Marie-Léopoldine BLAHETKA
1809 – 1885

Léopoldine Blahekta
(Vienne, vers 1830, lithographie d'Adolf Kunike) DR.

 

"Jeune, belle et – pianiste !" s’exclama Frédéric Chopin après avoir entendu un concert de Léopoldine Blahetka en 1829 lors de son premier séjour à Vienne. Ensuite, il ajouta qu’il avait été effrayé par les effrayants fortissimi de la grande virtuose qui régna souverainement sur les estrades de la capitale autrichienne et fut idolâtrée par ses admirateurs jusqu’à son déménagement en France en 1831. Chopin rendit une visite impromptu à ses parents, fut reçu chaleureusement, engagea un flirt avec leur fille, lui offrit ses partitions et annonça son prochain départ pour l’Allemagne et son retour à Varsovie après son concert à Dresde. La famille Blahetka l’accompagna à la gare de Vienne et lui offrit un cadeau destiné à sa mère. (1)

D’ascendance tchèque, Autrichienne de naissance et Française d’adoption, Marie-Léopoldine Blahetka naquit à Guntramsdorf-bei-Wien (Basse-Autriche) le 15 novembre 1809. Son père, Joseph Georg Blahetka étudia le piano avec Joseph Czerny (1785 Hortwitz – 1842 Vienne) (2) et obtint un poste de lecteur aux Éditions musicales Träg à Vienne. Sa mère, Barbara Sophia Blahetka joua les instruments à clavier dans les orchestres de Vienne et fut le premier professeur de piano de sa fille, qui poursuivit ses études avec Joseph Czerny d’abord, ensuite avec Frédérick-Guillaume Kalkbrenner à Paris grâce à un apanage du généreux prince Jean 1er de Liechtenstein, et avec le grand pianiste et compositeur tchèque Ignaz Moscheles. Aussi, étudia-t-elle la composition avec le professeur Simon Sechter (1788 Frymburk, République Tchèque – 1867, Vienne) (3) à Vienne.

Après avoir donné de nombreux récitals dans les salons aristocratiques dès l’âge de 7 ans, Léopoldine Blahetka débuta officiellement à Vienne le 1er mars 1818. Le succès de la pianiste âgée de 9 ans fut éclatant. (À cette époque elle était encore élève de sa mère.) Beethoven l’entendit et fut très impressionné par les aptitudes techniques, la sensibilité et la musicalité de la jeune virtuose et lui suggéra de continuer ses études avec Joseph Czerny. En 1820, elle joua le 2ème Concerto, op. 19, en si bémol majeur de Beethoven avec l’Orchestre philharmonique de Vienne et obtint des critiques très flatteuses. En 1821 elle connut le triomphe à Prague, à Karlovy Vary et à Teplitz en Bohème. Les princes électeurs allemands et surtout la ville hanséatique de Brême accueillirent la jeune pianiste et la réengagèrent à maintes reprises. En 1828 elle joua avec Niccolò Paganini à Vienne. Ensuite, Léopoldine Blahetka se produisit dans toutes les grandes villes d’Autriche, en France, en Belgique, en Hollande et en Angleterre. Au cours de sa longue et brillante carrière, elle joua à plusieurs reprises à la cour de Louis-Philippe, et à celles de Napoléon III et de la reine Victoria.

Déjà célèbre et idolâtrée à Vienne, la jeune virtuose commença à présenter ses propres compositions au public en 1822. C’est après le grand succès de son opéra comique Les brigands et le barde  (Die Räuber und der Sänger) en 1830, qui fut joué treize fois, que Léopoldine Blahetka décida de quitter Vienne et de s’établir avec ses parents en France, à Boulogne-sur-Mer, où elle demeura jusqu’à la fin de ses jours. (4)

Léopoldine Blahekta, 1er Nocturne pour le piano, dédié "à Miss Fitz Gérald", op. 46
(Paris, chez Bernard Latte, Editeur, 2 boulevard des Italiens) DR.
Fichier MP3 Fichier audio par Max Méreaux (DR.)

Comme compositrice Léopoldine Blahetka laisse 64 œuvres dont 32 portent un numéro d’opus : un Trio avec piano, op.5, une Sonate pour violon et piano, op.15, de nombreuses Variations et Mélodies, une Grande Polonaise concertante op. 9, une autre Polonaise en ré majeur op.19, un Konzertstück op.25, 12 Danses allemandes op.8, etc.3.. Ses Quatuors avec piano demeurèrent inédits, ainsi que ses Fantaisies, Caprices, Souvenirs d’Angleterre, Souvenirs de Hollande, etc...

Parmi ses œuvres éditées en France, citons :

1) - Duo concertant pour flûte et piano, op. 40 (Éditions Schonenberger, Paris),

2) - Fantaisie pour piano sur les romances de la reine Hortense (5), op.61, dédiée à sa Majesté Napoléon III (Introduction dans l’esprit militaire, Pour toujours dans l’esprit d’une marche militaire, Gentil berger, Duguesclin, M’oublieras-tu, Dis-moi Nanette, Fuyez – loin de ces bords, vous me quittez pour aller à la Gloire, Partant pour la Syrie) (Éditions Henri Lemoine, Paris 1853),

3) - Fantaisie sur les Huguenots de Meyerbeer, op. 54 (Éditions Brandus, Paris 1847),

4) - Nocturne numéro 4 pour piano seul, op. 62 (Éditions Henri Lemoine, Paris 1855), (6)

5) - Rondo élégant sur des mélodies favorites allemandes pour le piano, op. 37 (Éditions Schonenberg [sic]),

6) - Six Valses à la viennoise pour piano, op. 42 (Éditions J. Delahante, Paris, successeur de la maison d’éditions musicales Mesdemoiselles Erard) [un persiflage des Valses nobles de Schubert]

7) - Pater noster à quatre voix, Ave Maria (le journal boulonnais L’Impartial de Boulogne-sur-Mer publia cet entrefilet sous la rubrique Musique le 30 janvier 1851  "L’éditeur de musique Lemoine vient de publier deux nouvelles compositions de Mademoiselle Blahetka, un Pater-noster à quatre voix et un Ave Maria ; ce dernier ouvrage, l’Ave Maria, est placé sous le plus haut patronage musical que l’on puisse envier à cette époque : Mme Sontag en accepte la dédicace, Mme la marquise de Coupigny a agréé l’hommage du second. Ces deux morceaux sont destinés à un légitime succès. Ce n’est pas, en musique, un genre facile à aborder que la prière. Il faut être simple et vrai, sous peine d’altérer son caractère…Ce caractère de la prière se trouve sensiblement marqué dans le chant et l’accompagnement du Pater-noster et Ave Maria de Mlle Blahetka, où l’on rencontre l’élévation religieuse dans toute son harmonieuse simplicité."

8)- Stabat Mater, sa dernière composition.

Francophile et francophone, la famille Blahetka s’intégra rapidement à la société boulonnaise et participa activement à la vie communautaire et culturelle de la ville. Collaboratrice assidue de la très dynamique Société philharmonique de Boulogne-sur-Mer, ensuite de la Société des concerts populaires, et musicienne de chambre, Léopoldine Blahetka déploya aussi ses remarquables activités pédagogiques qui durèrent jusqu’à la veille de sa mort, survenue le 17 janvier 1885. La grande artiste, emportée par un arrêt cardiaque dans son sommeil, laissa un souvenir indélébile dans sa ville d’adoption, ainsi qu’en témoignent ces articles parus dans la presse locale :

France du Nord, 21 janvier 1885 :

Nécrologie – Mlle Blahetka 

Nous apprenons avec le plus vif regret la mort d’une artiste de grand talent, Mlle Blahetka. Élève de Moschëlés [sic] et de Kalkbrenner, Mlle Blahetka avait aussi reçu les conseils des plus grands maîtres Mendellssohn [sic], Hummel, Weber, Beethoven. Elle avait puisé dans la fréquentation de ces artistes, les traditions les plus pures de l’école allemande. Aussi laisse-t-elle un véritable pléiade (sic) d’élèves…Avant de se fixer à Boulogne, Mlle Blahetka avait parcouru comme virtuose toutes les principales ville d’Europe et partout elle avait remporté les plus grands succès…Elle fut une des étoiles de l’ancienne Société philharmonique qui, on le sait, fit entendre à Boulogne tant d’artistes éminents… Sa mort laisse un vide qu’il sera impossible de combler à Boulogne. » H. M.

L’Impartial de Boulogne-sur-Mer, 21 janvier 1885 :

Nécrologie – Mlle Blahetka

Si l’on veut juger de l’heureuse influence qu’exerce un grand talent uni à une belle âme, on n’a que s’en rendre compte en voyant la profonde impression et l’explosion de sympathies, de regrets et de douleurs qu’a excité non seulement parmi ses élèves, mais aussi parmi toutes les personnes qui l’ont connue, la mort de Mlle Blahetka.

C’était une bien remarquables artiste, son talent si délié, si brillant faisait à la fois les délices des concerts de l’ancienne Société Philharmonique et l’honneur de Boulogne, sa ville d’adoption.

Mlle Blahetka était née en Autriche vers 1808 [sic] et montra dès son enfance, un goût très vif et les dispositions les plus précoces et les plus heureuses pour la musique, elle recueillit dès l’âge de 7 ans les applaudissements du public… Elle parcourut les grandes villes de l’Europe qui applaudirent ses grandes qualités de virtuose, et brilla surtout à la cour d’Angleterre où elle fut appréciée comme elle le méritait…

Pendant plus de 56 ans, Mlle Blahetka, autant par l’éclat de son talent que par sa haute distinction, fut adulée dans tous les rangs de la société boulonnaise.

Ce n’était pas seulement une pianiste émérite, mais une musicienne érudite et inspirée, un professeur d’une science élevée…

Elle avait vers la fin de sa vie composé un Stabat où elle semble avoir mis tout ce qu’il y avait en elle de plus exquis.

Si elle aspirait vers l’idéal, elle aimait aussi à faire le bien : les pauvres qui la pleurent sont là pour l’attester.

C’est encore un grand talent, un grand cœur qui s’en va.

L’Impartial de Boulogne-sur-Mer, 21 janvier 1885 :

Les obsèques de Mlle Blahetka

Il y avait foule ce matin aux obsèques de Mlle Blahetka ; toute la haute société boulonnaise semblait s’y être donnée rendez-vous. Le coussin était porté par M. Pamart, président de la Société musicale, les coins du poêle étaient tenus par MM. Ledez et Bouvet, membre de l’ancienne Philharmonique, M. Descostes, vice-président des Concerts populaires et M. Docquois, maître de chapelle de St. Pierre. M. Sergent, ancien avoué, conduisait le deuil.

À l’église, divers morceaux ont été exécutés par les membres de la Société des concerts populaires… Enfin, un des morceaux favoris de Mlle Blahetka, l’Ave Maria par Gounod sur le prélude de Bach, a été joué par Mlle Cécilia Keene, pianiste, MM. Filbien, organiste, Descostes, violoncelliste, Strebelle et Mathieu, violonistes.

L’Impartial de Boulogne-sur-Mer, 21 janvier 1885 :

À la mémoire de Mademoiselle Blahetka.
Comment exprimer les regrets que tant d’élèves vont ressentir en apprenant la mort de l’éminente artiste qui vient de s’éteindre.
Talent de pianiste, art de faire parler les notes, de les déclamer, notre chère Maîtresse possédait tous les secrets du piano : elle savait faire exprimer à cet instrument les sentiments les plus exquis du cœur humain ; là surtout, elle avait atteint l’apogée.
La perfection, nous disait-elle toujours, se résume en deux mots : lenteur et persévérance…
Pendant sa longue et belle carrière artistique, elle perfectionna chaque jour et son enseignement et son jeu admirables. Non seulement elle aimait à faire chanter à ses doigts les suaves romances de Mendelssohn, elle en composa aussi, car Mlle Blahetka est auteur…
Après avoir été une fille dévouée, Mlle Blahetka voulut devenir la mère des infortunés.
Combien de pauvres iront pleurer sur sa tombe une bienfaitrice aussi généreuse que discrète.
Adieu, chère et vénérée Maîtresse ; votre souvenir restera toujours gravé dans le cœur de vos élèves reconnaissantes.
I. A.
Ancienne élève de Mlle Blahetka.

L’Annuaire de la ville de Boulogne-sur-Mer de 1885 parle aussi en termes très élogieux de feu Mlle Blahetka.

Notons aussi que le journal local Annotateur du 12 août 1847 publia, avec le compte-rendu d’un concert de la Société philharmonique de Boulogne-sur-Mer avec Léopoldine Blahetka en soliste, un Madrigal à Mademoiselle Blahetka, écrit par un admirateur, membre de la même société :

Hommage à vous, dont le talent,
Expressif, pur, égal, puissant,
Par l’emotion (sic) nous entraîne;
À vous, riche de ces trésors,
Où, par de magiques accords,
Notre âme à la vôtre s’enchaîne.

signé M. E. J.

Le père de Lépoldine Blahetka, Joseph Georg (mort à Boulogne-sur-Mer en 1857) fut professeur d’allemand dans sa ville d’adoption et collaborateur du journal Annotateur, qui publia les 2 et 9 janvier 1834 son important et pertinent essai intitulé Sur la musique en Allemagne, dans lequel il présente une véritable étude de sociologie de la musique comparée tout à fait dans la tonalité d’Emmanuel-Joseph Sieyès (3 mai1748, Fréjus – 20 juin1836, Paris) qui créa le néologisme "sociologie" un peu avant la Révolution de 1789, donc bien avant Auguste Comte, et parla de l’art social. Monsieur Blahetka analyse la mentalité musicale du peuple allemand et ses réactions aux messages artistiques des musiques étrangères implantées sur le sol allemand, leurs contributions à la création musicale en Allemagne et les réactions du public allemand.

Toujours dans l’esprit de cette sociologie comparée, Monsieur Blahetka analyse le comportement du public allemand face à l’interprétation. Il rend hommage aux compositeurs français André George Louis Onslow, auteur de 34 quintettes et 36 quatuors à cordes, et Napoléon Antoine Eugène Léon de Saint Lubin (7 mai 1805, Turin – 13 février1850, Berlin) dont les œuvres convenaient à la mentalité du public allemand. (Beethoven écrivit en 1822 une Cadence pour Saint Lubin qui fut aussi violoniste de classe internationale).

Notons que le musicologue français Jean-Gaudefroy Demombynes écrivit presque un siècle plus tard une étude de sociologie de la musique intitulée "Les jugements allemands sur la musique française au XVII siècle" et que l’on trouve des prémices d’une sociologie de la musique comparée en France dans les écrits d’Émile Vuillermoz, de Jean Chantavoine et de René Dumesnil, publiés entre les deux guerres mondiales.

La mère de Léopoldine Blahetka, Barbara Sophia Blahetka, mourut à Boulogne-sur-Mer en 1864. On ne sait pas si elle participa aux activités musicales de sa ville d’adoption.

Voya Toncitch

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Notes :

(1) Il paraît que Léopoldine Blahetka et Chopin ne se rencontrèrent jamais en France et qu’elle ne joua jamais en public ses compositions.

(2) Joseph Czerny (sans parenté avec le pianiste Karl Czerny) fut associé à la Maison d’édition Cappi et co. en Autriche qui découvrit les premières œuvres de Franz Schubert. Excellent pédagogue de renom international et compositeur peu inspiré d’innombrables fugues qui n’attirèrent point l’attention des interprètes, Joseph Czerny termina sa vie dans la misère à cause de sa générosité à l’égard de ses nombreux élèves autrichiens et étrangers.

(3) Simon Sechter fut professeur d’Anton Bruckner auquel il céda son poste de professeur de composition au Conservatoire de Vienne, ainsi que du compositeur et grand violoniste belge Henri Vieuxtemps, du célèbre pianiste et compositeur suisse Sigismond Thalberg, du grand virtuose et compositeur allemand Adolf von Henselt, du pédagogue et compositeur polonais Théodor Leschetitzky, du chef d’orchestre et compositeur allemand Franz Lachner entre autres.

(4) Il semblerait que Léopoldine Blahetka eût connu et joué à Boulogne-sur-Mer au début des années 1820, après une tournée en Angleterre où elle s’était rendue accompagnée de son père.

(5) Hortense de Beauharnais, épouse de Louis Bonaparte, mère de Napoléon III.

(6) Cette pièce semble inspirée par les Nocturnes de John Field (26 juillet 1782, Dublin – 23 janvier1837, Moscou), compositeur irlandais qui émancipa le genre, - adopté par Chopin qui lui attribua un nouveau poids spécifique -, et grand pianiste, un des premiers concertistes internationaux. Les Nocturnes de Léopoldine Blahetka ont plutôt un caractère descriptif et ne montrent aucune influence de ceux de Chopin, malgré les assertions sans fondement de certains musicographes.  

 


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