En 1936 le compositeur Yves Baudrier fondait le groupe " Jeune France " avec Daniel-Lesur, André Jolivet et Olivier Messiaen. Marchant sur les pas de son aîné le " Groupe des Six " (1920), cette association de musiciens en affirmant "leur volonté d'un retour à l'humain", en opposition à la musique abstraite et au courant néoclassique alors à la mode, ne réussissait pas à s'imposer par manque d'homogénéité. En effet quoi de commun entre un Daniel-Lesur, musicien délicat et raffiné attaché aux traditions de la musique française, un André Jolivet, tout d'abord atonal puis évoluant vers un langage plus accessible et plus simple, un Olivier Messiaen, profondément mystique et doué d'une grande originalité et un Yves Baudrier rejetant tout système d'écriture traditionnelle, se libérant de la tonalité et qui pour composer n'attache de prix réel qu'aux "représentations mentales sonores" ?
Curieusement d'ailleurs, et il est intéressant de le souligner, ces quatre musiciens d'avant-garde dans la musique française contemporaine ont tous reçu, à un moment de leur vie, une formation d'organiste : Daniel-Lesur fut l'élève de Charles Tournemire, organiste de Ste-Clotilde, André Jolivet, celui de l'abbé Théodas, maître de chapelle de Notre-Dame-de-Clignancourt , Olivier Messiaen de Marcel Dupré, organiste de St-Sulpice et Yves Baudrier de Georges Loth, organiste du Sacré-Cœur !
Mais revenons-en à Yves Baudrier décédé à Paris le 9 novembre 1988, à l'âge de 82 ans et dont les obsèques ont été célébrées le 14 en l'église des Blancs-Manteaux à Paris.
Né dans cette ville le 11 février 1906, il commence des études juridiques et philosophiques avant de se tourner vers la musique et devient alors l'élève de Georges Loth, organiste de la Manécanterie des Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Cet ancien élève de la Maîtrise de la cathédrale de Rouen et de la Schola Cantorum de Paris avait été autrefois quelque temps organiste de Notre-Dame de Lorette puis du Sacré-Cœur de Montmartre. Mais en réalité, Yves Baudrier est un autodidacte, c’est ce qui lui donnera toute sa vie durant cette " farouche indépendance ".
Fondateur et porte-parole du groupe "Jeune France" en 1936, dont il devient le théoricien, il sera plus tard à l'origine de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques, où il enseignera de 1945 à 1965.
Bien que parisien de naissance, il était profondément Breton d'âme et de cœur ayant été conquis par la beauté sauvage des rivages de cette province où il avait fait de longs séjours. Certaines de ses compositions portent un nom bien évocateur, notamment ses poèmes symphoniques Raz de Sein (1936) et Le Grand Voilier (1939. ), ainsi que sa pièce pour piano La Dame à la Licorne (1937) dont il effectuera plus tard une orchestration. Ses études de droit et de philosophie lui laissèrent ce goût pour l'observation, l'exactitude et l'objectivité, croyant au pouvoir de la philosophie et de la morale sur l'évolution de l’art.
Ses compositions sont fort sensibles et son système d’écriture est marqué par une grande clarté d’expression ; sa musique très chantante reflète une imagination musicale prodigieuse. On lui doit des pièces pour piano, deux quatuors à cordes, de la musique symphonique, des œuvres vocales dont une Cantate de la Pentecôte pour chœur de femmes et petit orchestre (1952), écrite en collaboration avec Marius Constant et Manuel Rosenthal, et un Agnus Dei pour chœur et orgue (1938), ainsi qu’une suite Eleonora pour ondes Martenot et orchestre de chambre d’après Edgar-Allen Poe (1938). En matière de musique de films, dans laquelle il s’était imposé comme un maître du genre, on lui doit : La Bataille du rail de René Clément (1946), Les Maudits du même cinéaste (1947), L’Homme qui revient de loin de Jean Castanier (1950), Le Monde du silence de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle (1956)... Il a également laissé des écrits : Signes du visible et de l'audible et L’intelligence et la musique.
Il y a quatorze ans, le 20 décembre 1974, André Jolivet nous quittait. A présent c'est Yves Baudrier qui vient de partir. Souhaitons à Daniel-Lesur et à Olivier Messiaen, qui ont toux deux récemment fêté leurs 80 ans (19 novembre et 10 décembre), encore de longues années devant eux afin qu'ils continuent de représenter, avec autant d’éclat, ces musiciens du XXe siècle si passionnés et audacieux. S’ils composent une musique parfois originale au point de dérouter bien des gens, elle se rattache cependant à la tradition française des Franck, Debussy et Dukas.
Michel Villedieu (déc. 1988)