En abordant cette modeste étude sur l'état actuel de la chanson populaire et folklorique en France, bien que cela puisse surprendre, je vais devoir également aborder le chant grégorien et le chant liturgique!
Certes, plusieurs chansons populaires ont été composées par des trouvères et des troubadours, mais beaucoup de nos mélodies parvenues jusqu'à nous et que nous classons dans le folklore français sont des interprétations et des transformations de monodies liturgiques. " II est tout naturel, écrit Vincent d'Indy, de penser que le peuple religieux d'alors ne connaissant d'autre musique que celle qu'il entendait dans les églises profita des éléments réunis dans sa mémoire pour les adapter à ses propres besoins en les modifiant, en les pétrissant pour ainsi dire à son image suivant les exigences rythmiques des danses diverses en usage dans différentes provinces. " 1
Nombreux sont les thèmes grégoriens (Ave Maris Stella, Dies irae, Pange lingua, Virgo Dei genitrix, Concordi laetitia, Psaume du 8e mode...) empruntées par des chansons populaires. Trois exemples sont présentées ci-dessous :
Ave maris Stella et la Complainte de Jean Renaud
Dies irae et la bourrée de Haute-Auvergne J'ai vu le loup
Pange lingua et la chanson populaire Saint Nicolas Une question mérite donc d'être posée et, si possible de lui trouver une réponse : qu'est devenu en France notre immense patrimoine musical et folklorique développé depuis des siècles à travers nos régions qui nous ont légué tant de chansons dites populaires ? L'Etat organise des journées du patrimoine, les médias les plus puissants y participent bruyamment et efficacement mais il s'agit d'architecture. Si quelques éditeurs ne conservaient dans leurs fonds de précieuses collections de chansons françaises (nous y reviendrons), si quelques bonnes chorales d'amateurs ne nous interprétaient pas - trop rarement il est vrai - quelques-unes de ces chansons délicieusement harmonisées, ce serait l'oubli total car les stations de radio ignorent superbement ce répertoire que quelques disquaires conservent encore dans leur catalogue. Pour ces radios et ces chaînes télévisées le terme " chanson française " désigne les chansons de variété allant de Maurice Chevalier ou Edith Piaf jusqu'aux plus récentes vedettes de la chanson auxquelles d'ailleurs je n'en veux pas le moins du monde.
L'exemple de la Suisse et de la Grande-Bretagne
Cette attitude négative, ce mépris, ce dédain ou cette ignorance sont particuliers à la France. En Suisse, en Angleterre, en Pologne, dans les pays de l'Est en général, les chansons populaires sont toujours à l'honneur : les radios nationales les retransmettent souvent sur leurs ondes, les habitants semblent en être fiers et les chantent facilement, particulièrement le jour de la fête nationale de leur pays. Les innombrables chorales suisses, par exemple, ont à leur répertoire plusieurs de ces vieilles chansons harmonisées par Jacques Dalcroze ou Joseph Bovet ou Pierre Kaelin. En Angleterre, quelle merveille d'entendre repris par la foule ces hymnes si particuliers chantés à gorge déployée ! Rien de tel en France avec, peut-être, une exception indulgente pour l'Alsace et le Pays basque. Le 14 Juillet, que pouvons-nous entendre ? Sur nos ondes, à part quelques musiques militaires, ce sont toujours et encore les mêmes chansons à la dernière mode et de bon profit commercial, américaines s'il le faut. Le 11 Novembre, nous avons droit à quelques mesures de " La Madelon " en prime. De plus, France-Musiques sacrifie à un certain snobisme : sans doute pour justifier le pluriel récemment ajouté à son titre, cette station nous fait entendre de la musique populaire hindoue ou indienne, mexicaine, chinoise ou japonaise. On a le folklore que l'on peut ! Il semblerait même qu'en faisant entendre nos vieilles chansons françaises on risquerait d'être taxé de patriotisme désuet ou, pire, d'un dangereux nationalisme ! Une petite place à la chanson française demeure, je crois, dans les écoles primaires - une très petite place - mais, me semble-t-il, disparaît dans les cours de musique pour les classes de sixième à la troisième.
Les thèmes populaires, sources d'inspiration
Pourtant les interpénétrations de la musique populaire et de la musique savante profane ou religieuse ne sont pas chose récente : nous avons donné des exemples avec le chant grégorien et quelques chansons. Ce phénomène se poursuivra au XVIe siècle avec notamment Clément Janequin puis avec les chansons de Noël et les compositeurs-organistes Daquin, Le Bègue, Balbastre, Corrette et bien d'autres, nous en reparlerons. Au XIXe siècle et une partie du XXe, les compositeurs effectuèrent un " retour aux sources " en s'inspirant de musique paysanne et folklorique. Il faut citer : Vincent d'Indy avec sa Symphonie sur un chant montagnard, Guy Ropartz avec Le miracle de Saint-Nicolas, Claude Debussy avec le Jardin sous la pluie et La boîte à joujoux, Arthur Honegger avec Jeanne au bûcher et sa Cantate de Noël, Joseph Canteloube avec ses Chants d'Auvergne, Charles Bordes avec sa Rhapsodie basque, Guillaume Lekeu avec sa Fantaisie sur deux airs populaires angevins, Jules Massenet avec ses Scènes anciennes, Camille Saint-Saëns avec ses Rhapsodies bretonnes, Florent Schmitt avec sa Rhapsodie française et même, bien qu'étrangers, Benjamin Britten qui utilisa des thèmes de chansons françaises (Quand j'étais chez mon père) et Stravinsky avec Petrouchka. Cette liste est loin d'être exhaustive. Dans les pays étrangers, nombreux sont les compositeurs qui s'inspirèrent de thèmes populaires de leur patrie respective : Chopin, Liszt, Manuel de Falla, Bartok, Grieg, Dvorak, Sibelius, Rimski-Korsakov, Jacques Dalcroze... Mais nous sortons de notre sujet. Remarquons aussi que, sans utiliser à proprement parler des thèmes de chansons populaires quelques compositeurs ont su en restituer la saveur particulière et en recréer le " climat " : c'est ce qu'ont réussi en particulier Bizet ou Ravel pour l'Espagne, Bela Bartok pour la Hongrie, Darius Milhaud pour la Provence...
Il est évident que les compositeurs (?) de musique d'avant-garde ne sauraient s'abaisser à de telles inspirations : des bruits hétéroclites, des accumulations de sonorités diverses, mais pas toujours variées, des rythmes plus ou moins lassants sont le fruit parfois amer de leur production et de leurs recherches laborantines et laborieuses.
Grâce aux chorales et aux manécanteries
Mais revenons à ces chansons populaires. Outre les musiciens qui s'en sont inspiré et que nous avons cités en partie, nombreux sont-ils, plus ou moins connus, plus ou moins oubliés, ceux qui les ont harmonisées avec talent et les ont fait connaître grâce aux interprétations d'excellentes manécanteries ou autres chorales. A ce titre, il faut rendre hommage à Vincent d'Indy, Marc de Ranse, Joseph Noyon, Georges Renard, Paul Berthier, Carlo Boller, Charles Pineau, Jacques Chailley, Jean Pagot, Madeleine Périssas, René Quignard, Georges Aubanel, Jacques Grimbert, Jean Langlais. Quelques-uns de nos lecteurs se souviennent peut-être avoir entendu ces belles harmonisations, ces variations polyphoniques : En passant par la Lorraine, A la pêche aux moules, Sur le pont d'Avignon, Cadet Rousselle, Compère Guillery, II était un petit navire, J'ai du bon tabac, II pleut bergère, Frère Jacques, Ne pleure pas Jeannette, Trois jeunes tambours, Do do l'enfant do, La conversion de Marie-Madeleine, Dans les prisons de Nantes, Mon père m'a donné un mari, Saint Nicolas, Madame Annette, Les filles de La Rochelle, Sur la route de Dijon, A la claire fontaine, Le roi Renaud, Nous n'irons plus au bois, La mère Michel, Le Ramoneur, Au clair de la lune, Le retour du marin, La ville d'Is...
Je gage qu'en parcourant ces titres le lecteur entend résonner dans sa tête de multiples refrains, mais les jeunes Français sont-ils nombreux à connaître ces chansons ? J'ose en douter.
Le même hommage doit être rendu aux éditeurs de ces innombrables pages : la Schola cantorum, la Procure générale (aujourd'hui éditions Huguenin Pro Arte, en Suisse), Rouart-Salabert, Max Eschig, Durand Hérelle. Certaines de ces firmes n'existent plus ou ont fusionné avec d'autres.
Plus récemment, l'éditeur Philippe Caillard a tenté de poursuivre un peu le même but en publiant des arrangements pour chœur de chansons de Georges Brassens, Charles Trenet, Gilles Vigneau. Pourquoi pas ? La chanson populaire peut évoluer si elle reste de bon goût et de qualité.
Cantiques de Noël
Dans ce folklore musical français, on ne peut oublier les noëls, autrement dit les chansons de Noël. Leur nombre est infini et leur apparition s'étale tout au long de plusieurs siècles à travers toutes nos régions de France. Ce vaste répertoire a sans doute moins souffert de l'oubli ou du mépris si l'on compare la fréquence des auditions de vieux noëls et celles des chansons évoquées plus haut. La fête de la Nativité donne encore lieu à l'exécution de ces chants de Noël à l'église, au concert et, dans une moindre proportion, sur les ondes. Les catalogues de disques en sont assez largement pourvus. Précisons toutefois que, durant une large période qui suivit les bouleversements liturgiques du dernier concile, on tenta aussi d'abolir toute exécution de ces vieux noëls : c'était " ringard ", jugeait-on ! Certes, beaucoup de ces chansons de Noël ne doivent pas être intégrées dans la liturgie authentique ni confondues avec quelques cantiques de Noël. Convenons cependant que, pour certains d'entre eux, ont été adaptés des textes plus proches des textes sacrés car à l'origine on doit faire une distinction entre noëls profanes et noëls religieux. La légende dorée se mêle parfois à des passages authentiques des évangiles, en particulier l'évangile de Saint Luc.
S'il reste préférable de réserver l'audition de ces vieux noëls à la " veillée ", on peut tout de même en chanter au cours d'une messe en ayant soin de choisir le texte et le moment opportun. Ces chants ont encore un pouvoir d'évocation et d'émotion sur beaucoup de fidèles et peuvent les aider à célébrer saintement la fête. Mon expérience en ce domaine est abondante et fructueuse. Pourtant, ne nous leurrons pas ; il est évident que ce public ayant le privilège d'être ainsi " touché " est probablement moins nombreux qu'autrefois. J'y vois plusieurs raisons : l'abandon ça et là de ces chants au profit de cantiques insignifiants pour cause de concile, un certain paganisme ambiant, une atmosphère peu favorable entretenue par les stations de radio et les chaînes de télévision.
Malgré tout, on est loin - Dieu merci - des abus qui se sont propagés au XVIIIe siècle et encore au XIXe. A Paris, particulièrement, dans les églises, les noëls faisaient fureur dès la veille de la fête. L'affluence y était extraordinaire. " A Saint-Merry, nous dit Michel Brenet, il fallait un service d'ordre pour l'audition annuelle de noëls variés à l'orgue " 2. A Notre-Dame de Paris, Daquin attirait également une telle foule qu'à plusieurs reprises l'archevêque lui interdit de toucher l'orgue. A une messe de minuit, il imita si parfaitement sur l'orgue le chant du rossignol " que l'extrême surprise fut universelle ; on envoya le Suisse et les bedeaux à la découverte dans les voûtes et sous le faîte de l'église ; point de rossignol : c'était Daquin qui l'était. " 3
Sans atteindre de tels excès, il faut reconnaître que, surtout dans certaines grandes églises parisiennes, un public particulier se joignant aux fidèles convaincus vient assister à la veillée et à la messe de minuit par tradition, peut-être pour entendre le " Noël " d'Adam, Minuit chrétien , et dans le même état d'esprit qui est le sien pour réveillonner ensuite dans un grand restaurant. J'ai pu, à un degré moindre, constater cette anomalie durant trente années à l'église de La Madeleine tout en me félicitant que la tenue parfaitement liturgique et musicale de notre cérémonie établisse dans l'église une atmosphère calme et recueillie.
Ces " chansons de Noël " en nombre impressionnant ont été harmonisées avec la même veine par les mêmes musiciens déjà cités auxquels il est juste d'ajouter les noms de Hedwige Chrétien, Albert et Jehan Alain, Achille Philip, René Blin et Paul Arma, auteur de plusieurs recueils de noëls. On retrouve aussi les mêmes éditeurs. Voici, parmi les plus chantés, ces noëls les plus connus :
A la venue de Noël, O divin enfançon, Noël nouvelet, Voici la nouvelle, Entre le bœuf et l'âne gris, O nuit, heureuse nuit, Prenez, vos musettes, D'où vient qu'en cette nuitée, O Dieu de clémence, O nuit charmante, Le bel ange du ciel, Dans cette étable, Que j'aime ce divin Enfant, Silence ciel, et des noëls de diverses régions, alsacien, savoyard, normand, breton, bourguignon, niçois... auxquels il faut certes ajouter les cantiques de Noël tout à fait traditionnels : Venez divin Messie, Les Anges dans nos campagnes, II est né le Divin Enfant.
Un grand répertoire pour orgue
J'ai évoqué les variations destinées à l'orgue s'inspirant de ces vieux chants de Noël : les auteurs déjà cités - Daquin, Balbastre, Le Bègue, Corrette, Dandrieu - utilisent souvent les mêmes thèmes et les mêmes procédés d'écriture. Rappelons aussi les Noëls pour instruments de Marc-Antoine Charpentier, les Symphonies de Noël de Michel-Richard de Lalande ainsi que les Messes pour soli et chœur composées sur ces thèmes identiques par le même Charpentier ou Sébastien de Brossard, puis plus récemment par Joseph Noyon, Albert Alain, Henri Nibelle, René Quignard ou l'auteur de ces lignes.
Pour l'orgue, la tradition s'est également maintenue bien au-delà de l'époque classique et jusqu'à nos jours. Le choix de ces œuvres pour orgue inspirées des chants de Noël est immense ; elles ont pour auteurs principaux : César Franck, Alexandre Guilmant, Eugène Gigout, Léon Boëlmann, Théodore Dubois, Henri Büsser, Edouard Commette, Charles Quef, Alexis Chauvet, Georges Jacob, Henri Nibelle, Joseph Bonnet, Marcel Dupré, Ermend Bonnal, Jean Huré, André Fleury, Gaston Litaize, Jean Langlais, Jean-Jacques Grünenwald, Jean-Claude Henry. Ces pages, elles, figurent encore fréquemment dans les programmes des organistes.
Pour conclure, faisons un rêve. Imaginons une fête de la musique consacrée à notre folklore musical, à nos vieilles chansons françaises somptueusement revêtues de leurs belles harmonies, à nos chants de Noël et à leurs variations ; imaginons des parutions de disques par milliers, des concerts donnés par de multiples chorales et de nombreux orchestres ; imaginons des émissions ininterrompues retransmises par plusieurs stations de radio et des chaînes de télévision qui découvriraient enfin ces trésors oubliés ! On peut toujours rêver !
Joachim Havard de la Montagne (1999)
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1) Vincent d'Indy : Cours de composition, 1er livre. Paris, Ed. Durand, 1903.
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2) Michel Brenet : Les concerts en France sous l'Ancien Régime, Paris, Fischbacher, 1907.
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3) Sébastien Mercier : Tableaux de Paris.
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