ALEXANDRE GUILMANT (1837 - 1911)
Alexande Guilmant
( in La Schola Cantorum en 1925, Lib. Bloud et Gay )" Virtuose hors pair, professeur incomparable, éminent compositeur " [Louis Vierne], bien qu'un peu oublié de nos jours, " Guilmant fut un grand, un très grand organiste qui honora la France à l'étranger " [Marcel Dupré] et mériterait à ce titre d'être plus connu. Nous célébrons cette année le cent cinquantenaire de sa naissance et saisissons cette occasion pour publier ici cette approche biographique,
Alexandre Guilmant est né le 12 mars 1837 à Boulogne-sur-Mer, où son père était organiste et maître de chapelle de l'église St-Nicolas, Son enfance et son adolescence se déroulèrent dans cette cité maritime et dès l'âge de 12 ans il suppléait son père à l'orgue. Celui-ci, Jean-Baptiste Guilmant, qu'il eut ainsi pour premier professeur, était né le 14 janvier 1794 à Nielles-lès-Ardres (Pas-de-Calais). Il avait été lui-même initié très tôt à la musique, puisque durant son adolescence il tenait déjà l'orgue de son village natal. En 1820 il était venu s'installer à Boulogne-sur-Mer et quelques années plus tard, en 1825, il épousait une maîtresse d'école originaire de Rennes, Marie-Thérèse Poulain (1798-1867).
Ce goût pour l'orgue et la facture de la famille Guilmant était déjà fort ancien, car l'on considère qu'il date des années 1758, période au cours de laquelle une nouvelle église fut construite par les moines de l'Abbaye des Prémontrés de Saint André du Bois sur la paroisse de Maresquel (Pas-de-Calais). Les Guilmant était déjà installés là avec l'ancêtre Jean, né vers 1692 et mort en 1766. Meunier et père de 13 enfants, on ne sait cependant s’il jouait d'un instrument de musique tout comme Veit Bach, l'ancêtre de Jean-Sébastien, meunier lui aussi ? Quoi qu’il en soit en 1758 Jean-François Guilmant, menuisier et aîné des enfants de Jean, s'était intéressé à la facture d'orgue, ayant été chargé de construire les boiseries de l’église et probablement une partie de la charpente de l’orgue. Il se faisait ensuite très rapidement un nom comme organier, et réalisa en 1764 un important travail aux orgues de l'abbaye St-Berton à St-Omer. Deux autres fils de Jean Guilmant furent aussi facteurs d'orgues : Pierre-Antoine, né vers 1739 et décédé après 1802, qui entretint plusieurs orgues du Nord de la France (Zonnebeke, St-Nicolas de Boulogne-sur-Mer, St-Saulve de Montreuil-sur-Mer, l’abbaye d'Auchy-lesMoines...) et Jean-François II (1752-1811), qui s'occupa de plusieurs orgues à St-Omer et que l'on trouve aussi à Nielles-sur-Ardres, Zutkerque, Audruicq, Aire-sur-la-Lys, Boulogne-sur-Mer...) Ce dernier eut parmi ses enfants, Joseph, né le 2 février 1781 à St-Omer, qui fut professeur de musique. Ces trois facteurs d’orgues étaient les oncles de Jean-Baptiste, le père d’'Alexandre Guilmant. On comprend à présent plus aisément comment ce dernier put être initié à la facture d'orgue et apprendre sans difficulté à jouer de ce majestueux instrument. En outre, c’était son propre grand-père, Jean-François, qui avait construit l’orgue de St-Nicolas de Boulogne-sur-Mer, sa paroisse.
Eglise Sainte-Trinité, Paris, au début du XXe siècle.
( Coll. D.H.M. )C'est en 1853, à l’âge de 16 ans, qu'Alexandre est nommé organiste de l'église St-.Joseph de Boulogne-sur-Mer, et en 1857 maître de chapelle de St-Nicolas, où son père est organiste, Il poursuit en même temps de sérieuses études d'harmonie, contrepoint et fugue auprès de Gustave Carulli, le fils du célèbre guitariste Ferdinand Carulli (1770-1841). En 1860, ses études musicales achevées, au cours d'un séjour à Paris avec son père il a l'occasion d'entendre le célèbre organiste belge Jacques Lemmens. Notre jeune homme est si frappé par la technique et la virtuosité de ce maître, dépositaire authentique de la tradition de Bach, qu'il décide de parfaire ses études musicales et part pour Bruxelles où Lemmens enseigne au Conservatoire. C'est auprès de ce maître qu'il acquit cette technique rationnelle et cette virtuosité de premier ordre qui le rendront le brillant musicien que l'on sait.
Entre temps, toujours domicilié chez ses père et mère à Boulogne-sur-Mer, il épouse à Paris, le 19 septembre 1865, Louise Blériot, originaire également de Boulogne-sur-Mer, mais résidant à Paris chez ses parents, 55 Quai des Grands-Augustins. De ce mariage naîtront quatre enfants : Félix (1867-1930), Cécile (organiste, future Mme Sautereau, grand-mère de César Sautereau, né en 1913, élève d'orgue de Marcel Dupré et de composition de Roger-Ducasse au CNSMP), Pauline (future Mme Maurice Aliamet en 1892), Marie-Louise (1876-1961, mariée en 1895 à l'égyptologue Victor Loret, le fils de l'organiste et professeur d'orgue à l'Ecole Niedermeyer Clément Loret). Parmi les témoins qui signent l'acte de mariage on relève les noms d'Aristide Cavaillé-Coll "facteur d'orgues, chevalier de la légion d'honneur, âgé de cinquante quatre ans, demeurant rue de Vaugirard, 94" et Antoine Elvart "compositeur, âgé de cinquante six ans, demeurant, rue Laffitte, 43," tous deux "amis de l'époux".
En 1871 Guilmant s'installe définitivement à Paris où il vient d'être nommé titulaire du grand orgue de l’église de la Trinité et recueille ainsi la succession d’Alexis Chauvet, parti se reposer à Argentan, en Normandie. Il restera aux claviers de cet instrument Cavaillé-Coll jusque 1901, année où il fut obligé de donner sa démission à la suite d'une intrigue menée contre lui par le curé de la paroisse et un facteur d'orgue jaloux. Il avait été appelé à ce poste prestigieux car quelques années auparavant, en 1862, lors de l'inauguration des orgues de St-Sulpice, son talent de jeune organiste de province avait été remarqué !
Palais du Trocadéro (Paris) en 1934. Construit en 1878 pour l'Exposition Universelle, il a été remplacé en 1935 par l'actuel Palais de Chaillot.
( L'Illustration, 20 janvier 1934 )
Alexandre Guilmant au grand orgue du Trocadéro
( Photo Branger-Doyé )
Sa virtuosité et le succès qu’il obtient lui permettent d’entreprendre rapidement de grandes tournées de concerts dans toute l'Europe et même en Amérique. En 1878, Cavaillé-Coll installe un orgue monumental dans la salle des fêtes du Palais du Trocadéro, il a alors l'idée de donner des concerts périodiques : pendant plus de 20 ans le public put ainsi être initié par ce maître aux chefs-d’œuvre écrits depuis quatre siècles. Rappelons qu'à cette époque Bach était presque totalement inconnu en France ; c’est Guilmant qui le réhabilita aux yeux des mélomanes qui trouvaient alors que la musique du cantor était dénuée de mélodie! Il donne aussi de nombreux concerts avec orchestre et fait connaître de splendides œuvres pour orgue et orchestre, tels les concertos de Haendel, méconnu en France en cette fin du XIXe siècle. Il s'applique également à sortir de l'ombre les musiciens français des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles en publiant, avec le concours d'André Pirro pour les préfaces, Les archives des maîtres de l’orgue en 10 volumes, comprenant des œuvres de Titelouze, Raison, Roberday, Dumage, Marchand, Clerambault, d'Aquin, Grigny, Couperin, Dandrieu..., ainsi d'ailleurs que les maîtres étrangers, avec les 25 cahiers de L’Ecole classique de l’orgue.
La classe d'orgue du Conservatoire de Paris en 1905 photographiée chez leur professeur à Meudon.
Assis : Alexandre Guilmant; au premier rang, de gauche à droite : Alexandre Cellier, Joseph Boulnois, Achille Philipp, Joseph Bonnet et Paul Fauchet; au deuxième rang: Augustin Barrié, Ermend Bonnal et Edouard Mignan.
( © collection Michel Boulnois )
Alexandre Guilmant à son orgue Cavaillé-Coll de Meudon, racheté en 1925 par Marcel Dupré.
( cliché Ruck, Musica, vers 1909 )En plus de virtuose, Guilmant était aussi un remarquable pédagogue et ce depuis fort longtemps car, encore adolescent à Boulogne-sur-Mer, il avait été maître de solfège dans une école. Ses méthodes d'enseignement produisaient de très bons résultats et il eut toute une pléiade d’élèves qui, à leur tour répandront la bonne parole en France et à l'étranger. Citons parmi ses plus fidèles disciples Emile Billeton (1878-1964), organiste de la cathédrale d'Arras, Léon Saint-Réquier (1872-1964), organiste de chœur de St-Gervais (Paris) et maître de chapelle de St-Charles de-Monceau (Paris), Ermend Bonnal (1880-1944), organiste de St-André à Bayonne, Auguste Leguennant (1881-1972), maître de chapelle de St-Pierre-du-Gros-Caillou (Paris), Nadia Boulanger (1887-1979), maître de chapelle du Prince de Monaco, Alexandre Cellier (1883-1968), organiste durant près de 60 ans de l’église réformée de l’Etoile (Paris), Joseph Civil, organiste de St-François-Xavier (Paris), Edmond Diericky, organiste de St-Christophe à Tourcoing... et surtout Marcel Dupré,
Professeur à la Schola Cantorum qu'il avait fondée en 1894 avec Vincent d'Indy et Charles Bordes et en même temps titulaire de la classe d’orgue du Conservatoire national supérieur de musique de Paris (de 1896 jusqu'à 1911), où il avait succédé à Widor, il me craignait pas d'appartenir ainsi à deux écoles différentes, car, selon ses propres paroles, "on ne formera jamais assez d'organistes de talent". Louis Vierne disait de lui " j'ai pu voir ce qu'était le professeur Guilmant : un maître sans rival, un apôtre dont la conviction profonde se transmettait irrésistiblement à ses élèves ; un technicien du clavier d'une précision et d'une souplesse irréprochables ; un érudit et un savant, un animateur au meilleur sens du terme." Le rayonnement de cet enseignement était si grand dans le monde que sera fondée aux Etats-Unis par un ancien élève du maître une école d'orgue du nom d'Ecole Guilmant, où la tradition d'exécution de la musique de Bach et des anciens sont de rigueur. C'est sans doute dans le professorat que Guilmant consacra le meilleur de son temps sans ménager ses efforts. Ses principes de base étaient fort simples mais d'une logique absolue : jeu lié en bannissant tout geste inutile et superflu, technique parfaitement maîtrisée, rythme soutenu et phrasé appuyé. Le maître ne supportait pas l’à-peu-près à l'orgue! Marcel Dupré, élève de Guilmant dès l'âge de 10 ans, raconte dans ses souvenirs que "c'était un Maître admirable, rigoureux à l’extrême dans la recherche de la perfection, mais d'une patience et d'une douceur telles, que l'enfant que j'étais, ne souffrait jamais d'être parfois arrêté à chaque mesure pour le moindre détail..."
Charles Bordes, Alexandre Guilmant et Vincent d'Indy, fondateurs de la Schola Cantorum en 1894.
( in La Schola Cantorum en 1925, Lib. Bloud et Gay )
Prélude autographe d'Alexandre Guilmant réunissant les motifs improvisés par lui au service funèbre de Charles Bordes, le 18 novembre 1909 à l'église St-Gervais.
( in la Tribune de St-Gervais, 1909, numéro spécial consacré à Charles Bordes, coll. D.H.M. )
Écoutez cette pièce interprétée par le Dr Aurelio Genovese à l'orgue des frères Marin (Gênes) de la basilique des Saints Gervais et Protais de Rapallo (Italie).
Alexandre Guilmant, Chant du matin, bluette pour orgue, "hommage à Madame Cäcilie Volkert".
Pièce créée le 25 août 1893 à bord du navire «La Bourgogne» faisant route vers les États-Unis.
(in Joseph Joubert, Les Maîtres contemporains de l'orgue, Paris, Sénart, 1912, vol. 1, 1ère partie) DR.
Fichier audio par Max Méreaux (DR.)
Partition au format PDFAlexandre Guilmant était aussi un improvisateur remarquable doué d'une grande imagination inventive ; il captivait ainsi l'attention de ses auditeurs lors de concerts à grands succès. A l'église, il put montrer toutes ses capacités créatives . Fervent adepte du chant grégorien qu'il connaissait parfaitement, il savait, lors de ses improvisations, jouer de la musique religieuse parfaitement subordonnée à la liturgie, car il avait bien compris que la musique d'orgue religieuse est une pensée et une prière qui portent l'âme, la fait vibrer et alimente autant qu'elle inspire le sentiment du divin. Il n'est que de lire cet entête de la revue La Tribune de St-Gervais , bulletin mensuel de la Schola Cantorum (1895), fondée pour encourager l’exécution du plain-chant selon la tradition géorgienne, la remise en honneur de la musique palestinienne, la création d’une musique religieuse moderne, l'amélioration du répertoire des organistes, pour être convaincu des sentiments de Guilmant pour la musique religieuse, d'autant plus que l'on trouve parmi les collaborateurs de cette revue des hommes tels que les RR.PP Dom Pothier et Dom Mocquereau, Gaston de Boisjolin, Michel Brenet, Henri Expert, André Pirro, Gaston Servières, puis plus tard, Amédée Gastoué et Norbert Dufourcq, tous éminents spécialistes et ardents défenseurs de la musique religieuses. Mais ce goût pour la tradition n'excluait nullement tout nouvel apport. Ce n'est pas parce qu'il désirait que la musique de Bach et d’autres grands maîtres anciens soit jouée avec la couleur et les timbres voulus par ceux-ci, que l'on ne devait plus évoluer, bien au contraire. Il considérait en effet que la musique d'orgue devait toujours rester vivante ; il avait l'intelligence de jouer chaque compositeur suivant son époque et non pas de jouer l’œuvre en fonction de la propre époque et des goûts de l'interprète ! C'est d'ailleurs ce que l'on peut parfois reprocher de nos jours : certains interprètes n’hésitent pas à s’approprier carrément l’œuvre interprétée en la jouant à leur façon, et même parfois en introduisant, ça et là, quelques variations ou altérations de leur crû !
Alexandre Guilmant au pied de l'escalier de sa maison à Meudon.
( Photo X... )Guilmant a laissé maintes compositions. Dès 1862, il s'était signalé par une Méditation en fa majeur, op, 20, écrite spécialement pour l'inauguration de l'orgue de St-Sulpice. Par la suite, il écrivit abondamment pour l'orgue : huit Sonates (1874-1909), 18 recueils de Pièces d'orgue dans différents styles (1860-1875), L‘Organiste pratique (12 cahiers, 1870-1881), L’Organiste liturgique (10 cahiers, à partir de 1884), des Interludes, des Préludes et des Noëls. Il composa aussi de la musique de chambre, de la musique vocale religieuse, dont 3 Messes, de nombreux motets, des chœurs a capella, et a même écrit une scène lyrique pour solo, chœur et orchestre, Balthazar et une Symphonie-cantate, Ariane. Mais son œuvre, hélas, n’est plus éditée en France et est conservée chez Schott à Mayence! On trouve d’ailleurs beaucoup plus d’enregistrements disponibles sur le marché allemand, bien que certains organistes, comme Odile Pierre par exemple, tentent depuis plusieurs années de mieux faire connaître Guilmant ai grand public,
L'influence principale de ce grand musicien est sans conteste dans la renaissance du répertoire ancien tout au long de ce XXe siècle, mais il a aussi remis en place la coloration, tombée en décadence et le style, oublié depuis la fin du XVIIIe siècle. Il a également ouvert la voie aux recherches de nouveaux timbre et a su remettre à l'honneur les Maîtres anciens de l'orgue, tout en admettant que chaque génération puisse apporter des nouveautés enrichissantes. Pour résumer sa pensée, contrairement à ce qui se passe de nos jours dans bien des genres musicaux, il ne faut surtout par rompre avec le passé si l’on veut évoluer vers une musique riche et variée, et ne pas croire que la musique puise être figée "en " vérité historique " car elle est constamment en mouvement et n'appartient à personne. " Le passé est la porte ouverte sur l'avenir " aimait-il à répéter... Il est aussi intéressant de souligner l'éclectisme de Guilmant que l'on observe dans sa production, en ajoutant enfin, pour terminer sur ce point, qu'il collabora à la publication (Editions Michaelis) Les Chefs-d’œuvre de l'opéra français, ainsi qu’à l'édition complète des œuvres de Rameau (Editions Durand), publiées sous la direction de Saint-Saëns et de d'Indy,
Affiche concert "Centenaire d'Alexandre Guilmant", le 12 mars 1937 à l'église de la Sainte-Trinité (Paris), dans le cadre du Congrès international de musique sacrée tenu lors de l'Exposition Internationale de 1937.
( Coll. D.H.M. )Alexandre Guilmant était aussi un expert en facture d'orgues; n'avait-il pas aidé son père à construire un petit instrument sur lequel il donnait des leçons à Boulogne-sur-Mer, puis à Paris, et enfin dans sa maison de Meudon ? Mais en plus du musicien, il était un homme exceptionnel ; ses élèves, ses amis, sa famille à l'unanimité reconnaissaient sa bonté, sa générosité et sa bienveillance. Sa patiente était connue et surtout elle était inépuisable envers ses élèves. Dévoué, il s'intéressait au devenir de ceux-ci, n'hésitant pas à user de son influence pour leur trouver un emploi et même parfois à les aider financièrement! Louis Vierne le considérait comme "un ami de tous les instants, un conseiller aussi prudent qu'éclairé, un soutient aux heures sombres, un défenseur aux heures de combats" et admirait son sens critique et son amour pour l'art désintéressé. Lorsque Widor décéda au soir du 12 mars 1937, soit jour pour jour un siècle après la naissance de Guilmant, Marcel Dupré en parlant de ces deux musiciens, les nomma en ces termes : "ces deux grands Maîtres français de l'orgue, ces deux grands apôtres de J.-S. Bach en France", et quelques années plus tard, Albert Schweitzer se trouvant un jour dans l'église St-Sulpice en train de contempler le grand orgue, déclarait à son ami Dupré avec lequel il se trouvait : "Nous sommes parmi les derniers représentants d’une époque pendant laquelle Guilmant et Widor ouvrirent une voie glorieuse à l’orgue. "
Enfin, et pour conclure faisons appel à Gabriel Fauré, un autre digne représentant de la musique française, avec un extrait de son discours prononcé, alors qu’il était directeur du CNSM, au cours de l'inhumation d'Alexandre Guilmant au cimetière de Montparnasse, mort le 29 mars 1911 à Meudon, d'une grippe mal soignée :
" L’existence d’Alexandre Guilmant consacrée en dehors de toute autre préoccupation, au culte le plus pur, le plus élevé de la musique, restera donc comme un noble et magnifique exemple. Est-il besoin d'ajouter que la mémoire de cet homme si particulièrement bon, si simple, vivra toujours dans le cœur de ses élèves, de ses collègues, de ses amis. "
Denis HAVARD DE LA MONTAGNE (1987)
Un récital d'Alexandre Guilmant à Nancy
« M. Alexandre Guilmant - Au moment où M. Guilmant, appelé par la direction des concerts du Conservatoire, va se faire entendre pour la première fois dans notre ville, il n'est pas inutile de faire connaître, au moins d'une façon rapide, la vie laborieuse et les importants travaux de cet artiste si digne d'estime et de sympathie et pour lequel les étrangers, plus que nous, familiers avec l'art qu'il cultive, professent une véritable admiration.
M. Guilmant est né le 12 mars 1837 à Boulogne-sur-Mer. Son père, organiste de l'église Saint-Nicolas de cette ville, lui donna les premières leçons. Dès l'âge de douze ans, le jeune Alexandre remplaçait souvent déjà son professeur. C'est à celte époque qu'il commença à étudier l'harmonie avec Gustave Carulli, fils du célèbre guitariste. Cependant il est bon de remarquer que la nature avait été si prodigue de ses dons envers le jeune élève qu'il doit surtout à lui-même, à son goût développé pour l'art, à son ardeur infatigable, à sa volonté à toute épreuve, la plus grande partie de son éducation musicale. A seize ans, il était nommé organiste à la paroisse Saint-Joseph et deux ans plus tard, il faisait exécuter à Saint-Nicolas sa première messe solennelle, suivie bientôt de deux autres et de plusieurs motets -,
En 1857, M. Guilmant devenait maître de chapelle de Saint-Nicolas, puis professeur de solfège à l'école communale-et en même temps s'occupait de la création d'un orphéon qui, sous sa direction, remportait plusieurs prix importants dans différents concours. Enfin, à la même époque, M. Guilmant qui ne se contente pas d'être un organiste hors ligne, et qui n'est pas seulement encore un excellent pianiste, tenait une partie d'alto à la Société philharmonique.
En 1861, le célèbre organiste belge Lemmens ayant eu l'occasion d'entendre M. Guilmant, fut frappé de ses rares qualités et lui offrit le secours de ses précieux conseils : le jeune artiste n'eut garde de repousser une proposition aussi utile et aussi flatteuse, et devint l'élève favori de ce grand Maître. Bientôt M. Guilmant se fit remarquer à de nombreuses reprises dans les séances qui avaient lieu en différentes villes pour l'inauguration d'orgues nouvelles, et son talent s'affirma avec un véritable éclat.
Un succès plus considérable encore était réservé à M. Guilmant. Après avoir, le 2 avril 1862, participé avec plusieurs autres artistes à l'inauguration de l'orgue admirable de Saint-Sulpice, à Paris, il donnait seul, le 2 mai suivant, une séance particulièrement intéressante sur ce merveilleux instrument et il réussit à mériter les éloges unanimes des critiques musicaux de l'époque.
On voit que bien avant son installation à Paris, M. Guilmant s'était acquis une réputation solide qui ne fit que s'accroître encore, par les nouveaux voyages qu'il eut l'occasion de faire à l'étranger, particulièrement en Angleterre, où son talent est surtout apprécié pour l'inauguration des orgues de diverses églises. L'une des séances qui lui firent le plus d'honneur sous ce rapport, est celle qui eut lieu à Paris pour l'inauguration du grand orgue de Notre-Dame, et dans laquelle il fit entendre, avec un grand effet, sa superbe Marche funèbre et Chant séraphique. Mais bientôt le jeune organiste allait enfin trouver une situation digne de lui.
En 1871, il fut appelé, à la mort de M Chauvet, aux fonctions d'organiste à la Trinité, et depuis lors il a pris place au nombre de nos meilleurs artistes en ce genre, et sa renommée n'a cessé de grandir. Cette renommée s'est étendue à l'étranger aussi bien qu'en France, grâce surtout aux belles compositions de M. Guilmant, qui est aujourd'hui considéré comme l'un des premiers organistes de l'Europe.
M. Guilmant possède, en effet, toutes les qualités qui font les grands organistes : à une instruction solide, étendue et variée, à une ardeur de lecture infatigable, à une mémoire toujours exercée et tenue en haleine qui lui permet de retenir les plus grandes oeuvres des maîtres immortels de l'art, les Frescobaldi, les Bach, les Haendel, il joint les connaissances théoriques et pratiques qui forment le musicien consommé, qui aident à l'improvisation et donnent à celle-ci son charme, sa noblesse et sa solidité, enfin par l'étude constante qu'il a faite des ressources multiples de l'instrument, de l'emploi et du mélange de ses divers jeux, il en sait tirer les effets les plus opposés, les plus inattendus, les plus variés. Son talent comme compositeur n'est pas moins remarquable, l'inspiration chez lui est fécondée par le savoir et les oeuvres publiées jusqu'à ce jour par M. Guilmant donnent les preuves incontestables de la fertilité, de la richesse et de la puissance de son imagination, en même temps que de l'excellence et de la sévérité de ses principes artistiques.
Dès son arrivée à Paris, M. Guilmant fonda les grands concerts du Trocadéro. Depuis M. Guilmant donne chaque année une série de concerts dans lesquels il a introduit un orchestre d'instruments à cordes nécessaire pour faire entendre les magnifiques concertos de Haendel et de Bach.
Aujourd'hui l'Association artistique des grands concerts d'orgue, est en pleine prospérité. Le nombre de ses membres honoraires fondateurs est considérable, et les services rendus au grand art et à la grande musique par ces exécutions solennelles sont vivement appréciées du monde artistique.
Afin de donner une bien juste consécration à son talent, après avoir été créé chevalier de la Légion d'honneur, M. Guilmant a été nommé professeur d'orgue au Conservatoire.
Nous devons ajouter aussi que le zèle de M. Guilmant l'a porté à encourager toujours et partout les auteurs de musique religieuse ; et ce ne sera pas un des moindres honneurs de sa vie artistique, que d'avoir si largement contribué à faire apprécier et étudier les auteurs anciens afin de relever le niveau de l'art religieux tombé si bas de nos jours. Aussi, en 1895, lorsqu'une société nouvelle se forma pour la régénération de la musique d'église, sous l'inspiration de M. l'abbé Perruchot, et la direction de M. Bordes, M. Guilmant en devint-il, dès ses débuts, l'âme et le président.
Cette société, sous le nom de Schola Cantorum, prend chaque jour une vitalité nouvelle, et ses premiers succès font augurer un brillant avenir pour le plus grand bien de l'art religieux. »
(La Lorraine artiste, 20 novembre 1898, p. 386-388)
« L'accueil fait à la Première symphonie de M. Guilmant a prouvé que ce genre de composition pouvait plaire à tous. Car c'est par 'a salle entière que l'éminent organiste a été acclamé et rappelé à trois reprises : succès de compositeur, succès d'exécutant. M. Guilmant écrit magistralement, sans prétention, et il joue de même. C'est un virtuose accompli, qui sait quel rôle l'orgue peut avoir dans un orchestre, et qui en lire un merveilleux parti.
Inutile d'ajouter que, comme soliste, M. Guilmant est tout aussi admirable. Il nous a offert d'un Choral de Bach une interprétation idéale. Et Dieu sait si Bach est d'une interprétation aisée ! Puis un Canon en si mineur de Schumann, exécuté avec une délicatesse exquise, provoqua parmi le public une explosion d'enthousiasme qui nécessita un bis. Cette fois encore M. Guilmant fut fêté et acclamé. […]
La présence à Nancy d'un organiste tel que M. A. Guilmant faisait désirer à tous les amateurs une séance un peu intime, en laquelle l'éminent professeur pût nous faire apprécier ses qualités de soliste en des morceaux de genres très différents. Aussi le succès du récital donné lundi à la salle Poirel était-il prévu : il fut également complet.
M. Guilmant joue le Bach avec une rare perfection, et, dès la fin du Prélude et de la Fugue en mi bémol, les ovations commencèrent. Un Prélude funèbre de M. Guy Ropartz, donna lieu à une petite manifestation en l'honneur de l'interprète, et aussi en l'honneur du compositeur ; mais celui-ci s'était dérobé.
Grand succès encore pour la cinquième sonate de M. Guilmant. Cette lois l'interprète, retenu par son rôle sur la scène, dut accepter les applaudissements, doublement enthousiastes qui s'adressaient au compositeur.
L'improvisation sur un thème donné est toujours un morceau intéressant. Il l'est particulièrement avec M. Guilmant, qui s'est montré merveilleux. Une fugue superbement construite a surtout ravi tous les auditeurs. Et, après un final en si bémol de Franck, où l'étonnante vigueur du maître apparut dans tout son éclat, une dernière manifestation se produisit, qui ne signifiait point : « Adieu ! », mais sincèrement : « Au revoir ! »
(La Lorraine artiste, 27 novembre 1898, p. 394-395)
Collecte : Olivier Geoffroy
(juillet 2022)