Marie-Madeleine DURUFLÉ
Marie-Madeleine Duruflé
à l'orgue personnel de Marcel Dupré
dans sa maison de Meudon.
Marie-Madeleine Chevalier-Duruflé nous a quittés le 5 octobre 1999, treize ans après son mari Maurice Duruflé1.
Née à Marseille en 1921, elle fut titulaire dès l’âge de onze ans de l’orgue de la cathédrale de Cavaillon (Vaucluse). Elle fit ses études au Conservatoire d’Avignon puis entra, en 1945, au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où elle obtint un premier prix d’orgue en 1949 dans la classe de Marcel Dupré. Elle remporta peu après le Grand Prix International Charles-Marie Widor (orgue et improvisation). Elle devint suppléante de Marcel Dupré au grand orgue de Saint-Sulpice puis, mariée depuis peu avec Maurice Duruflé, fut nommée en 1953 conjointement avec son mari organiste de Saint-Etienne-du-Mont2.
Durant plus de quarante années, leurs carrières de concertiste à tous deux devinrent indissociables dans l’esprit d’un public fidèle. Marie-Madeleine Duruflé était l’interprète privilégiée des oeuvres de son mari et que de fois, pour leurs récitals d’orgue et leurs enregistrements, ils se partagèrent les claviers. Faut-il rappeler l’intégrale des œuvres de Bach (1965), un disque consacré à Vierne et à Tournemire (1962), un autre comportant six œuvres de Maurice Duruflé lui-même (1963) et combien d’inaugurations d’orgues...
Ses qualités d’interprète très personnelle sont bien connues et se révèlent peut-être plus encore dans les œuvres de Vierne, Tournemire, Dupré, Duruflé : finesse, intelligence, clarté, légèreté, lyrisme avec une virtuosité impeccable toute au service de l’œuvre elle-même et non pas - comme trop souvent chez d’autres - pour briller aux oreilles du public.
Marie-Madeleine Duruflé nous laisse aussi quelques œuvres dont elle est l’auteur : quelques pages destinées à l’orgue ou au piano ainsi que Six Fables de La Fontaine pour chœur à trois voix de femme.
Marie-Madeleine Duruflé-Chevalier, Six fables de La Fontaine pour choeur à 2 ou 3 voix de femmes sans accompagnement (couverture et p. 1), Paris, Durand, 1962
( Coll. Céline Perreault )Depuis ce grave accident de voiture, en 1975, qui devait empêcher Maurice Duruflé de poursuivre sa carrière de virtuose, Marie-Madeleine, qui avait été elle-même blessée mais moins gravement, fut encore davantage aux côtés de son mari ; elle demeura seule titulaire du grand orgue de Saint-Etienne-du-Mont à partir de 1986, puis céda dernièrement à son tour ses claviers à deux cotitulaires : Vincent Warnier et Thierry Escaich.
Tout comme au cours de mes trop rares relations avec Maurice Duruflé, j’ai toujours éprouvé dans mes échanges avec Marie-Madeleine la même admiration, la même gratitude et -je peux le dire- la même émotion : tant de gentillesse, tant de modestie et de délicatesse allant de pair avec un si grand talent.
Marie-Madeleine Duruflé a rejoint auprès de son mari, auprès d’Elisabeth " la glorieuse cohorte des Saints ", selon ses propres termes3, mais elle crée un grand vide dans notre monde de musiciens.
Joachim Havard de la Montagne
____________1) Voir Musica et Memoria, n° 22-23 (septembre 1986). [ Retour ]
2) Avant d'être nommée à la tribune de St-Etienne-du-Mont, Marie-Madeleine Chevalier tint durant quelques années le grand-orgue de Saint-Bernard-de-la-Chapelle (NDLR). [ Retour ]
3) Voir infra, lettre manuscrite du 18 août 1986. [ Retour ]
dans laquelle elle remercie l'auteur de l'article consacré à Maurice Duruflé, paru dans le n° 22-23 de Musica et Memoria. ( coll. JHM ) |
- Pouvez-vous nous parler de vos études au conservatoire et comment vous y avez rencontré Maurice Duruflé ?En avril 1999, l'organiste Frédéric Denis, actuel titulaire du Cavaillé-Coll de l'église Notre-Dame de la Croix (Paris), s'est entretenu avec Marie-Madeleine Duruflé pour le compte du journal Organ. Avec son aimable autorisation, nous reproduisons ci-après les principaux extraits de cette interview. Les personnes intéressées par l'intégralité de l'entretien peuvent également le consulter sur le site de son auteur à la page suivante :
On peut y trouver également une photo inédite datant du 7 avril 1999.
J'ai commencé mes études d'orgue seule, en autodidacte, puis je suis entrée dans la classe d'orgue de Marcel Dupré au Conservatoire de Paris. J'avais en fait attendu la fin de la guerre pour quitter le midi et monter à Paris pour rentrer chez Dupré. Je l'avais déjà rencontré et joué devant lui à Meudon mais il avait refusé que je vienne à sa classe, à cause de la guerre. Je suis donc rentrée au CNSM en 1945 dans son cours préparatoire, qui se faisait souvent chez lui. Comme j'étais bonne pianiste, cela m'a beaucoup aidé. De même, je suis entrée hors-concours dans la classe de solfège du CNSM à l'âge de 11 ans, au cours de la seule année où nous avons résidé à Paris au cours de mon enfance. J'ai eu mon prix d'orgue en 1949. C'était certainement la plus grande année de la classe, et nous étions 4 à passer le prix. Nous devions accompagner et harmoniser des chorals grégoriens, improviser une fugue d'école, une improvisation libre. Pour l'interprétation, j'ai joué l'Allegro de la 6e Symphonie de Widor. Duruflé était alors professeur d'harmonie au Conservatoire depuis 1943. Il était aussi l'assistant de Dupré pour la classe d'orgue lorsque ce dernier partait faire ses grandes tournées prestigieuses à l'étranger. Maurice Duruflé avait une spécificité musicale que nous aimions utiliser. En effet, lorsque nous voulions jouer du Franck, Dupré ne nous disait pas grand-chose, n'aimant pas que l'on en rajoute. Il n'aimait pas les gens qui en faisaient trop. M. Duruflé était extrêmement bon pour nous faire travailler cette musique. Il y avait une ligne directe entre lui et Franck qui passait par Tournemire. Cela nous intéressait beaucoup. L'intérêt pour nous était d'avoir deux professeurs aux conceptions et personnalités très différentes. C'est une chose très importante à souligner. Ils étaient très intéressants l'un et l'autre, musiciens, et surtout, complets. Il fallait entendre Dupré improviser une fugue à St Sulpice, avec un contre-sujet (Gegenthema) tenu d'un bout à l'autre. Et lorsque Duruflé donnait quant à lui le thème d'une fugue, c'était ravissant, la musique même. Lorsqu'on était reçu dans la classe d'orgue, on devait avoir le même niveau technique que pour le concours de sortie, comme aujourd'hui d'ailleurs. On peut dire que Duruflé avait une technique absolument parfaite. La différence avec Dupré est que, toujours sous l'influence de Franck, il avait une très grande liberté d'interprétation. Il aimait beaucoup l'orchestre et en avait une grande connaissance. Pendant longtemps il fut responsable à la radio comme membre de la commission du choix des oeuvres. Il a sans doute été très marqué par la classe de composition de Paul Dukas. Dans sa classe d'harmonie, il était déjà très exigeant, comme il l'était avec lui même et les autres. Les élèves qui sortaient de sa classe pour aller en cours de contrepoint étaient réputés les plus forts, tellement ils avaient pris l'habitude d'une écriture riche.
- Après vos mémorables concerts de 1989 à 1994 à Paris nous n'avons plus eu la chance de vous écouter en concert. Aurons nous la chance de vous réentendre un jour ?
Je suis actuellement en dehors du monde de l'orgue. En 1975, mon mari et moi avons eu un accident de voiture épouvantable qui nous avait déjà coupé du monde de l'orgue et actuellement, je vis encore les séquelles de cet accident. De 1975 à 1986, je me suis entièrement consacrée à mon mari tout en étant toujours organiste de St Etienne du Mont, et ce malgré de grandes blessures. A partir de 1987, j'ai pu m'occuper de moi-même et retrouver une santé normale. Et c'est en 1989 que j'ai pu recommencer à donner de grands concerts. J'ai joué à Paris, en province, et en Amérique. Mais donner une tournée aux USA demande beaucoup de temps et de travail. Il m'est arrivé de demeurer longtemps aux États-Unis. Une fois, je suis restée six mois, à Dallas, entre concerts et cours, et je donnais six concerts à Paris la même année : Notre Dame, St-Eustache, St-Etienne-du-Mont, la Cathédrale Américaine, le Pavillon Baltard et d'autres encore. Jusqu'à l'année dernière, j'ai continué à jouer deux fois par mois à St-Etienne-du-Mont, aux messes de 11 heures.
- Vous ne jouez donc plus maintenant ? Lorsque j'étais en Amérique, Monsieur le curé a nommé deux jeunes organistes très remarquables qui ont pris la relève. Il était noté dans leur contrat qu'ils devaient me laisser la place que je demandais. De toutes façons, j'étais la première à choisir. Cela a marché pendant un temps, puis je me suis encore cassé quelque chose et je n'ai plus pu jouer. Maintenant, il me reste mon orgue personnel de trois claviers. Mais vivant chez ma soeur qui est en quelque sorte mon infirmière, je ne joue qu'au piano, et je regrette parfois de ne pas avoir les pieds occupés.
- Avez-vous eu une influence dans la composition des oeuvres de votre mari ?
Non, absolument pas. Lorsque nous nous sommes mariés en 1953, il avait déjà écrit la plupart de ses oeuvres principales et il venait juste de finir le Requiem qui fut donné la première fois en 1947. 1953 fut aussi l'année de mon Prix International de Lyon. A ce moment là, nous étions encore fiancés et il fut sollicité pour être de jury. Il refusa évidemment d'y participer...
- Par la suite, vous avez donné ensemble un nombre considérable de concerts en Amérique. En tant que "Madame Duruflé", vous demandait-on souvent de jouer les oeuvres de votre mari?
Oh oui ! Je ne pouvais pas donner un concert sans qu'il y ait une partie Duruflé. Et c'est justement dans ses oeuvres que je jouais selon ses idées, où j'avais le plus de succès. Le public attendait cette partie du programme. Les plus grands moments furent certainement les premières auditions aux États-Unis de ses transcriptions d'improvisations de Vierne et Tournemire. Bien sûr, les créations eurent lieu en France, mais leur succès fut retentissant en Amérique. Souvent, lorsque nous arrivions quelque part, je ne savais même pas ce que j'allais jouer. Ce n'est qu'au moment de répéter ensemble dans la salle de concert que je le savais. Il discutait lui-même le programme avec les organisateurs et au dernier moment me disais : tu vas jouer ça, ça et ça. En arrivant aux États-Unis la première fois, il a eu des problèmes de dos très importants après un voyage dans un de ces appareils «volatiles». Il n'a donc pas pu faire le premier concert. C'était à Philadelphie, à l'occasion d'un congrès d'organistes américains. C'était quelque chose d'assez pittoresque car nous nous sommes retrouvés à près de 1700 organistes dans le même hôtel. Et le jour du concert, il y avait un public de 5000 personnes ! C'était très impressionnant, mais j'avoue que j'aime cela, ce public nombreux. J'ai donc donné le premier concert toute seule. Et ce fut pour eux un "boom" de me voir arriver et faire tout le programme, avec mes chaussures à talons (car j'ai toujours joué en talons). C'était très embêtant pour mon mari de ne pas pouvoir jouer, car c'était le concert de présentation de l'Auteur. Il put tout de même venir saluer à la fin du concert, appuyé sur deux cannes. Mais il était déjà très connu, moi aussi d'ailleurs, avec nos disques Bach et surtout lui, par ses compositions. Il faut dire que les Américains se sont jetés sur ses oeuvres. Lorsqu'il a écrit, tout jeune, la Toccata ou le Veni Creator, ils ont tout de suite vu que c'étaient des pièces bonnes pour le succès, et elle sont devenues leur cheval de bataille. Je crois que tous les organistes américains jouent sa Toccata. C'est une oeuvre très difficile, avec beaucoup de notes et de verve. Pourtant, mon mari n'aimait pas cette Toccata ; il avait vraiment proscrit cette oeuvre. Je sais qu'il y avait fait des coupures, que je n'ai jamais entendues. Je ne crois pas qu'elles aient été bonnes. A mon avis, il était trop sévère avec lui-même.