GABRIEL PIERNÉ
(1863-1937)
Gabriel Pierné en 1930
(photo X..., coll. BnF-Gallica) DR.
Les organistes parisiens à la fin du xixe siècle,
vus par une journaliste américaine
Pierné — Sainte-Clotilde
« Ce dont nous avons le plus grand besoin à Paris, c’est d’une école préparatoire au Conservatoire ! »
Gabriel Pierné
Les rares personnes à connaître les tristes et tragiques événements de la vie conjugale de Saint-Saëns, ne s'étonnent pas qu'il cherche à se soustraire à la curiosité du monde, et qu'il continue à s'imposer à lui-même cette vie d'ermite dans ce monde clos qu'est l'art divin de la création, seule consolation dans la vie d'une âme tourmentée.
La rue de Médicis à Paris, est une belle rue, droite, royale, bordée d'arbres avec des parcs remplis de nymphes, de faunes et de Pans, la grande fontaine en pierre de Marie de Médicis datant de 1620 ; elle ressemble étrangement au campus de l'université de Yale. Mais elle s'égare dans un quartier cocasse, digne des romans de Dickens, avec ses rues pavées, ses constructions irrégulières et la foule bigarrée de ses habitants. Dans un local en forme de fer à repasser dépassant sur la rue, derrière une porte basse et étroite, se trouve un homme vêtu d'un long tablier blanc, assis au centre, à même le sol qui est littéralement jonche d'oiseaux morts, aussi bien sauvages que domestiques, avec des plumes de toutes les sortes possibles et imaginables que, de toute évidence, il a l'intention d’utiliser soit pour orner des chapeaux, soit pour en faire des édredons. A quatre portes de là, on arrive à une grande cour pavée, avec porte cochère qui indique un appartement parisien avec concierge et escalier
C’est au premier étage que s'est jouée la scène où le destin a fait des ravages dans la vie domestique du compositeur, dont le résultat fut la destruction complète de son ménage et sa retraite dans un hôtel en Algérie. Tout d'abord, un jour cruel, son petit garçon, l'aîné des deux, tomba d'une fenêtre où il jouait et fut tué sur le coup. Le choc que la catastrophe causa à la mère entraîna la mort immédiate du second fils, âgé de quelques mois seulement. La mort de sa propre mère, chèrement aimée, survint à peu près au même moment, et fut suivie un peu plus tard par une succession de problèmes conjugaux que le monde n'a pas à connaître, qui laissèrent l'homme seul au monde dans un désespoir complet. Coupable, peut-être, mais pas mauvais dans le fond (comme la plupart des hommes), doué d'un tempérament où se combinaient musique et génie, d'une nature impatiente et sensible, fière et ravagée ; les objets exquis de son ménage furent dispersés aux quatre vents, donnés, vendus, oubliés sur place. Ainsi se finit un chapitre de ce roman bien loin d'être terminé.
Pendant ce temps-là, dans l'appartement au-dessus, habite le plus heureux et le plus satisfait des hommes, M. Gabriel Pierné, compositeur et organiste de Sainte-Clotilde. Sa douce épouse et son petit garçon sans oublier « mon camarade fidèle », un chat angora écailles de tortue, presque humain, partagent son bonheur, et c'est là qu'il travaille à sa musique.
Gabriel Pierné à son bureau
(photo X...) DR.
Quiconque s’est déjà entretenu avec M. Harrison Grey Fiske, l'élégant et distingué rédacteur en chef du Dramatic Mirror de New-York, connaît déjà M. Pierné. De stature plus petite, la ressemblance frappante du port et des tempes, de la coupe de cheveux, de son nez fin et droit, et l’expression de sa bouche et de son menton qu'une petite barbe taillée en pointe ne cache pas, est très plaisante pour le new-yorkais. Son attitude ne dément pas cette illusion grâce à ses manières franches, cordiales, souriantes, ouvertes, la poignée de main ferme et l’éclat joyeux de sa voix ; tout rappelle M. Fiske. Il porte un manteau court en tissu grossier qui, par les hasards du goût français se trouve assorti aux couleurs de son tapis, une cravate d'étudiant et une chevalière ; sur son gousset de montre, le bijou antique, si cher aux hommes de Paris.
La pièce témoigne d'un goût exceptionnel, c'est un mélange de couleurs persanes et de goût français, et n'est pas surchargée. Il ne fait pas froid, car le temps est agréable, mais une cheminée bien équipée promet un feu bien réjouissant. Le tapis recouvre tout le sol, il est de cette teinte terne, café et terre cuite, qui, avec le vert olive sombre forme la couleur dominante dans l'appartement, y compris tapis et rideaux. Deux pianos inutilisés se font face dans la pièce. Inutilisé car, dit-il en riant et en frappant dans ses mains, avec un piano au-dessus et un piano au-dessous, il est impossible de s'en servir Ces instruments fort chers sont recouverts à la perfection par des housses élégantes, jaunes et vertes, qui descendent presque jusqu'au sol, tandis que des pots de fleurs et des éléments d'un bric-à-brac raffiné, albums ou gravures, témoignent de la profondeur de leur sommeil. Trois fenêtres hautes, allant du sol au plafond, complètent la décoration de cette pièce. Ces délicieuses fenêtres sont en vitrail, comme dans une église, mais au lieu de représenter un sujet religieux, ce sont les motifs floraux les plus exquis, avec quelques petites surprises en guise d'arrière-plan champêtre. Elles sont l'œuvre d'un artiste français éminent, qui est un de ses amis intimes et très chers. Toute la partie mécanique, cependant, a été entièrement réalisée en Amérique. Des bronzes très travaillés sont posés sur le dessus de la cheminée, deux divans élégants et de nombreuses chaises recouvertes de tissu persan, quelques tableaux raffinés, dont un représente le musicien à l’âge de vingt ans, et un paravent décoré, participent à la dignité de la pièce, tandis que les teintes ocres, terre cuite, des lambris ajoutent à l'élégance de l'ensemble.
M. Pierné n'est pas seulement organiste, c'est aussi un excellent pianiste de concert, qui joue beaucoup en province, en Italie et en Belgique. 11 préfère de loin les œuvres dramatiques en matière de composition, et il a beaucoup écrit pour le théâtre. Il a écrit la partition musicale de musique en scène, tiré d'une pièce de Bemhardt intitulée "Izéÿl" Il est difficile de déterminer quelles sont les partitions les plus importantes dans l'accumulation de titres qui témoignent du labeur de ce musicien industrieux et talentueux.
Parmi les œuvres pour orchestre, nous trouvons : Suite pour Orchestre, donnée ici pour la première fois aux concerts Colonne et montée en province ; Ouverture de Concert, trois pièces pour orchestre formant une suite ; un album de six pièces charmantes, "Pour mes petits amis"; Sérénade ; pantomime en deux tableaux, "Le Collier de Saphirs", jouée ici ; suite pour orchestre sur le sujet de cette dernière. Pour piano et orchestre, Fantaisie Ballet et Concerto en do mineur, également donnés aux Concerts Colonne et interprétés par Montigny, Remaury, et Roger Miclos et par le compositeur à Bordeaux, Gand, Genève, Lille, Angers, Dijon, Monte Carlo, etc. Pour le piano, plus de trente pièces, y compris des transcriptions et des arrangements de Bach, Gounod, Hillemacher, etc, et un scherzo caprice pour deux pianos. Chansons : "Edith", une cantate qui remporta le prix de l’Institut ; "Les Elfes", une légende dramatique en trois parties, donnée ici au Conservatoire ; "Pandore", une scène lyrique pour soprano et chœur ; "Le Réveil de Galatée", une scène lyrique pour mezzo-soprano ; et un recueil de vingt mélodies, dont les plus populaires sont "Hymne d'Amour" "L’Œillet Rouge", "Vous souviendrez-vous", "Le Moulin", "Le Voyageur", etc.
Et l’homme n'a pas plus de trente ans.
Né à Metz, il a étudié le solfège avec Lavignac, le piano avec Bernard Riest et Marmontel, l'harmonie avec E. Durand, la composition avec Massenet, et l'orgue avec son ami el professeur, dont il est le successeur en tant que titulaire du grand orgue de Sainte-Clotilde, César Franck. Il obtint son premier prix au Conservatoire de Metz à l'âge de six ans. Il fut admis au Conservatoire de Paris à neuf ans, et là il obtint successivement une première médaille en solfège, en piano, en contrepoint et fugue, en orgue ; élève de Massenet, il obtint le Grand Prix de Rome pour sa cantate "Edith", et fut "Lauréat du Concours de l'Exposition Universelle"’ pour sa "Marche Solennelle" Il est organiste à Sainte-Clotilde depuis trois ans.
Le maître de chapelle à Sainte-Clotilde, est le compositeur très estimé M Samuel Rousseau, qui reçut lui aussi un premier prix d'orgue au Conservatoire et un Grand Prix de Rome. L'organiste de chœur est M. Cazajus. Huit prêtres officient. M. Geo. McMaster est le suppléant de M. Pierné que ce dernier est obligé de payer tout comme son souffleur sur son propre salaire, qui atteint à peu près le tiers de ce qu'un élève peu doué gagnerait à New York aujourd'hui.
J'oublie toujours de vous rappeler, ce qui est peut-être sous-entendu, qu'aucun organiste ici ne joue toute la messe comme chez nous. Le maître de chapelle fait tout le travail ingrat, s'occupe de la formation des jeunes garçons qui sont entre les mains des "frères", compose les programmes, est présent à l'église du début à la fin du service, et se trouve satisfait de son sort s'il est tout simplement reconnu par ses confrères, sans parler du monde en général. L'organiste de chœur est seulement son "accompagnateur”, et ne doit en aucun cas être confondu avec l'artiste qui règne sur son royaume, la tribune, à l'autre extrémité de l'église, et dont on attend qu'il ne joue pas plus de trois pièces au cours de chaque service. Il ne sait même pas quelle messe on chante, à moins que ce ne soit l'une des grandes messes qu'il connaît par cœur, et, d'ordinaire, il hausse les épaules quand on lui demande le nom de ses sacrés confrères. Si grande est la difficulté pour atteindre une de ces trois situations, si grand est l'honneur qui en découle, qu'il n'est pratiquement pas question des compensations qui pour un américain, ne valent même pas la peine qu'on en parle. Les pauvres, ils ont payé très cher les honneurs avec leur talent, leur travail et leur inconfort !
Rien n'est plus surprenant pour eux que d'apprendre dans quelles conditions œuvrent les travailleurs des tribunes américaines, combien ils gagnent et ce qu'il en est de l'aménagement luxueux des tribunes.
Pour M Pierné, Bach est le dieu de la musique d'orgue. Il pense qu'il préfère sa pastorale et la fugue en la mineur, mais « Ah, il n'importe que, j'en aime tellement ! »
« Bach, c'est le "nec plus ultra" de la musique, le plus colossal et le plus exemplaire, le plus parfait et le plus abouti, le plus intellectuel de tous. » Il insista sur le fait que sa musique doit être jouée très lentement et majestueusement, affirme qu'il n'y a aucune autre façon d'entendre les effets soudains et subtils de l'harmonie et de la construction.
Parmi les modernes, Saint-Saëns est de loin son préféré, car c'est un homme aimable et un merveilleux artiste. Personnellement, il le place en tête de tous les compositeurs actuels de Paris, et regrette qu'il n’écrive plus de musique sacrée et préfère se consacrer à la musique dramatique. Bon nombre de ses sujets religieux proviennent de la musique hébraïque.
Il aime beaucoup l'Amérique ; est très intéressé par les développements de la musique là-bas et espère y faire une visite avant longtemps. Je ne serais pas surprise du tout si l'organiste de Sainte-Clotilde était le prochain à suivre les traces de Guilmant. On lui a écrit de New-York à deux reprises, et il a été invité à occuper un poste de direction là-bas. Il regrette de ne rien connaître des œuvres des compositeurs américains, et il souhaite que ces derniers envoient leurs œuvres ici. Pourquoi pas ? Pourquoi pas décidément ? Les français y sont favorablement disposés. Il est temps maintenant que les mérites de la musique américaine éclatent ici, pour montrer à Paris ce qu'il en est de la pensée musicale américaine et de ses composantes.
Il pense que la musique française "va bien" ; il est ravi que les français en viennent à apprécier pleinement Wagner, qu'il adore. Il y a de nombreux jeunes musiciens ici, dit-il, qui sont des produits du Conservatoire, qui représentent l'espoir de la future musique française, et qui méritent bien cette confiance. Il pense que l'Amérique est prête pour un véritable conservatoire, et qu'elle devrait en avoir un. Il déplore qu'il manque à Paris une école pour préparer au Conservatoire, affirmant qu'en vérité, il y a un grand gâchis de talents en raison de l'extrême difficulté de l'examen d'entrée, qu'il faut être un grand génie ou un grand artiste pour prétendre y entrer — mais où ce génie pourrait-il arriver à maturation, si ce n'est dans une école préparatoire ? Il a raison.
Il déplore également les conditions d'enseignement de la musique ici dans les couvents, où les leçons sont données à vingt élèves à la fois au même moment, dans la même salle, alors que chacun d'eux joue un morceau différent.
« C'est peut-être une excellente forme de pénitence pour les pauvres nonnes, mais le résultat est désastreux pour la musique et pour les oreilles. »
De l'autre côté de la Seine il y a le centre du Faubourg St Germain, le centre de l'aristocratie parisienne, à proximité de la Tour Eiffel, du tombeau de Napoléon, des Champs-Elysées, de la Place de la Concorde et de la Seine : il est bon que la bombe lancée l'autre jour à la Chambre des Députés, n’ait pas rempli son office à la perfection, sinon il ne resterait plus aujourd'hui d'église Sainte-Clotilde dont je puisse vous parler. Située à un jet de bombe du bâtiment condamné, notre grandiose église aurait sans nul doute partagé au moins partiellement le sort désastreux de ce dernier, si d'énormes masses de cet édifice massif avaient sauté.
L'entrée de la tribune se fait par le porche extérieur de l'église et quelle ascension ! Situé à la même hauteur que celui de Saint-Eustache, l'escalier est aussi en colimaçon, mais nettement moins sombre. Si les marches de l'escalier à Saint-Eustache étaient aussi étroites que des "plats à poisson", celles de Sainte-Clotilde sont aussi petites que des assiettes à dessert : on a à peine la place d'y poser ses deux pieds et on ne risque pas de pouvoir s'y croiser. L'escalier débouche sur une petite plate-forme de pierre, de forme carrée, sans toit et ouverte à la lumière, ornée de quatre statues de saints aux nez brisés et d'un pupitre hors d'usage.
Il est étonnant de voir à quel point, à Paris, on adore ces femmes de pierre, immenses et mutilées ! La vue d'une seule d'entre elles suffirait à pousser un homme à boire, et pourtant, à chaque coin de rue en ville, on peut fréquemment voir pas moins d'une demi-douzaine d'entre eux en contemplation extasiée devant l'une d'elles. Ce qui se produit dans la mentalité collective quand elle est bien orientée, fournit un champ d'étude intéressant à l’observateur extérieur.
Donc, cette sinistre plate-forme de pierre donne directement sur le souffleur, tout à son travail, mais poli comme un prince néanmoins ; et des accords d'une touchante et fragile beauté filtrent parcimonieusement jusqu'à vous par le canal d'un sombre passage voûté. Vous descendez trois marches sur la droite, et vous butez contre des parois de bois sculpté sur trois côtés, aussi inébranlables que le courage des martyres. Le quatrième côté dévoile un groupe de gens à l'air fort malheureux, immobiles comme la mort, observant les gestes de deux silhouettes drapées devant un autel étoilé.
Passant la tête à hauteur de la poignée, vous êtes accueilli par un large sourire, semblable à celui d'un écolier qui vient d'être découvert par ses camarades. Que quelques accords de basse manquent à la main gauche, tandis qu'il lève le bras en guise de salut joyeux et cordial, ne semble pas le déranger. Son sourire vous guide jusqu'à une petite chaise immobile à ses côtés, et le tremblement pathétique des belles harmonies se poursuit. "Bourdon 16, clairon 6 [sic], oct. 2, bourdon 18 [sic], trembl., 32 p. à la pédale”, ainsi se présentait la registration, et on aurait souhaité qu'elle ne changeât point. La sonorité ressemble davantage à celle de l'orgue de Widor que toutes les autres, et on interprète un "Planchon" au lieu d'une messe. Une lampe de la taille d'un gobelet, contenant une flamme aussi petite que celle d'une allumette, éclaire deux pieds très petits et élégants, "bien chaussés", et pendant un des passages les plus plaintifs, leur propriétaire grogne que "le courant d'air en haut" est bien propre à donner la mort à un homme. Il n’a fait qu'improviser ce matin, sans plus de difficulté que j’en ai pour le dire, mais il promet un véritable "festin de Bach" dans un proche avenir.
Fannie Edgar Thomas (1870-1925), journaliste américaine
(in The Musical courier, New York, 3 janvier 1894)
traduit de l’américain par Claude Maisonnat
(La Flûte harmonique, n° 55-56, 1990)
Paris, Théâtre de la Renaissance, 14 avril 1897,
La Samaritaine, évangile en 3 tableaux en vers d'Edmond Rostand, musique de Gabriel Pierné
(coll. BnF-Gallica)
Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 22 mars1934, Gala des conférences.
Au cours de la soirée 1ère représentation de Giration,
divertissement chorégraphique de Gabriel Pierné
(coll. BnF-Gallica)
Strasbourg, Palais des fêtes, 13 mars 1935, La Croisade des enfants,
légende musicale en 4 parties adaptée du poème de Marcel Schwob,
musique de Gabriel Pierné
(coll. BnF-Gallica)
Gabriel PIERNÉ
M. Gabriel PIERNÉ (né à Metz en 1863, prix de Rome en 1882) a succédé en 1903 à Colonne comme chef d'orchestre de la Société qui porte son nom. Compositeur abondant et habile, il a abordé tous les genres. Elève de César Franck pour l'orgue et de Massenet pour la composition, il professe l'admiration de ses deux maîtres et se rattache en effet à tous les deux par de solides et brillantes qualités. Ses deux oratorios, la Groisade des Enfants (couronné en 1903 au concours de la Ville de Paris), et les Enfants à Bethléem (mystère en 2 parties, 1907) sont pénétrés d'émotion, empreints d'une haute couleur. L'An Mil, poème symphonique en 3 parties avec chœurs (1897), contient un épisode (la fête des fous et de l’âne) d'un esprit et d'un pittoresque charmants. La Nuit de Noël de 1870, épisode lyrique (1896), peut être rangée dans la même classe de poèmes symphoniques ou d'oratorios. Le poème, dû à Eug. Morand, représente les deux armées ennemies front à front, sous les armes, pendant la veillée de Noël où la neige couvre la terre ; les refrains de guerre sont tout à coup interrompus par un chant religieux de forme austère : ce sont les Allemands qui célèbrent leur Noël ; les Français entonnent à leur tour un Noël frais et léger, motif populaire d'une grâce exquise ; puis l'orchestre synthétise la situation ; il unit, il fond les deux choeurs et les fait monter ensemble jusqu'au ciel : idée essentiellement musicale qui aurait pu retenir plus longtemps le compositeur; il s'est contenté de l'esquisser après s'être attardé aux détails de l’exposition.
Le tempérament de M. G. Pierné l'a poussé vers le théâtre. Ses œuvres principales — dont la liste s'allongera sans doute encore — sont : La Coupe enchantée, opéra-comique d'après le conte de La Fontaine, représenté en 2 actes à Royan en 1895, et sous une nouvelle forme en 1 acte à Paris en 1905 ; Vendée, opéra en 3 actes et 4 tableaux (livret d'Ad. Brisson et Ch. Folley, Lyon, 1897), œuvre où la forme classique de l'opéra est conservée ; la Fille de Tabarin, comédie lyrique en 3 actes (livret de V. Sardou et Paul Ferrier, Opéra-Comique, 1901), qui est à tendances plus « avancées ». Le sujet confine au mélodrame. Tabarin, retiré du théâtre, s'est anobli par l'achat d'une terre ; mais on ignore aujourd'hui ses origines et son passé, quand, au moment de marier sa fille à un gentilhomme qui l'aime, il est reconnu et sur le point d'être demasqué par une troupe de comediens ; alors, de peur de devenir un obstacle au bonheur de sa fille, il se tue.... Histoire en somme assez banale, peu propice aux envolées poétiques. La musique est d'une écriture soignée, d'une orchestration qui abonde en détails ingénieux ; la partie épisodique est la mieux traitée. — On ne badine pas avec I'amour, comédie lyrique en 3 actes, d'après Alf. de Musset (livret de G. Nigond et L. Leloir, Opéra-Comique, 1910), témoigne de beaucoup de grâce, de souplesse et de légèreté de main ; on y trouve une amusante construction canonique (présentation de D. Blasius) ; mais c'est moins une synthèse musicale qu'une succession de tableaux de genre, vivement enlevés. — La musique de scène de Ramuntcho (5 actes de Pierre Loti, Odéon, 1908) offre encore une série de tableaux tantôt descriptifs, tantôt émouvants, tantôt ingénus, où les airs populaires basques ont été habilement utilisés, mais qui ne nous font pas sentir, avec toute leur élégance et leur charme, l'enveloppe de poésie de cette idylle dramatique. Dans la musique de chambre, il convient de signaler la Sonate pour piano et violon, et dans la musique symphonique, le Concerto pour piano. Le talent de M. G. Pierné, fait d'élégance et d'esprit, est soutenu par une solide science harmonique; il a atteint quelquefois à la véritable grandeur, notamment dans la Croisade des Enfants.
Jules Combarieu (1859-1916)
Musicologue, Docteur ès lettres
(in Histoire de la musique des origines au début du XXe siècle, tome III,
Paris, Librairie Armand Colin, n°743, 1919)
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Scherzando, op. 29-3, manuscrit, 1ère page (Fonds Gabriel Pierné) DR. |
Chanson d'Yanthis, pour voix et piano (1894), 1ère page (Paris, Froment éditeur, 1894 - coll. DHM) DR. |
Deux héritiers de César Franck
Elancée, correcte mais impersonnelle en son style, la Basilique Sainte-Clotilde demeurera quand même et toujours un foyer de piété d’essence nettement particulariste, c’est-à-dire tout autre chose que la paroisse confortable et d'autant plus cotée du « noble Faubourg »... Rien ne saurait, en effet, justifier le renom de cet aristocratique lieu de rendez-vous de la Prière si ce n'est que l'église dont les flèches jumelées dominent élégamment le légendaire boulevard Saint-Germain ait été à tout jamais illustrée par le génie de César Franck. La robuste et diaphane architecture musicale de l'auteur des Béatitudes, de Rédemption et des trois gigantesques Chorals devait, dès les premiers accords montés de ses célèbres grandes orgues, se superposer à celle du banal édifice. C'est ainsi que les suaves volutes harmoniques, diaprées de lumière intérieure aux parfums de myrrhe et d'encens, semblèrent avoir patiné de leurs mystiques enveloppements la glaciale nudité de la nef, à tel point que les pierres elles-mêmes en parurent, pour certains, délivrées de leur frigidité. Seules, les âmes intégralement soumises aux divins appels du Christ-Roi — l'âme d'un César Franck par exemple — ne sauraient accéder à la pureté des cimes spirituelles sans le secours de la beauté terrestre, de cette ineffable Beauté dont la Providence a voulu gratifier les croyants afin que cette munificence visuelle et auditive leur servît, l'heure venue, de tremplin pour le bond final vers l'Idéal suprême. Aux premiers âges de la chrétienté, les chefs de l'Église romaine avaient déjà mesuré la puissance de ce ferment artistique mais leurs directives furent trop souvent souillées d’involontaires et déplorables incompréhensions esthétiques. Devant cette carence préjudiciable à toute exaltation, est-il interdit d'affirmer qu'un organiste étranger à cette conception trahirait, si complet technicien soit-il, sa mission de musicien-évangéliste puis s'avouerait du même coup, misérablement incapable d’apprécier les trésors enclos dans les pages éternelles d'un Palestrina, d’un Bach, d’un Buxtehude, d'un Haëndel et, tout près de nous précisément, d’un César Franck ?...
Mais redescendons de ces sphères et mettons fin à la digression pour en revenir simplement à cette cascade de confidences périmées et de souvenirs personnels.
Dans ma jeunesse, j'ai passé de nombreux dimanches en cette émouvante tribune des grandes orgues de Sainte-Clotilde. C’est là-haut que j'ai connu, à un peu plus de vingt années d'intervalle deux disciples du « Père Franck », de ce grand saint de la Musique, de cet apôtre d'autant plus religieusement éloquent en son art que son souple et libre génie lui avait également permis d'éterniser au cours de son adorable Psyché les idylliques baisers de l’Antiquité païenne. Ces deux anciens élèves du Maître, promus maîtres à leur tour, ont rejoint dans l’in pace le doux colosse à favoris blancs. Tous deux, en leurs aspirations et inspirations distinctes et parfois contradictoires, marquèrent de leur originale et savante empreinte cette chaire sonore de la Foi d’où montèrent, avant eux puis avec eux, une abondante floraison d'hymnes plus directement persuasifs que le verbe pontifiant de certains prédicateurs mondains.
Gabriel Pierné et enfin Charles Tournemire !... Combien de fois n'ai-je point grimpé derrière ces deux éminents successeurs et continuateurs de Franck l’historique et sombre escalier qui aboutissait à la « soufflerie » des orgues de la basilique, ce dur et interminable escalier aux marches usées, que le modeste mais glorieux César d’une musique rénovée gravissait encore, au mépris d'un affreux épuisement cardiaque, quelques semaines avant sa mort !... A ce propos, n'eus-je pas la tristesse d'entendre l'illustre Saint-Saëns — exceptionnellement venu à Sainte-Clotilde pour tenir les orgues en l’honneur du « conjungo » de la fille d'un ami — proclamer que « le courage déployé par le dangereux chef d'école lors de chacune des ascensions du maudit escalier, lui avait toujours semblé beaucoup plus prodigieux que tout l'ensemble de l’œuvre « franckiste » proprement dite !... » Pénible souvenir celui-là, mais qu'il fallait pourtant noter en tenant compte de cet inguérissable esprit de « rosserie » dont l’auteur de Samson détenait le monopole en dépit de son immense talent. Fermons la parenthèse...
En cette lointaine époque — je venais seulement de sortir du lycée — Gabriel Pierné, débarqué depuis peu de la Villa Médicis, n'avait pas sensiblement dépassé la trentaine. Déjà, l’avenir s'annonçait favorable au Grand Prix de Rome de la veille qui, se méfiant avec sagesse des galopades effrénées, marchait allègrement mais posément vers les succès multiples auxquels le conviait sa Muse. Cette Muse prometteuse s’était offerte au jeune musicien sous des aspects tantôt graves, tantôt délicieusement fantaisistes, et le bénéficiaire, tout en sachant rester lui-même, avait eu l'intelligence de répondre sans réticences aux appels variés de sa déesse initiatrice. Doué d’une gentillesse que ses yeux bleus et rieurs reflétaient presque malgré lui, l'auteur du poétique et vivant Oratorio consacré à Saint François d’Assise et de cette moyenâgeuse Croisade des Enfants, légende lyrique depuis lors chaleureusement applaudie, achevait, quand je lui fus présenté par Luc-Olivier Merson, confrère et camarade d'enfance de mon père, l’orchestration d'une joyeuse opérette certes pétillante d'esprit mais qui, débordante d’humour, aurait pu faire douter du sérieux et de la sincérité de ses conceptions de compositeur d'élite. A première vue, le nouveau titulaire des grandes orgues de Sainte-Clotilde donnait l’impression d’un « rapin » gouailleur et bon enfant. Cette attitude extérieure n’était chez lui que trompe-l’œil prémédité car, intimement et profondément pénétré de sa mission musicale de haute lignée, le futur président-chef d’orchestre de l'Association des Concerts Colonne, conscient d’une valeur dont le degré même lui interdisait de tirer vanité, considérait sans fièvre la vaste étendue du champ d’action qui s'ouvrait devant ses pas de moissonneur. Cultivé à l’extrême, solidement lettré, curieux en tous domaines, il était pourvu d’une faculté créatrice véritablement surprenante qu'il avait, d'ailleurs, le bon sens et l'énergie de mater dès que cette fécondité risquait de le faire tomber dans le piège de la superficialité. En réalité, le Gabriel Pierné de ces temps révolus cachait derrière son masque d’espiègle impénitent un caractère inquiet, nerveux et, par instants, mélancolique. Tel était alors ce sympathique artiste de race qui ne l’eut pas été si sa nature avait été exempte de ces antinomies particulières à la délicatesse de son tempérament.
Cinq minutes avant le début de la grand’messe ou des vêpres dominicales, la porte de la tribune s'entrebâillait. Coiffé d'un « haut de forme » à bords plats et, durant la saison hivernale, porteur d'un long pardessus à pèlerine, le large pantalon serré aux chevilles, notre alerte Pierné — que nous dénommions « l’ange Gabriel » vu la sainteté du lieu — accrochait paletot et « huit reflets » à l’unique et peu solide porte-manteau inchangé depuis le « Père Franck », puis allait s'asseoir devant ses claviers, boutons et pédalier. De taille moyenne, les cheveux très blonds, coupés en frange sur un front de penseur, courte barbiche, mains potelées, le premier successeur du génial César préludait. Nul mieux que lui ne s’entendait à enchaîner versets et strophes du plain-chant grégorien. De brefs repos qu’il agrémentait d’arabesques enrubannées de timbres imprévus dont les modernes et ingénieuses harmonies faisaient ressortir plus encore l'austère magnificence de la psalmodie rituelle... « Un peu de sauce autour, avec force poivre, sel et piment et ainsi le plat de résistance n'en sera que plus nutritif ! » plaisantait-il modestement quand l’un de ses auditeurs s'extasiait à juste titre. Mais ses fervents de la tribune le guettaient surtout entre le Credo et le Sanctus aux minutes de divine Consécration. C'était à l’« Offertoire » que ses magistrales improvisations imposaient, en effet, à la foule des fidèles l’apaisant et souverain pathétisme du total recueillement. Impeccablement construite, l'idée mélodique montait et se développait dans la richesse des jeux » merveilleusement accouplés jusqu'à l'éblouissante conclusion. Et cette péroraison musicale achevée, notre « angélique » Pierné se détendant, redevenait sans transition le charmant gavroche parisien qui enchantait nos juvéniles printemps.
J’en fis la comique mais angoissante expérience à mes dépens à la fin d’une messe d'avant vacances, par conséquent peu fréquentée. Les quelques assistants quittaient lentement l'église quand Pierné, très « pince-sans-rire », m'empoignant à bras le corps, m’installa bien malgré moi devant les augustes claviers du célèbre Cavaillé-Coll, puis s'effaçant :
« A toi, la sortie ! commanda-t-il... Deux minutes au maximum, mon garçon. Thème : do, mi bémol, ré bémol, mi bémol, fa naturel, sol, do... Promenade fuguée... Débrouille-toi... Soigne tes basses et gare au pédalier !... » C'est ainsi que le cruel disciple du doux César Franck, tout en revêtant son mac-farlane d’été, abandonna le lamentable organiste d'occasion aux affres et sueurs froides d’une « improvisation » propre à opérer le nettoyage par le vide du Saint Lieu... Fort heureusement, ce vide existait déjà !...
Vingt ans plus tard, aux approches de la quarantaine, ce fut la même tribune aux côtés de mon cher organiste et ami Charles Tournemire. Avec une spontanéité qui frisait souvent et ingénument la témérité, ce dernier ne s'avisa-t-il pas d'exciter mes méninges de fonctionnaire récalcitrant en voulant bien me demander de trouver et de mûrir à son intention un sujet de drame lyrique répondant à la fois à son culte de l’Antiquité grecque ainsi qu'à ses adorations chrétiennes, soit une sorte de dyptique bâti puis équilibré conformément au dualisme de ses conceptions musicales préférées. Si tentante fût-elle, cette affectueuse et flatteuse proposition me sembla tout d’abord irréalisable, théâtralement parlant. Cependant mon collaborateur qui était un imaginatif opiniâtrement impondéré, ne voulut pas consentir à se soucier des exigences scéniques. Il prit connaissance de mon essai de scénario et m’assura que « j'avais mis dans le mille », affirmation d'autant plus risquée que l’Opéra se chargea par la suite de démentir un tel optimisme. Au bref, l'Académie nationale de Musique et de Danse de Jacques Rouché estima suffisant d'exposer six fois au nez et à la « barbe » de ses abonnés et habitués du corps de ballet les ébats d'un Zeus, d'un dieu Pan et d'une virginale prophétesse du Christianisme. Qu’importait d'ailleurs puisque nous avions recueilli préalablement et sous l’ombre protectrice de l'immortel César Franck la plénitude des enthousiasmes artistiques indispensables aux délires de la création !
Qui n’a vu et entendu de près Charles Tournemire improvisant ou mieux, « composant » dans l’ambiance de la tribune de Sainte-Clotilde ne saurait se faire une idée de la sublimité de ses envolées paradisiaques non plus que de la pureté de ses épanouissements poétiques et musicaux. Chez lui, l'intuition, sans primer jamais sa maîtrise consommée de compositeur et de virtuose, faisait fonction d’« ange gardien ». Alors que Gabriel Pierné, plus instinctivement « charmeur », dans le sens le plus délicat du mot, possédait le secret de flatter les oreilles communément rébarbatives à la Musique dite stupidement « moderne », Tournemire triomphait peut-être davantage encore de ces occlusions mentales par la puissance même de l'emprise surhumaine qui le mettait en mesure d'entrer en communion directe avec l’« au-delà ». Par instants, ses élans intérieurs l'entraînaient vers l'azur mystique. Momentanément délivré des préoccupations quotidiennes, les yeux mi-clos, le front crispé, la matérialité terrestre s'étant évanouie, il planait vraiment en plein zénith. Pour commencer, ce n'étaient généralement que murmures de souffrance, que plaintes et supplications déchirantes, que grondements de tonnerres, après quoi s'entr'ouvraient des coins d'oasis nacrés laissant entrevoir eux-mêmes des horizons calmes et consolants, des aperçus « bleu vitrail » précurseurs du bleu céleste ; enfin retentissait, triomphalement et humblement aussi, la voix pacificatrice et sereine du Dieu rédempteur... Que de réconfortantes évasions vers l’Infini !...
Il n'en est pas moins exact que non pratiquement averti du carcan de notre pseudo civilisation du XXe siècle, Tournemire, l'indépendant de naissance, pouvait de temps à autres passer pour un « candide naïf » auprès de certains requins de l'Art musical, lesquels n'étaient ni dignes ni capables de déchiffrer la sincérité divinement enfantine de son tempérament de croyant. Mais, au fond, cette « naïveté » n’était qu'apparente car l'auteur du Sang de la Sirène et le producteur d’une aussi abondante moisson symphonique demeurait, avec deux ou trois de ses pairs, l'un des plus qualifiés héritiers de César Franck.
Il vénérait le Christ aussi naturellement qu'il adorait la Beauté. Toutes les laideurs de ce monde l'exaspéraient.
Le dimanche, du haut de sa tribune des grandes orgues, à l’« Élévation », il se mettait debout et baissait respectueusement la tête, Or, un matin de Pâques, le prêtre officiant psalmodia fort au- dessous du ton et cela, malheureusement, avec plus de conviction que de coutume.
« Mais c'est faux, archi-faux, bon Dieu de bois ! » ne put s’empêcher de crier notre très religieux Charles Tournemire au compréhensible émoi des dévotes agenouillées dans la basilique.
L’homme et l'artiste vrai venaient simplement de se rencontrer sans se trahir...
Eugène Berteaux (1876-1948)
auteur dramatique, librettiste
(in En ce temps-là, Paris 1946)
Fidélité à Gabriel Pierné
Nous avons vu se multiplier, au cours de ces derniers mois, les manifestations commémorant des événements musicaux : les deux plus importantes ont été les très beaux concerts, respectivement dirigés par Charles Münch et Tony Aubin, qui ont célébré le dixième anniversaire de la mort de Roussel, le cinquantième anniversaire de la création de « l'Apprenti Sorcier »... Cependant la Lorraine, terre de ferveur, se souvenant que Gabriel Pierné était mort en 1937 (exactement le dix-sept juillet), avait déjà tenu à honneur d’apposer solennellement une plaque sur la maison natale du grand musicien à Metz, au cours de touchantes cérémonies que Jean Doyen, si attaché à Pierné, illustra notamment de sa participation. Paris ne pouvait moins faire que la ville d’origine des Pierné et d’autres hommages ont été rendus successivement au souvenir de l’auteur de « Cydalise ». Les Concerts Colonne, auxquels il consacra une longue et exemplaire activité, ont repris « L’An Mil » ; puis ce furent l’Institut (avec le concours du grand Enesco et d’Hewitt) le Trio Pasquier, la radiodiffusion...
On sait que la ville de Metz, lieu placé entre tous sous le signe de l’inspiration musicale et littéraire (en un siècle à peine, Verlaine et Gustave Kahn, Ambroise Thomas et Gabriel Pierné, François de Curel et Paul Pierné, les débuts de Boisselet, en témoignent de façon éclatante), s’enorgueillit de l’appellation belle et justifiée de « Metz la Fidèle ». Et certes, vis-à-vis de ce glorieux Messin, tous ceux qui chez nous aiment et servent la musique, doivent se comporter comme ses concitoyens : le bref, message par lequel nous le célébrons aujourd’hui n’est qu’un acte de simple justice.
C’est au cœur même du vieux Metz, aussi chargé de pittoresque que d’histoire, que Gabriel Pierné vit le jour, rue de la Glacière, le 16 août 1863. Il appartenait à une famille musicienne, et qui devait porter ses plus beaux fruits avec Gabriel lui-même, puis, quinze ans plus tard, avec son cousin, Paul Pierné dont le talent et l’œuvre justifieraient également une étude. Hélas ! à peine avait-il commencé ses classes qu’une de ces tragiques marées, périodiquement soulevées par la guerre sur les Marches de l’Est, envahissait et déchirait le pays messin. Dès 1870, la famille Pierné, voulant conserver la nationalité française, vint s’installer à Paris : c’est, de ce fait, au Conservatoire de Paris, que l’enfant devait faire des études particulièrement brillantes. Très doué pour le clavier, il obtint dès 1879 (à seize ans), un premier prix de piano, après avoir été l’élève de Lavignac et de Marmontel. Puis il eut la fortune de travailler l’orgue avec César Franck, la composition avec Massenet ; de ces contacts avec des maîtres si opposés, mais en pleine possession tous deux de la « technique » (si j’ose employer ici le mot anti-artistique !) qu’ils enseignaient, Pierné allait retirer des connaissances poussées et étendues, qui ne devaient toutefois pas empêcher sa personnalité d’affirmer rapidement son originalité. René Dumesnil a très heureusement discerné et souligné la persistance de cette double influence.
A dix-neuf ans, le jeune compositeur remportait le premier grand prix de Rome avec la cantate « Edith ». Mais il composait depuis longtemps déjà, puisqu’il était âgé de douze ans à peine lorsqu'il écrivit sa charmante « Sérénade ». Il ne devait plus cesser malgré les charges qu’il assuma constamment au service de la musique : pianiste, organiste (à Sainte-Clotilde pendant près de dix années), et essentiellement son long apostolat à la tête des Concerts Colonne d’écrire des œuvres de la plus belle qualité dans leur diversité extrême. Car Gabriel Pierné, esprit aussi cultivé que nuancé, cœur sensible de cette sensibilité chaude mais discrète des Lorrains, magnifique inventeur sonore, s’est exprimé dans tous les genres : du théâtre lyrique et du ballet à la grande fresque orchestrale et chorale, de la mélodie à la musique de chambre instrumentale. Et pourtant, il a su atteindre le premier rang et marquer ainsi durablement sa place.
Nous sera-t-il permis, toutefois, de donner la préférence à toute la partie de son œuvre où son beau génie s’est exprimé par une tendre et comme lumineuse poésie, où son langage étincelant d’esprit est cependant révélateur d’une grâce profonde ? Ainsi, au théâtre : des chefs-d’œuvre tels que « Sophie Arnould » et cet adorable « Fragonard » (où Beaugé, à la création, dessina un personnage inoubliable) ; ainsi un ballet comme « Cydalise et le Chèvre-Pied », véritable enchantement de bondissante fantaisie ; ainsi ce « Quintette » et cette « Sonata di Caméra » pour flûte, violoncelle et piano, inscrite sur les tablettes d’or de la musique de chambre ; ainsi, enfin, ces « Paysages franciscains » où, traduisant à merveille l’atmosphère d’Assise dont les beaux livres de Johannes Jœrgensen lui avaient, comme à nous, apporté la sûre compréhension, il ressuscite, dans ce décor de l’Ombrie qui parle à l’âme, le « Poverello » méditant sous les cyprès du Mont Subasio, ou priant sur l’humble terrasse de San Damiano entouré d’oiseaux fraternels. C’est là, me semble-t-il, que l’inspiration adorable (au vrai sens du mot) de ce Lorrain né sous le signe de l’harmonie, s’est le plus parfaitement manifestée.
Mais quel délice aussi que ces pures mélodies, éclatantes d’esprit ; quelle invention rythmique et orchestrale dans les partitions d’« Yzéil » et « Ramuntcho » : quel sens enfin de la vraie grandeur en des fresques magnifiquement équilibrées comme « la Croisade des Enfants », les « Enfants à Bethléem », l’ « An Mil »... Je me souviens, en cet instant, de l’intense émotion soulevée, peu avant sa mort, par une admirable exécution de « La Croisade des Enfants » à Strasbourg, sous la direction inspirée de Fritz Münch : ce soir-là, l’âme des deux provinces sœurs, Lorraine et Alsace, se trouvait hautement communier grâce à Gabriel Pierné — et en son honneur.
Du Lorrain, cet homme de taille moyenne et de fin visage possédait les qualités de profondeur et de grâce pudique que nous avons trop brièvement discernées : mais il avait aussi cette parfaite probité, ce sens de l’honnêteté à son plus haut point qui marque les vrais créateurs et conditionne les grandes œuvres. Il ne cessa également d’en témoigner au cours de son activité exemplaire de dirigeant, pendant près d’un quart de siècle à la tête des Concerts Colonne : hostile à tout esprit de sectarisme et même de chapelle, il servit passionnément ce qu’il aimait, des classiques aux romantiques de Franck à d’Indy comme à Debussy.
Aussi est-il de ceux dont on peut proclamer, ainsi que J Guy-Ropartz l’écrivit un jour avec autant de force que de justesse en parlant de Paul Dukas que « son art est le miroir des vertus de l’homme même ». Magnifique formule (et valable aussi, au même titre, pour l’auteur lui-même du « Pays ») : Gabriel Pierné, Lorrain dont nous évoquons pieusement la mémoire à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, mérite à tous égards cette fidélité dont lui-même avait, dès sa naissance, respiré la pure tradition dans l’air de sa ville natale.
Jacques Feschotte (1894-1966), musicologue,
directeur de L’Ecole Normale de musique
(in Images musicales, 10 octobre 1947)
Entrée dans le style classique pour orgue, octobre 1895
(in Dudley Beck, "Vox organi", vol. 3, 1896, J.B. Millet Company, éditeur à Boston, USA) DR.
Partition au format PDF
Fichier audio par Max Méreaux (DR.)
Gabriel Pierné, Morceau de lecture à première vue pour violon et piano, imposé à tous les élèves au concours 1905 du Conservatoire national de musique de Paris
( Musica, n°36, supplément, septembre 1905, coll. Max Méreaux ) DR
Numérisation et fichier MP3 par Max Méreaux (DR)