigné à son goût de l’édifice. [voir notice sur les organistes des Trois Evêchés de Lorraine]
Des examens avaient lieu chaque année avec un jury composé de professeurs du Conservatoire de Nancy et des prix propres à l’Institution étaient attribués.
On dispensa des cours de musique jusqu’à la fin des années 1980. Guy Jeaugey fut le dernier professeur avant que, par souci d’insertion, les jeunes aveugles soient intégrés au système scolaire traditionnel.
Olivier Geoffroy
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1) Jacques Choux, « Centenaire de l'Institution des Jeunes Aveugles » in : Semaine religieuse de Lorraine, Nancy, Vagner, 1952, p. 428.
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2) Pierre Guillot, Dictionnaire des organistes français des XIXè et XXè siècles, Sprimont, Mardaga, p. 275.
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3) Ibid., p. 275.
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4) Mémoires de l'Académie de Stanislas, années 1970-72, 7è série, tome I, Nancy, 1973, p. 337.
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5) Cf. Jean-Marc Stussi, « Les Orgues du Temple Saint-Jean de Nancy » in : Annales de l'Est, 5è série, 44è année, n° 4, Nancy, PUN, 1992, p. 277.
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6) Ibid., p. 303.
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7) Saint Emile, sur des paroles de l'abbé Demange, pour une translation de reliques à l'école Saint-Sigisbert de Nancy, s.d., inédit.
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8) « Chronique de l'Ecole Saint-Sigisbert » in : Bulletin des Anciens Elèves de La Malgrange-Saint-Sigisbert, Nancy, Vagner, 1930, pp. 14-15.
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9) « Anciens Maîtres décédés » in : Bulletin trimestriel de l'Institution de La Malgrange et de l'Association des Anciens Elèves, La Malgrange-Saint-Sigisbert, 11è année, nouvelle série, N° 1, Nancy, Vagner, janvier 1920, p. 37.
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10) Etienne Thévenin, Etre aveugle en Lorraine aux XIXè et XXè siècles, Nancy, PUN, 2002, pp. 52-53.
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11) Etienne Thévenin, op. cit., p. 80.
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12) Saint Paul tient une grande place dans le coeur des aveugles, ayant lui-même été frappé de cécité sur le chemin de Damas (Actes des Apôtres 9, 1-9).
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13) Nancy, SAEM, 1954.
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14) Etienne Thévenin, op. cit., pp. 66-67.
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