Les Rencontres Musicales de Lorraine et les Nancyphonies

30 ans d’existence en 2020


 

 

D’emblée, je veux ici remercier l’équipe dirigeante des Rencontres Musicales de Lorraine pour m’avoir confié la tâche d’évoquer, et aussi de fêter à ses côtés, plus d’un quart de siècle d’existence. Il m’a paru tout naturel d’accepter la proposition puisque son activité (Festival des Nancyphonies et Académies d’été) a noirci bien des pages de mon propre livre de souvenirs, prolongeant ainsi la relation privilégiée que j’entretiens depuis longtemps avec la ville de Nancy.

 

Le premier hommage qu’on doit rendre naît d’un constat : la cité, jadis quelque peu endormie pendant la période estivale, semble soudain animée d’une nouvelle jeunesse dès que les musiciens, concertistes et stagiaires, investissent les espaces souvent superbes qui les accueillent ; une situation née de l’activisme généreux d’Hugues Leclère et des élus qui l’ont suivi dans son projet.

 

Pour le nancéien comme pour le visiteur, les grands salons illuminés de l’Hôtel de Ville et les délicieux après-concerts sur la place Stanislas restent sans doute parmi les images les plus marquantes, mais ils ne sauraient oublier la salle Poirel, le Temple, le conservatoire ou d’autres lieux plus inattendus, comme la salle d’audience de la Cour d’Appel où la première présidente, Véronique Chéron, a accueilli des soirées musicales avec enthousiasme.

 

Trente ans d’existence, déjà, et un long sillage qui ne veut pas mourir, tiré en avant par un héritage pédagogique impressionnant. On ne compte plus, en effet, les artistes brillants ayant fait leurs débuts au sein des stages RML. Forte de ces succès, la mission enseignante allait élargir encore son champ d’action en proposant tout au long de l’année un programme de cours en ligne (FOREMI), sous l’égide du CNFPT de Lorraine, auquel se sont inscrits des centaines de jeunes professeurs venus de toutes les régions du pays.

 

Nous le savons, chaque festival, chaque académie d’été, a son cachet particulier, une identité forgée à partir d’un rêve initial, et aussi par un environnement spécifique qui constitue l’écrin, plus ou moins inspirant, dans lequel l’idée s’est insérée. Dans le cas présent, il est peu dire que le cadre valorise le projet, mais on peut penser, en retour, que l’activité musicale n’est pas indigne du décor où elle se déploie. Sur ce double aspect des choses, il convient sans doute d’en dire un peu plus.

 

Hugues Leclère, notre président, confie volontiers le sentiment qui l’anime et ne cache rien des ressorts intimes qui, dès l’origine, ont déclenché le moteur de l’action. Il se souvient que c’est au cours d’un stage que s’était précisée sa vocation de musicien ; un moment qui lui avait permis, selon son expression, de « voir le visage d’un métier caché », de comprendre, en observant un maître passer directement de la salle de cours à la salle de concert, comment la silhouette quelque peu irréelle du virtuose sur scène livrait en un instant le fruit d’un art longuement et patiemment mûri dans un sanctuaire où l’on honore quotidiennement les muses du travail et de la persévérance. Plus tard, alors qu’il était jeune pianiste du CNSM, il découvrait en lui un esprit d’entrepreneur et un goût de l’action collective – et on n’est pas surpris d’apprendre qu’il avait, à l’époque, été élu président du bureau des étudiants.

« Jouer et faire jouer » : deux types d’engagement qui, loin de s’annuler, lui apparaissaient d’emblée comme parfaitement complémentaires. Sans juger trop sévèrement l’artiste autocentré, cultivant exclusivement le jardinet de son être, il devait admettre simplement que telle n’était pas sa nature. Depuis lors, il était écrit que l’Académie-Festival de Nancy verrait le jour, puisque l’étincelle avait surgi d’une aspiration essentielle, celle de « créer un espace où enfants, adolescents, jeunes musiciens encore peu ou mal confirmés, seraient confrontés à la réalité d’une existence vouée à la musique ». Au travers des confidences d’Hugues, cet aspect des choses m’avait frappé, car on oublie trop souvent qu’aimer et comprendre la musique sont des qualités nécessaires mais non suffisantes ; elles doivent impérativement être soutenues par une attirance pour la vie de musicien, dans la connaissance aussi complète que possible des différentes facettes du métier. De ce point de vue, 30 ans après, la philosophie globale n’a pas changé : l’Académie-Festival veut rester avant tout, pour les jeunes, un moment de prise de conscience.

 

Le choix de Nancy, déterminé par un désir mais aussi des circonstances favorables, a créé les conditions de la réussite ; une ville, selon Hugues où « la culture s’incarne dans les lieux », des lieux « qui respirent l’Histoire », où les hôtes-musiciens éprouvent, à chaque tournant de rue, la présence palpable d’un héritage qui a contribué à dessiner le visage de la France. Si les violonistes porteront leurs pas vers les quartiers de l’Art nouveau, dans le souvenir d’un âge d’or, quand Eugène Ysaÿe et Guy Ropartz créaient le Poème de Chausson salle Poirel, d’autres ne manqueront pas de s’incliner devant la mémoire de Jeanne d’Arc, omniprésente dans l’âme des Lorrains, et tous, à des titres divers, se sentiront enveloppés dans les plis du large manteau du bon roi Stanislas, dit « Le Bienveillant », dont la statue, trônant au cœur de la cité, semble une invitation à poursuivre une œuvre magnifique.

 

Stagiaires et professeurs sont également sensibles au regard que la ville et la région portent sur leur travail, empreint d’un esprit de sérieux et de respect de l’artisanat qui prend son temps, c’est-à-dire qui se construit dans la durée. Hugues insiste sur ce point : les élus et les partenaires du projet ont été séduits avant tout, bien au-delà des opérations de communication, par la mission de formation ; car ici, les autorités publiques, notamment André Rossinot, Gérard Longuet, Laurent Hénart, ou privées, comme les dirigeants de Saint-Gobain, tels Vincent Legros, Pascal Quéru, Olivier Ricard, connaissent mieux que personne la valeur du savoir-faire et apprécient le talent qui se cultive jour après jour, et qui seul peut assurer l’avenir d’une entreprise, jusqu’à pérenniser ses acquis. On peut penser qu’une telle attitude, généreuse dans l’écoute et prompte dans l’action de mécénat, est à l’image de Nancy et de son rapport au temps. Tout se passe comme si les principaux soutiens avaient saisi d’emblée qu’ils accueillaient des gens très éloignés des soleils trompeurs et télévisuels, dont le triste monde pratique à outrance le culte de l’instantané ; et l’on doit certainement rendre hommage à ceux qui savent résister aux mirages de l’immédiateté. C’est ainsi que furent évacués, dès les premiers pourparlers, les soupçons d’opportunisme, d’utilisation des forces collectives à des fins personnelles, ou même de petit business mafieux, avec ses renvois d’ascenseur obligés, ces mauvaises herbes qui prolifèrent dans les marais parfois troubles de l’action culturelle. « Une vraie conviction finit par convaincre », dit Hugues, et il ne fait pas de doute que la longévité de ce qu’il a créé atteste le bien-fondé d’une telle maxime.

 

On l’a compris, nous parlons d’un lieu de rencontres, pas de mondanités, de vrai travail, pas de saupoudrage de recettes à visée publicitaire. D’authentiques partenariats musicaux se sont esquissés ou consolidés, des groupes se sont formés, dont les affinités électives se sont révélées parfois à l’occasion d’une unique session, quand le temps se ramasse, se concentre, se subdivise en raison même de la richesse du programme proposé.

 

J’ai moi-même connu Hugues Leclère en ces circonstances, et une appétence commune pour la musique française du tournant du siècle nous avait conduits jusqu’à l’enregistrement d’un disque Witkowski-Ropartz dans la salle du Musée des Beaux-Arts, au milieu des trésors de Daum, Gallé et autres Majorelle (en l’occurrence parfaitement à l’unisson des musiques à interpréter). Le maître d’œuvre du CD, qui avait créé la collection Le Parnasse français, n’était autre qu’Yves Ferraton, éminent musicologue de l’université de Nancy, devenu depuis un ami cher. L’ambition de lancer des projets ponctuels à partir du creuset nancéien fait aujourd’hui partie intégrante de l’aventure. Nous pouvons citer, par exemple, les belles thématiques orchestrées par Hugues, autour de Debussy, des séjours parisiens de Bellini, de l’année 1913, et plus récemment de la Grande Guerre (on imagine sans peine que ce dernier sujet a, dans la région, une résonnance particulière), en attendant un futur programme Beethovénien, en contrepoint de lectures : Les Cahiers de Sainte-Hélène du maréchal Bertrand !

 

Le signe tangible du succès collectif est certainement la liste des enseignants-concertistes ou des habitués des Nancyphonies. Je ne me risquerai pas à livrer ici cet inventaire. Citons tout de même, de mémoire, quelques fidèles des fidèles : France Clidat, Henri Barda, Bruno Rigutto, Rena Shereshevskaya, Hélène Dautry, Laurent Cabasso, Germaine Lorenzini, Jean-Claude Vanden Eyden, Sophie Hervé, Daniel Ottevaere, Marie-Paule Siruguet (20 ans de présence !) et Alain Louvier… j’arrête là et je renvoie à la nomenclature exhaustive des artistes invités. Qu’on me permette tout de même d’égrener brièvement mes propres souvenirs avec des complices de la scène qui s’appelaient Daniel Blumenthal, Hélène Dautry, Dominique Barbier, Philippe Bernold, Jacques Ghestem, Gery Moutier, Marie-Paule Siruguet, Franck Amet, Chantal Riou, Louis Fima, Raphaël Chrétien… sans oublier Hugues et sans oublier non plus des soirées Bach et Mozart avec l’Orchestre de Bratislava ou l’Orchestre de Toscane… et sans oublier surtout les élèves-partenaires qui franchirent tout naturellement la passerelle qui relie le monde des stagiaires à celui des concertistes ; car l’académie – il faut le rappeler sans cesse – permet une insertion réelle, que ce soit dans les programmes « jeunes solistes » ou dans le cadre plus formel des Nancyphonies. Enfin, comment ne pas être touché par le cas des étudiants devenus professeurs à part entière quelques années plus tard ? Je pense ici au parcours exemplaire d’un Romain Descharmes.

 

Quand on porte un regard rétrospectif sur l’entreprise, il est inévitable de convoquer la nostalgie et de revenir aux « temps héroïques », quand le bureau, aujourd’hui professionnalisé, était encore une structure familiale, se dépensant sans compter et sans jamais regarder la montre. Nous aurons ici une pensée pour la mère d’Hugues Leclère, qui nous a quittés, et dont le rôle dans les moments incertains fut si important.

 

Cette période déjà lointaine, où le renouvellement annuel de l’expérience n’était pas assuré, a laissé la place à une situation certes plus solide mais jamais paisible ; car le désengagement progressif des pouvoirs publics, dans un contexte de crise qui n’en finit pas, fragilise des conservatoires et des écoles de musique, et affecte directement nombre d’institutions ou d’associations culturelles. A Nancy – il convient de le souligner – les élus résistent infiniment mieux qu’ailleurs, mais, pour autant, il n’est pas toujours en leur pouvoir d’effacer toutes les inquiétudes. L’association des Rencontres Musicales de Lorraine a pris, au fil du temps, une dimension qu’on pourrait qualifier de para institutionnelle. Sorte de bras souple des autorités, elle s’est vue attribuer un rôle gratifiant, mais aussi lourd de responsabilités. Si les décideurs de la ville et de la région n’ont jamais exercé de pression, il n’en demeure pas moins vrai que le moindre écart dans l’équilibre budgétaire, par exemple, – et chaque année a son lot d’incertitudes sur le sujet – se doit d’être surveillé de très près. Ainsi, l’association est libre de ses choix et reste un partenaire privilégié, mais dans un cadre dont la souplesse a inévitablement ses limites, et où la vigilance s’impose, au même titre que la prospection de nouvelles pistes de développement. Toutes ces considérations, à l’évidence, ne peuvent que renforcer la gratitude des invités à l’endroit de ceux qui rendent les choses possibles, car même peu informés des ingrates réalités, il ne leur est pas trop difficile de deviner les vertus de dévouement et d’énergie qui se cachent derrière la façade brillante d’un rendez-vous musical prestigieux.

 

L’équipe ne dissimule pas ses appréhensions devant les perspectives de l’avenir, non pas tant à l’échelle de ce qui a été initié à Nancy qu’à l’échelle des politiques culturelles du pays en général. Un vent de précarité est de plus en plus perceptible, qui se renforce au contact de ceux qui sacrifient aux démons de la facilité. Quelques musiciens – il est triste de le dire – ne sont pas exempts de reproches quand ils cèdent à l’égoïsme générationnel et qu’ils se soucient peu du passage de relais à la jeunesse. Il en est peut-être même – qui sait ? – qui se réjouissent secrètement d’être les derniers des Mohicans… (Qu’importe que le bateau coule si je suis le dernier !) Un semblable sentiment, tellement indéfendable qu’il en est inavouable, se heurtera – nous pouvons le croire – à d’authentiques foyers de résistance, et l’Académie-Festival de Nancy est certainement de ceux-là, dont la foi est inaltérée et qui poursuivent leur mission de formation sans faiblir. Ainsi, dans notre imaginaire, c’est la cité tout entière qui, placée sous le patronage de Stanislas, nous apparaît soudain comme une émanation de l’humanisme des Lumières ; une vision qui, sans nul doute, autorise à penser que ce qui a été semé contribuera à préciser les contours du paysage musical de demain.

 

Alexis Galpérine

 

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