Les organistes d’Eglise, l’improvisation
et l’accompagnement

 

Les organistes liturgiques qui officiaient à l’église avant le Concile Vatican II improvisaient très souvent en usant d’un langage issu de la modalité du chant grégorien. En effet, dans son Motu proprio sur la musique sacrée de 1903, le saint pape Pie X donnait comme modèle de composition la mélodie grégorienne :

" 3. [...] Une composition musicale ecclésiastique est d’autant plus sacrée et liturgique que, par l’allure, par l’inspiration et par le goût, elle se rapproche davantage de la mélodie grégorienne, et elle est d’autant moins digne de l’Eglise qu’elle s’écarte davantage de ce suprême modèle [...] "

Beaucoup d’organistes faisaient appel à la modalité dans leur compositions et leurs improvisations bien avant 1903. On peut citer en exemple le thème du Choral en la (1890) de César Franck, explicitement modal. Cependant, l’emploi de ces harmonies à la fois " archaïsantes " et modernes allait se généraliser au début du XXe siècle.

L’improvisation liturgique se pliait à des règles strictes :

" L’organiste du début du XXè siècle devait connaître parfaitement la liturgie des différents offices religieux pour remplir son service. Outre l’accompagnement des chants de la maîtrise, il lui fallait improviser des versets en fonction des thèmes grégoriens et des différentes pièces du jour et choisir des pièces de communion ou de sortie qui convinssent à l’ambiance musicale ainsi réalisée. Pour ce faire, l’organiste devait préparer son service en réfléchissant aux textes du jour et en méditant ses improvisations de versets à partir des thèmes du propre. Chaque office, chaque fête réclamait un choix de pièces différent et un accompagnement musical adéquat, au sens large du terme. "1

Elle résultait de l’étude de l’écriture musicale et d’un travail approfondi :

" L’improvisation est une qualité maîtresse des organistes, acquise au terme d’un long apprentissage en classe d’orgue du Conservatoire et par la pratique quotidienne. Elle leur permet en effet d’adapter exactement la longueur de leur intervention au déroulement de l’office. Par exemple, la communion dure plus ou moins longtemps en fonction du nombre de fidèles qui montent à l’autel : il faut donc improviser, en surveillant le déroulement de la procession dans le miroir. L’improvisation est aussi le moyen privilégié de commenter le thème liturgique du jour : en effet, l’organiste paraphrase le texte (musical) grégorien inscrit dans le paroissien, dans un climat musical approprié. Loin de gêner la prière, l’art de l’organiste la soutient, lui offre un accompagnement de qualité. A chaque dimanche, à chaque jour de fête correspond un thème musical grégorien différent et, partant, une musique et une prière différentes. "2

Elève au Conservatoire de Paris, Gaston Litaize racontait comment le grand maître Marcel Dupré (1886-1971) enseignait cette discipline :

" En matière de fugue improvisée, alors que du temps de Gigout, les élèves pouvaient ou non garder le contre-sujet, Dupré se montrait beaucoup plus strict : il exigeait que le contre-sujet soit gardé chaque fois que l’on présentait le sujet, ce qui n’était pas facile. Il voulait également qu’au relatif, nous introduisions le sujet dans les voix intermédiaires. Il ne nous laissait jamais faire une fugue de basse, ce qui aurait été plus facile, disant : " La fugue de basse serait belle, mais je ne sais pas si on a le droit de la faire ". il n’aurait jamais voulu prendre une telle initiative pédagogique sans en avoir référé avant au directeur, Henri Rabaud.

Nous improvisions la fugue dans l’esprit de la fugue écrite, avec une ou deux libertés spécifiques à l'orgue, comme par exemple de faire le deuxième divertissement à trois voix, sans pédale. Dupré nous citait l’exemple de Bach dans ce cas. [...]

Dupré était très attentif à la personnalité de chacun de ses élèves, et désireux de les pousser dans leurs propres voies. Rien ne lui échappait. A Messiaen, qui s’intéressait déjà énormément aux modes (il avait dans sa poche des petits bouts de papiers numérotés sur lesquels il notait des formules harmoniques, des tournures modales, des enchaînements, dont certains collectionnés chez Debussy), il faisait improviser sur des rythmes grecs. La caractéristique de Langlais était la distinction dans le thème libre, avec une petite pointe d’humour. Il y avait dans sa musique beaucoup de contrepoint, et un peu d’archaïsme mêlé à du modernisme, tout le contraire par exemple des agglomérats d’accords de 7è, 9è, 11è et 13è d’Henri Cabié. "3

Avec de telles exigences, on comprend que les organistes français se soient toujours distingués en matière d’improvisation.

C’est toujours un peu dans l’optique de l’improvisation liturgique que se déroulaient les séances au très laïc Conservatoire. Pour autant, cela ne nuisait en rien à l’expressivité, à condition de faire preuve d’imagination :

" Ce n’est pas le thème le plus riche qui donne les meilleurs développements. Sa variété risque de lui enlever l’unité de caractère. Quatre ou cinq notes sont souvent plus expressives qu’un fragment très ouvragé.

On remarquera que souvent les grands maîtres ne tirent pas parti – exprès – de toutes les ressources de leur thème. "4

Marcel Dupré avait conscience de l’importance du plaisir musical lors d’une improvisation. Jehan Alain le rejoignait dans ses réflexions :

" Il est indispensable que le travail d’improvisation soit intéressant et agréable à l’improvisateur. Sinon, qu’il quitte le clavier, mette son manteau et aille acheter une bouteille de quinquina en prenant le chemin qui traverse la forêt. "5

De tous temps imprégnés de mélodies liturgiques, les organistes ne pouvaient que s’en emparer pour leur compositions instrumentales :

" [...] Si la prière est un chant, il est juste que l’organiste puise à cette source et y relève les thèmes dont il se fera le commentateur. Ainsi naît une musique d’orgue d’inspiration religieuse, spécialement destinée à l’embellissement du culte, et qui emprunte au chant d’église ses modes, parfois son rythme, et les plus belles, les plus caractéristiques de ses mélodies. "6

Durant la messe, le morceau d’entrée correspondait à la procession des clercs montant vers l’autel. Il était de ce fait relativement court, l’organiste ayant à peine le temps d’improviser sur le thème de l’Introït du jour, de manière discrète ou solennelle selon le temps liturgique célébré. A l’Offertoire, une pièce ou une improvisation plus développée s’il y avait encensement. L’Elévation donnait lieu à une courte méditation dans la tonalité grégorienne du Sanctus qui s’achevait avec le Benedictus dont il était alors séparé. A la Communion, une courte pièce méditative sur la voix céleste. La sortie donnait lieu, quant à elle, à de belles fresques improvisées sur le tutti magistral du grand orgue.

L’improvisation servait la composition chez les grands maîtres, de la simple paraphrase-évocation au pastiche en passant par une modalité vaguement apparentée au grégorien :

" Si Widor, Guilmant, Tournemire et Dupré lui empruntent des thèmes, des mélodies qu’ils développent symphoniquement, Gigout – et quelques autres à sa suite – se contentent de faire revivre les modes ecclésiastiques et de créer une atmosphère propice à l’église, en des pages dont la brièveté n’exclut pas l’élégance d’écriture. [...]

Tournemire va plus loin, et son dessein est d’élever sur les assises grégoriennes un monument semblable à celui que J.-S. Bach autrefois érigeait sur le choral luthérien : d’où cette œuvre imposante qui a nom L’Orgue mystique, et qui groupe 51 offices. En chacun d’eux, l’auteur illustre les thèmes de l’office du jour sous forme de Suites, groupant un prélude ou un introït, un offertoire, une élévation, une communion, une fantaisie finale ou un postlude. Nous voici par ce très grand maître conduit dans le domaine de la paraphrase sous toutes ses formes, alors que d’autres comme Gigout, Dupré, Nibelle, Alain, enrichissaient celui du verset. "7

Charles Tournemire était un modèle pour les improvisateurs sur thèmes grégoriens :

" [...] Charles Tournemire, moins brillant virtuose que Vierne, [...] reconquérait, au moment d’improviser, une technique desservie par les pièces écrites. Sans autre guide qu’un motif grégorien, il s’élançait, comme un chasseur poursuivant un gibier, modulait, passait d’un clavier à l’autre avec une souplesse de danseuse, tirait ses registres, exécutait au pédalier des cadences ébouriffantes, cependant que ses doigts, tels des coursiers, dévoraient la piste des claviers. Une musique admirable, inspirée, couronnait ses ardeurs ".8

Charles Marie Widor recommandait aussi le traitement de thèmes grégoriens ainsi qu’il le disait en 1909 à Emile Bourdon (1884-1974), futur organiste de la cathédrale de Monaco : " En paraphrasant les thèmes grégoriens, vous bâtissez sur le roc. "9

L’office des Vêpres constituait pour les organistes une nouvelle occasion de faire valoir leur talent :

" Bien que d’essence purement vocale, les vêpres sont pour l’organiste d’église une nouvelle occasion de servir la liturgie.

Cet office de pure louange sera opportunément introduit, surtout aux grandes fêtes, par un prélude d’orgue solennel et joyeux ; de même qu’un brillant finale sera un écho amplifié de la louange vocale. Au cœur de l’office, il ne saurait plus être question de remplacer des versets ou des antiennes par des interludes instrumentaux ; mais les textes liturgiques étant intégralement chantés, rien ne s’oppose à de brèves interventions de l’orgue, soit entre les antiennes, soit entre les versets du Magnificat, bien que, dans ce dernier cas, il semble préférable de placer le solo d’orgue entre la reprise de l’antienne et l’oraison finale. Quant à la psalmodie elle-même, elle sera fort utilement soutenue par l’accompagnement de l’orgue. "10

Un organiste digne de ce nom se devait également de savoir accompagner le chant grégorien à tout le moins en se limitant à utiliser les notes du mode en accords sobres avec quelques notes étrangères. En réalité, c’est plus par habitude et pour éviter que les voix ne baissent que l’on accompagnait à l’orgue le grégorien qui se voyait habillé d’une harmonie totalement anachronique, ainsi que le rappelle Henri Potiron, maître de chapelle à la Basilique du Sacré-Coeur de Paris et professeur à l’Institut grégorien :

" A vrai dire, et sans aucun doute, mieux vaudrait ne pas accompagner le chant grégorien : historiquement, c’est l’évidence même, mais, esthétiquement aussi, l’accompagnement nuit presque toujours à l’exécution (je mets à part le cas très fréquent malheureusement, des chœurs qui ont besoin absolument d’être soutenus par l’orgue). Il gène le rythme et la délicatesse des détails ; il apporte dans ses harmonies une synthèse et une précision redoutables, alors que la mélodie se complaît souvent dans des réticences et des équivoques qui lui donnent en partie son vrai caractère, la traduction harmonique étant alors une manière de trahison ; l’harmonie elle-même, gênée dans un rôle qui n’est pas fait pour elle, y perd sa musicalité et son élégance. "11

Il convenait également de maîtriser la transposition afin d’adapter les hauteurs du chant à la tessiture des chantres :

" Il est du reste impossible de contenter tout le monde : cependant, presque tous les harmoniums ont un clavier transpositeur, et d’autre part, Dieu merci, il y a encore des organistes qui savent transposer. [...] Le legato du jeu doit être absolu. [...] Et surtout on n’oubliera jamais que l’accompagnement doit être très discret. "12

C’est toujours dans un esprit de service et pour la gloire de Dieu que les organistes accomplissaient leur fonction.

Olivier Geoffroy

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1) Aurélie Decourt, Un Musicien dans la ville, Albert Alain et Saint-Germain-en-Laye (1880-1971), Condé-sur-Noireau, Valhermeil, 2001, p. 71. [ Retour ]

2) Ibid., p. 74. [ Retour ]

3) Marie-Louise Jacquet-Langlais, Ombre et lumière, Jean Langlais (1907-1991), Paris, Combre, 1995, p. 50-51. [ Retour ]

4) Bernard Gavoty, Jehan Alain, musicien français (1911-1940), Paris, Albin Michel, 1945, p. 190. [ Retour ]

5) Ibid., p. 191. [ Retour ]

6) Norbert Dufourcq, Du Prélude et fugue au thème libre... La musique d'orgue et ses cadres, Paris, Floury, 1944, p. 51. [ Retour ]

7) Norbert Dufourcq, op. cit., p. 57-58. [ Retour ]

8) Bernard Gavoty, Les Grands Mystères de la musique, s.l., Trévise, 1975, p. 184. [ Retour ]

9) Louis Sauvé, Emile Bourdon (1884-1974), organiste et compositeur, Paris, Ed. de l'officine, 2004, p. 87. [ Retour ]

10) Georges Nassoy, « Le Rôle de l'organiste » in : La Maison-Dieu, n° 60, Paris, Le Cerf, 4è trimestre 1959, p. 176-177. [ Retour ]

11) Henri Potiron, « Avant-propos » in : Graduel paroissial contenant l'accompagnement du chant grégorien pour les messes des dimanches et principales fêtes, Paris, Desclée, 1933. [ Retour ]

12) Ibid.Retour ]

 


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