Éric Rouyer et Le Palais des Dégustateurs :

quand musique et vin font bon ménage


 

(DR.)

 

 

En 2012, Éric Rouyer, né en 1966, caviste depuis 25 ans, mélomane curieux et aguerri depuis toujours, fondait le label classique « Le Palais des Dégustateurs ». Un intitulé des plus gouleyants, concrétisé tout de suite par des albums de sonates françaises, amorces d’un catalogue qui n’a cessé de s’étoffer. Ce catalogue est riche aujourd’hui d’une quarantaine de références de grande qualité, où l’on retrouve, entres autres, les noms de Gérard Poulet, Boris Berman, Robert Levin, Dominique Merlet, Jean-Claude Vanden Eynden ou du Quatuor Bêla, dans divers répertoires chambristes allant de Bach à Silvestrov. Les enregistrements, dont la réalisation technique et la présentation soignée sont à saluer (la plupart d’entre eux ont été récompensés par la presse spécialisée, les Partitas de Bach par Levin ayant même été créditées d’un Grand Prix International de l’Académie Charles Cros en 2019), mettent en valeur de hauts lieux bourguignons du vin, comme la Goillotte du Domaine de la Romanée-Conti (où ont été gravées les Suite pour violoncelle de Bach par Alain Meunier), ou le Couvent des Jacobins de la Maison Louis Jadot, des domaines connus dans le monde entier. Tout récemment, le label s’est engagé dans une autre dimension, avec des gravures orchestrales et concertantes : Carlos Païta, ce chef argentin qui défraya la chronique dans les dernières décennies du XXe siècle et le pianiste français d’origine russe Mikhail Rudy, installé dans l’Hexagone, ont été mis aussi à l’honneur.

avec le chef d'orchestre Carlos Paita, 1990
(coll. E. Rouyer) DR.
avec le pianiste Mikhaïl Rudy, Lyon, 21 juin 2024
(coll. E. Rouyer) DR.

La fidélité pour tronc commun

 

En parcourant le catalogue, on est frappé par la fidélité réciproque entre les interprètes, tous prestigieux, et le fondateur du label. Des Français sont bien sûr mis en évidence. C’est le cas pour le violoniste Gérard Poulet (°1938), qui a été l’un des disciples préférés d’Henryk Szeryng et a compté Renaud Capuçon parmi ses élèves. Plusieurs gravures de sonates ont été confiées à cet artiste racé, dont l’inaugural album Ravel/Poulenc/Debussy, avec Christian Ivaldi (°1938), qui enregistra jadis à quatre mains avec Noël Lee ; un autre consiste en œuvres inachevées de Mozart en première mondiale, pour piano et violon, complétées par son partenaire, Robert Levin, dans un contexte de raffinement. Trois disques ont suivi, le complice étant alors notre compatriote Jean-Claude Vanden Eynden (°1947). Cela donne un très remarquable album de sonates de Franck et de Magnard (dont le fondateur du label, Eric Rouyer est un admirateur), un autre réservé à Beethoven (Sonates n° 3, 5 et 7), ainsi qu’un Schumann : les deux Sonates op. 105 et 121, couplées aux trois Romances pour hautbois op. 94, version violon. Le duo fonctionne à merveille, dans un climat d’écoute mutuelle, de recherche du beau son et de véritable partage.

 

On retrouve Jean-Claude Vanden Eynden dans de superbes récitals en solo : Impromptus et Sonate D. 960 de Schubert, un programme Schumann (Fantaisie)/Liszt (Sonate), et un couplage César Franck (Prélude, Choral et Fugue) avec Blanche Selva, apôtre de Vincent d’Indy, qui fut la première à jouer en public, à Paris en 1904, l’intégrale de la musique pour clavier de Bach (transcriptions des trois derniers Chorals pour orgue de Franck et deux pièces de la compositrice). Des gravures de haut niveau, dans lesquelles, à chaque fois, Jean-Claude Vanden Eynden, fait la démonstration de sa virtuosité, de sa sensibilité, de sa recherche d’unité au niveau de la forme et de sa capacité d’adaptation à des univers aussi riches que variés.

 

Parmi les Français, on trouve aussi à plusieurs reprises le violoncelliste Alain Meunier (°1942), un élève de Maurice Maréchal. Nous avons cité plus avant ses Suites pour violoncelle de Bach. On le trouve aussi en partenariat avec la pianiste Anne Le Bozec (°1975) dans un programme original (Sonates de Fauré, Koechlin et Florent Schmitt), puis dans un autre, qui fait déjà référence : la Sonate de Magnard opus 20 et la Sonate n ° 2 de Ropartz, couronnées par les revues spécialisées Diapason et Classica, se placent au premier plan de leur discographie respective, grâce à leur générosité, leur inventivité et leur maîtrise instrumentale. Alain Meunier forme encore une équipe remarquée, avec Gérard Poulet et le pianiste Jacques Rouvier (°1947) pour des Trios de Brahms.

 

On note encore la présence récurrente du pianiste Dominique Merlet (°1938), qui fut lauréat d’un concours international à Genève en 1957, conjointement avec Martha Argerich : un noble et élégant Clavier bien tempéré de Bach et deux excellents récitals Beethoven (Sonates op. 7, 57 et 111 et Variations Eroïca). Quant au « Quatuor Bêla », fondé en 2006 et composé de quatre solistes de l’Hexagone, il est à la tête de deux programmes : un Debussy/Magnard, le Quatuor de ce dernier de 1902/03 trouvant ici dans son troisième mouvement. Chant funèbre, une apothéose aérienne et lumineuse, et une intégrale des Quatuors de Britten, parés d’un humanisme subtil.

 

On n’oubliera pas, pour la bonne bouche, des Motets de la Renaissance par l’ensemble « Musica Nova Kandel », le premier album du jeune « Trio Arc » (Brahms/Beethoven/Frank Martin), et un récital de pages pour piano, tout en transparence et en poésie, de Guy Sacre (°1948) par le Franco-libanais Billy Eidi. Mention spéciale pour la réédition d’une gravure à portée spirituelle de 1993, celle des Compiles et de ['Office de prime dirigés par leur compositeur, Joachim Havard de la Montagne (1927-2002), cet organiste, chef de chœur, chef d’orchestre et pédagogue, qui fut l’un des derniers maîtres de chapelle en l’église parisienne de la Madeleine.

 

Des artistes venus d’ailleurs

 

Le pianiste Robert Levin, né à New York en 1947, qui suivit dans sa jeunesse des leçons de Nadia Boulanger, figure au catalogue avec les Partitas de Bach, couronnées, rappelons-le, par l’Académie Charles Cros en 2019, mais aussi avec Gérard Poulet dans des inédits de Mozart déjà évoqués. Il joue avec Hilary Hahn (°1979), présente à titre exceptionnel, et à nouveau avec Alain Meunier, des Trios de Mozart, mais aussi de Schubert, avec l’Américain Peter Wiley (°1935) et l’Allemand Noah Bendix-Balgley (°1984). On apprécie la vive musicalité qui se dégage de toutes ces interprétations. L’épouse de Robert Levin, la pianiste Ya Fei Chuang, née à Taïwan en 1970, bénéficie d’un album de deux CD, l’un pour Chopin (Préludes op. 28 et Sonate n° 3), l’autre pour Liszt (Sonate et autres pièces) ; elle y fait apprécier la souplesse d’un jeu à l’engagement contrôlé.

 

Le pianiste Boris Berman, né en 1948 à Moscou où il a été l’élève de Lev Oborin, a quitté la Russie en 1973 pour émigrer vers Israël. Il a signé plusieurs récitals remarquables pour « Le Palais des Dégustateurs » : Préludes et autres pages de Debussy, Klavierstücke et Variations de Brahms, Sonates 61 et 62 de Haydn avec la D. 959 de Schubert, ou encore Sonates op. 68 de Chopin et op. 78 de Brahms, transcrites pour alto et piano, avec Ettore Causa, d’origine napolitaine et professeur à la Menuhin Music Academy. Berman y a ajouté un hommage à Valentin Silvestrov, le compositeur ukrainien le plus connu de notre temps. Né à Kiev en 1937, Silvestrov s’est exilé à Berlin en mars 2022, après l’invasion de son pays par les Russes. Un album de deux CD propose un panorama pianistique de plusieurs partitions qui s’étendent de 1962 (Triade) à 2022 (Trois Pièces, composées en exil) ; l’éclairage porte sur plusieurs facettes du langage fortement expressif de ce créateur difficile à classer, qui a connu une période post-sérialiste avant de se consacrer à une épuration de la forme et à un lyrisme plus prononcé. Une évolution que Boris Berman, qui a beaucoup travaillé avec Silvestrov, traduit avec aisance et créativité.

 

Le retour de Carlos Païta; un événement

 

Carlos Païta (1932-2015), originaire de Buenos Aires, y avait rencontré Wilhelm Furtwängler, dont il suivit des répétitions et des concerts, avant d’étudier la direction d’orchestre avec Arthur Rodzinsky. Il signa un contrat avec la firme Decca en 1968 et s’installa en Europe, débutant ainsi une carrière internationale, celle d’un chef invité qui allait faire sensation jusqu’aux Etats-Unis. D’un dynamisme extrême et d’un engagement hallucinant, sa vision des grandes pages du répertoire ne plut pas à tout le monde. Comme l’écrit Stéphane Friédérich dans sa remarquable notice du premier album qui lui est ici consacré, Païta n'arrange pas les partitions, contrairement aux apparences, mais il les dérange, au sens étymologique du terme. Autrement dit, il les bouscule pour les faire exploser, ou bien il les déstabilise par d'invraisemblables et périlleuses simulations d'implosion ! Apparaissent alors d'incroyables fluctuations de tempo qui lui permettent d'extirper l'essence charnelle de l'œuvre, son souffle interne et ses passions inavouées. On ne pourrait mieux dire : sous la baguette de ce visionnaire, Beethoven, Berlioz, Brahms, Bruckner, Dvorak, Mahler, Rossini, Schubert, Tchaïkowsky, Verdi ou Wagner sont sublimés dans un contexte intense et vibrant qui fait sonner le Philharmonic Symphony Orchestra (PSO), que Païta fonda à Londres, ou d’autres formations, d’une manière particulière. Il a été le premier à utiliser l’enregistrement numérique et créa son propre label, Lodia. Tout au long de sa carrière, il sera adulé par le public, mais devra subir de la part de la critique musicale, en particulier française, un procès presque systématique, non seulement injuste, mais vexatoire et souvent injurieux. Peu à peu, Païta a ainsi été relégué au rayon des curiosités, sans obtenir une reconnaissance cent fois méritée.

 

« Le Palais des Dégustateurs » permet de (reconsidérer l'art de Païta à sa juste mesure, celle d’une sensibilité certes extravertie, mais qui donne à la musique jouée une intensité et un vécu émotionnel qui interpellent. Trois albums sont parus au moment où nous écrivons ces lignes. Le premier, avec le PSO, offre la réédition d’une Huitième de Bruckner gravée à Londres en mai 1982, véritable lave en fusion, et une version en public, inédite, de la Huitième de Chostakovitch, en 1981, avec des pupitres en transes, s’enfonçant dans la douleur et l’angoisse. Tchaïkowsky est ensuite mis à l’honneur par un copieux programme : Symphonie n° 4 chauffée à blanc, avec une coda à faire trembler les murs. Symphonie n° 6 au lyrisme à la fois fascinant, violent et ouvrant sur la mort, Marche slave déterminée, Capriccio italien festif, Roméo et Juliette voluptueux, et un Hamlet sidérant de souffle shakespearien. La Sixième date de 1980, avec le National Philharmonie Orchestra (NPO), les autres gravures, de 1994, avec un Philharmonique de Russie survolté. Une troisième parution couple les Tableaux d’une exposition de Moussorgsky/Ravel de 1981, une version équilibrée entre épure, aspects ludiques et monumentalisme, avec le NPO, et la fameuse Fantastique de Berlioz de 1978, hallucinatoire et démoniaque, avec le London Symphony, qui fut couronnée par un Grand Prix de l’Académie Charles Cros l’année suivante. On attend avec impatience d’autres résurrections de ce chef auquel une juste dimension devrait être enfin reconnue définitivement.

 

La créativité de Mikhaïl Rudy

 

Autre hommage, cette fois dans le domaine concertant, rendu à Mikhaïl Rudy (°1953), pianiste russe naturalisé français, formé au Conservatoire de Moscou, qui remporta le Grand Prix Marguerite-Long à Paris en 1975. Deux ans plus tard, il ne rentra pas dans son pays et choisit l’exil pour une carrière internationalement reconnue. Dans le contexte de la Perestroïka, il eut l’occasion inespérée de donner des concerts en Russie, à Saint-Pétersbourg. Un album regroupant l’imagination poétique du Concerto pour piano de Grieg et la virtuosité moderniste du Concerto n°2 de Prokofiev fait la démonstration, sous la baguette de Mariss Jansons et de la Philharmonie locale, d’une maitrise technique et d’un investissement sans failles. Quelques pages (Chopin, Wagner/Liszt, Debussy, Scriabine) montrent l’éclectisme de ce pianiste qui vient aussi de publier son premier roman en français aux Presses de la Cité, Le Disciple, qui se déroule dans les milieux musicaux russes de la fin des années 1980.

 

Jean Lacroix,

écrivain, chroniqueur musical

(in Revue générale, Belgique, n° 2024/ 3)

 

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