Baryton françaisJean-Pierre LAFFAGE
Jean-Pierre Laffage, avec dédicace à Solange Michel : "A notre chère Solange dont le sourire et la sympathie égalent son talent, ce qui n’est pas peu dire. Avec mon admiration et ma vive amitié - J Pierre Laffage - Février 1974" ( photo X..., coll. Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles ) DR |
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Jean-Pierre Laffage fut un Escamillo hors pair, sa belle présence, sa voix puissante et sonore, son jeu direct lui ont valu un succès mérité et il a dû bisser son air du Toréador, sous les acclamations.
Carmen
, Dijon, Théâtre Municipal, Extrait de presse, 14 novembre 1961.Artiste complet, ayant une excellente voix, remarquable Lescaut, fait avec Victoria de Los Angeles et Franco Bonisolli un trio parfait.
Faust, Barcelone, Teatro del Liceo, La Vanguardia, 15 janvier 1967.
Un artiste qui à lui seul vaut le déplacement, qui possède une présence scénique indiscutable, en même temps qu’une voix d’une richesse soutenue, grave, ample et profonde.
Il Trittico (Il Tabarro, rôle de Michele, création à l’Opéra Comique), Le Parisien, 28 février 1967.
Des Contes d’Hoffmann particulièrement brillants sur le plan musical, avec en tête de distribution Albert Lance en grande forme, Mady Mesplé divine et Jean-Pierre Laffage merveilleusement inquiétant.
Les Contes d’Hoffman, Opéra Comique, France-Soir, 20 juin 1970.
Remarquable Iago du grand artiste Jean-Pierre Laffage, à la voix incisive et noire, traduisant subtilement les détails d’une vengeance implacable et sauvagement contrôlée.
Otello, Dijon, Théâtre Municipal, Les Dépêches, 5 mars 1971.
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Nous avons chanté ensemble à l’Opéra Comique et à la télévision française, notamment à l’instigation d’Henri Spade. A la Salle Favart, nous avons abordé Paillasse, Otello et Le Chevalier à la rose, avec une distribution de rêve : Elisabeth Schwarzkopf, Suzanne Sarroca, Liliane Berton, Isabelle Andreani, Michael Langdon, Louis Rialland, Alain Vanzo, Jacques Mars et Camille Rouquetty. Nous avons également créé la version française de Vol de nuit de Luigi Dallapiccola à l’Opéra Comique en 1960. Bien plus tard, j’ai monté une production de Tosca au Théâtre Municipal d’Aubagne avec des anciens solistes des opéras nationaux : Michèle Herbé, Maurice Maïewsky, Michel Cadiou, Yves Bisson et Jean-Pierre Laffage se sont prêtés de bonne grâce à ce concert, qui fut un grand succès. Artiste scrupuleux, il a su rapidement s’imposer dans des premiers rôles dès son engagement à l’Opéra. Acharné de travail, il était un perfectionniste, un peu tourmenté, recherchant toujours la perfection dans son art. Chaleureux lorsqu’il connaissait bien son interlocuteur, il pouvait être parfois sombre et peu communicatif. Mais, en dépit de cela, je me souviens avec bonheur de nos parties de pétanque qui resteront longtemps gravées dans ma mémoire ! Il me laisse le souvenir d’un bel artiste et d’un homme distingué, entouré d’une famille aimante qu’il adorait par-dessus tout. Il fait partie de ces solistes et surtout, de ces figures artistiques indéniablement irremplaçables.
Robert ANDREOZZI
Ténor de l’Opéra
J’ai connu Jean-Pierre Laffage lorsqu’il était dans la troupe de feue la R.T.L.N. dont je ne faisais déjà plus partie. Pour l’anecdote, c’est lui qui m’a fait entrer dans la Confrérie des Chevaliers du Taste-Vin, du Clos de Vougeot. Mais, ce qui nous a surtout rapprochés l’un de l’autre, c’est le sens aigu de « l’ouvrage bien faite ». Nous partagions aussi l’amitié et l’admiration artistique réciproque pour deux grands comédiens du théâtre français, j’ai nommé Jacques Charon, trop tôt disparu, et Robert Hirsch. Je sais que Jean-Pierre fut un bel interprète du Comte Almaviva des Noces de Figaro et de nombreux autres rôles dont j’aimerais extraire celui de Faninal du Rosenkavalier qu’il interpréta aux côtés d’une Elisabeth Schwarzkopf qui ne dédaignait pas d’accepter son bras au dernier acte de l’œuvre. C’était, selon mon souvenir, en 1967, lorsque « le Chevalier » était Suzanne Sarroca, Sophie la chère Liliane Berton et le Chanteur italien, Alain Vanzo. La troupe de la R.T.L.N. possédait de magnifiques artistes, dont Jean-Pierre, et le grand répertoire était superbement servi par elle, la troupe, qui invitait des artistes menant une carrière internationale, à l’occasion. Si Jean-Pierre était l’un des fleurons de l’Opéra, s’il l’avait voulu et si la politique du moment l’avait permis, il aurait pu nous rejoindre dans les saisons du Metropolitan Opera à New York. J’ai pu le revoir, chez lui, stoïque, atteint par la maladie, il y a quelques années. Il désirait que je lui apporte un document qui me concernait. Nous avons parlé du passé, des heures que nous avions vécues au service de la musique… Ce fut bref, mais intense, car Jean-Pierre ne pouvait plus parler longtemps. Je me suis retiré, le cœur lourd.
Gabriel BACQUIER
Baryton de l’Opéra
Colombine fut l’un de mes rôles préférés : je l’ai chanté aux côtés de Tony Poncet qui fut avec Jan Verbeeck, l’un de mes plus puissants Canio. Difficile avec de tels ténors de trouver un Tonio de la même trempe ! Si un autre Français, Jean Laffont, fut superbe dans ce rôle, Jean-Pierre Laffage y fut quant à lui rayonnant. Une voix longue et mordante, et une inoubliable présence scénique. Son chant était naturel, tout comme son jeu d’acteur et j’entends encore retentir toute l’autorité de son talent. Un grand artiste, avec beaucoup de classe et un professionnel tout à fait hors pair.
Marian BALHANT
Soprano de l’Opéra
Peu de barytons m’ont laissé une aussi forte impression, autant pour leur qualités vocales que pour leurs dons d’acteurs. Une infime partie d’entre eux m’aura marquée et trois noms me viennent à l’esprit : Gabriel Bacquier, Pierre Le Hémonet et Jean-Pierre Laffage. Trois talents complets car ils étaient des comédiens nés, dotés d’un instinct dramatique inné et félin. Ils ne chantaient pas leurs rôles : ils les investissaient, s’en appropriaient. Je regrette de n’avoir pu chanter plus souvent avec eux, génération oblige ! Avec Jean-Pierre, j’ai donné quelques concerts à Paris, puis nous avons chanté Rigoletto, Faust, Dialogues des carmélites et Le Consul, à l’Opéra de Paris, sur les scènes de province et à Monte-Carlo, entre 1958 et 1975. Je fus frappée par ses yeux perçants, sa belle allure, son élégance racée et surtout, par le naturel de son talent. Tout comme avec Gabriel, nous n’étions plus que des interprètes au service de la musique : nous étions les personnages mêmes! Au terme d’un concert à l’Eglise de la Madeleine à Paris, au début des années 1960, Jean-Pierre me confia : « Solange, je serai si honoré de pouvoir être votre Escamillo à la scène ». Hélas, j’avais alors déjà abandonné le rôle de Carmen et le projet ne se réalisa pas.
Extrait d’un entretien avec Solange MICHEL (2007)
Mezzo-soprano de l’Opéra (1912-2010)
Nous nous sommes connus au Conservatoire de Paris, puis nos carrières ont suivi une direction différente, bien que nous ayons partagé l'affiche occasionnellement. Je suis extrêmement attristée d'apprendre sa disparition, car Jean-Pierre Laffage faisait partie de ces éléments indissociables à une maison d'opéra, à la grande famille d'artistes à laquelle nous appartenions et qui n'existe hélas plus. Il se battait justement contre la robotisation des talents et la suppression de la troupe: sa déception fut grande. Non seulement sa voix, mais son talent tout entier, à savoir son instinct musical, la netteté de sa diction et son judicieux jeu de scène ont fait de lui l'un des meilleurs solistes de sa génération. Un tout grand artiste s'en est allé et je salue sa mémoire.
Andrée ESPOSITO
Soprano de l'Opéra
Nous n’avions pas tout à fait le même répertoire, donc il n’y eut jamais de concurrence entre nous et Jean-Pierre Laffage fut un véritable ami pour moi. Non seulement il possédait une belle voix, mais ses dons d’acteur étaient saisissants : indéniablement, il était un homme fait pour la scène; jouer était pour lui une seconde nature. Hélas, il n’eut pas de chance au moment de la dissolution de la R.T.L.N. et avec ses rapports avec Rolf Liebermann, car il fit partie de ses solistes sommairement remerciés par la nouvelle administration. Cela lui causa un profond chagrin. Ce fut une tragédie pour ces magnifiques chanteurs dont certains auraient été heureux de poursuivre leur collaboration, même dans des deuxièmes plans ou en regagnant les chœurs de l’Opéra, conservant ainsi un pied dans la maison. Je suis attristé par sa disparition, car il était un personnage attachant, un peu à part.
Robert MASSARD
Baryton de l’Opéra
Encore un si bel artiste qui nous quitte ! Il faisait partie de ces solistes pour lesquels je nourrissais un attachement professionnel tout à fait spontané. Un professionnel complet : la voix, puissante et magnifique, l’exemplarité de la diction et sa magnifique présence scénique ont fait de lui un baryton complet. Nous avons régulièrement partagé l'affiche et je me souviens en particulier de sa composition du rôle de Michele dans Il Tabarro pour la première à l’Opéra Comique en 1967. Le réalisme qu’il déployait dans cette création m’a frappée et mon personnage de Giorgetta n’éprouvait aucune peine à vivre l’action avec intensité, telle une brève tranche de vie, à la seule différence qu’elle était vécue sur les planches. Je ne l’oublierai pas : merci Jean-Pierre.
Suzanne SARROCA
Soprano de l'Opéra
Si nous avons souvent partagé l’affiche dans Le Barbier de Séville à l’Opéra Comique, nous n’avons pas été régulièrement proches à la scène. Néanmoins, l’artiste me laisse le souvenir d’un excellent comédien, doté d’une indéniable présence scénique, à l’interprétation expressive, possédant une superbe voix, longue et souple, un collègue de choix. La carrière de Jean-Pierre Laffage aurait certainement pu se prolonger bien au-delà de la fermeture de l’Opéra Comique et à l’instar d’autres solistes français de sa génération, je pense qu’il a commis une lourde erreur en refusant d’auditionner pour Rolf Liebermann. Au moment où ce dernier prit la direction de l’Opéra de Paris, je lui proposai – tout comme je le fis pour d’autres collègues solistes de l’ancienne troupe de l’Opéra -d’auditionner pour le nouvel administrateur. Je venais de chanter à l’Opéra d’Hambourg une série de Cosí fan tutte et de Don Giovanni, succédant au ténor allemand Fritz Wunderlich (je portais ses propres costumes !) J’avais naturellement gagné la confiance de Rolf Liebermann et ce dernier me contacta en priorité pour me proposer la poursuite de mes activités à l’Opéra, ce que je fis volontiers. Un jour, il me confia : « N’ayant pas encore eu l’occasion d’écouter des solistes de la troupe, je souhaiterais les inviter pour passer une audition. » Je contactai alors Jean-Pierre pour lui faire part de cette invitation, mais il refusa, tout comme la plupart de ses collègues. L’époque révolue de la troupe ne consentait plus ce type d’attitude et sa carrière, si elle se poursuivit en province et à l’étranger, aurait certainement pu connaître un tout autre rayonnement. Si la dissolution de la R.T.L.N. fut certes pénible pour tous, Rolf Liebermann avait pour principe de ne jamais refuser de rendez-vous et l’attitude péremptoire de certains chanteurs français, donnant l’impression de ne pas vouloir se rabaisser à passer une audition, leur a fermé définitivement les portes d’une carrière qui aurait pu se poursuivre plus harmonieusement.
Michel SENECHAL
Ténor de l’Opéra
Je suis attristé d’apprendre la disparition de Jean-Pierre Laffage. Nous avons souvent chanté ensemble, notamment dans Le Barbier de Séville ou encore, dans Falstaff. Quel délicieux camarade de scène, à la voix puissante, à l’ineffable jeu d’acteur : un artiste accompli sur les plans musical et dramatique. Un homme attachant et un comédien hors-pair, à la verve comique inoubliable. De plus, notre amitié nous aura valu des soirées mémorables, dont je me souviens avec émotion. C’est une page d’or de l’histoire de l’Opéra Comique et de l’Opéra Garnier qui se tourne, encore une autre.
Michel TREMPONT
Baryton de l’Opéra
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UN ARTISTE EN QUETE DE PERFECTION
Ces témoignages résument à eux seuls la personnalité artistique de Jean-Pierre Laffage, le baryton français qui nous a quittés le 18 mai 2012. L’un des meilleurs éléments de la troupe de l’Opéra Garnier et de l’Opéra Comique, son nom est désormais inscrit en lettres d’or au panthéon de ces artistes lyriques français parfois trop méconnus du grand public, victimes d’une époque et de circonstances souvent injustes.
Une carrière pourtant internationale, sans heurts ni scandales, mais privée du renfort médiatique et discographique dont bénéficieront certains de ses collègues. Comédien et acteur-chantant né, Jean-Pierre Laffage fait partie de ces éminents solistes au legs artistique exemplaire : formé par Louis Jouvet et Pierre Renoir, ses maîtres de chant et d’art lyrique sont Charles Panzera, Emile Rousseau (devenu le parrain de l’une des filles du couple Laffage), Paul Cabanel, Henri Etcheverry et Germaine Lubin : un berceau artistique semé d’étoiles.
Passant aisément de l’opérette, à l’opéra comique et à l’opéra, il aborde une ample galerie de rôles, tout en réservant une part significative de son activité au concert, à la radio et à la télévision. Plusieurs pays l’accueillent: Belgique, Monaco, Italie, Espagne puis le Canada (pour des représentations télévisées), dans le cadre de reprises, ainsi que des créations. Pensionnaire de l’Opéra Comique, puis de l’Opéra Garnier, c’est là où il développe son répertoire et s’affirme comme l’un des meilleurs éléments de la troupe. Non seulement ses qualités vocales (voix puissante, longue et brillante, au phrasé exemplaire), mais aussi son jeu d’acteur confondant font de lui un artiste abouti et résolument en avance sur son temps.
Puis, en 1972 et 1978 respectivement, la fermeture de l’Opéra Comique et la dissolution de la R.T.L.N. saperont le moral du baryton. Du reste, il déclarera à la presse : « Le jour où on a fermé l’Opéra Comique, on a assassiné le théâtre lyrique. Ah !, quand on se souvient de Paris avec la Gaité Lyrique, Le Châtelet, Mogador et l’Opéra ! Opéra, morne scène ! On s’appelle Dupont, on n’est rien : on s’appelle Dupontovski, on est une vedette. » Réactionnaire, Jean-Pierre Laffage ? Peut-être et on le serait à moins. A l’instar de nombreux collègues, son parcours prendra une autre direction.
Finalement, au terme d’une carrière de près de 25 années (débutée officiellement en 1958 et achevée en 1981), Jean-Pierre Laffage se consacre à l’enseignement, d’abord dans le circuit des conservatoires de Bobigny, Le Bourget et d’Aulnay-sous-Bois et en maître particulier. Tous les emplois de professeurs de chant ou d’art lyrique étant pourvus au Conservatoire de Musique de Paris, c’est donc en province que le baryton dispensera son enseignement avec, à quelques exceptions près, un bilan mitigé. Là même où non seulement l’auteur et le compositeur, mais aussi le pédagogue, exigeront la perfection, notamment dans la ligne vocale, l’architecture prosodique et surtout, la diction, ces éléments pourtant essentiels feront souvent cruellement défaut. Exigeant, il s’attachera à perpétuer cette tradition du chant français (le baryton qui y sera fermement attaché, réfutera pourtant cette notion de « chant français », voire même d’école française du chant, privilégiant plutôt le belcanto ou le « beau chant » devant s’appliquer sans conditions au chant dans l’absolu, tous genres confondus).
Télévision et radio complètent ce parcours sans failles. Humilité, patience et persévérance seront les maîtres mots pouvant caractériser l’un des plus attachants barytons français de la seconde moitié du XXème siècle.
UN PREMIER PARCOURS ARTISTIQUE INHABITUEL
Né à Paris, puis installé à Dijon avec sa famille dès l’âge de quatre ans, Jean-Pierre Laffage montre tôt un intérêt pour le théâtre et la musique, sans toutefois songer à embrasser la carrière lyrique. Faisant preuve d’une prédisposition naturelle pour la comédie, il se passionne tout d’abord pour le théâtre et sur le conseil d’amis de la famille, il décide de suivre des cours d’art dramatique auprès de deux icônes du cinéma français : Louis Jouvet et Pierre Renoir, fils de l’illustre peintre et assistant direct de Louis Jouvet. Il se forge ainsi un certain succès en qualité de jeune premier et de « figurant intelligent » au cinéma, assurant ainsi ses premières rentrées financières grâce à des romans-photos ou dans des clips publicitaires, où sa présence magnétique fait craquer plus d’une admiratrice. Il complète se palmarès de métiers par celui de représentant en livres.
Germaine Lubin dans le rôle d’Isolde, avec dédicace "Pour la magnifique voix de Jean-Pierre Laffage, celle à qui il a bien voulu la confier, affectueusement - Germaine Lubin" ( photo Studio Lipnitzki, Paris, coll. Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles ) DR |
Mais c'est le chant qui jalonne ce premier parcours, prédisposant ainsi le jeune artiste à une carrière lyrique.
C’est à force de se voir gratifié de constants compliments au sujet de la beauté de son timbre et sur la clarté de sa diction, qu’il s’intéresse progressivement à l’opéra et s’inscrit au Conservatoire de Dijon, pour l’année académique 1944-1945. Mais ce sera au sein du Conservatoire de Paris, ville qu’il rejoint en 1946, qu’il forge sa technique vocale. Il est admis dans les classes de trois inoubliables artistes : le baryton helvétique Charles Panzera (1896-1976), puis les barytons Emile Rousseau (1899-1985) et dès 1953, Paul Cabanel (1891-1958) pour la mise en scène. Il suit également des cours de perfectionnement auprès du baryton français Henri Etcheverry (1900-1960) et dont il déclarera bien plus tard à la presse : « Je lui dois beaucoup. C’était un homme extraordinaire, autant sur le plan artistique que sur le plan humain et totalement désintéressé. »
Enfin, alors qu’il est déjà en carrière, il a l’occasion de rencontrer l’un des plus glorieux et controversé soprano français de tous les temps : Germaine Lubin (1890-1979). L’ayant applaudi à l’Opéra, elle jugera sa voix tout à fait en mesure, de par son ampleur et sa brillance, d’être proposée au Festival de Bayreuth (un autre éminent baryton français à y être admis sera l’impérial Ernest Blanc.) Dans l’élégant appartement du Quai Voltaire de celle qui fut jadis l’une des plus incandescentes Isolde de sa génération, le baryton travaille d’arrache-pied plusieurs rôles du répertoire wagnérien, dont celui de Frédéric (Lohengrin) et de Kurwenal (Tristan et Yseult.) Germaine Lubin veut lui faire passer une audition auprès de Wieland Wagner en vue d’une série des représentations de Lohengrin dans le sacro-saint temple dédié à Richard Wagner. Auprès de celle qui deviendra une attentive répétitrice, il perfectionne son émission vocale en peaufinant le phrasé, trouvant la couleur juste qu’il adapte à la partition et au texte original allemand.
L’audition aura finalement lieu et s’avérera tout à fait concluante et quelques semaines plus tard, Germaine Lubin recevra une lettre du secrétariat de Wieland Wagner sur en-tête du Bayreuther Festspiele datée du 5 mars 1966 et ainsi libellée : « Chère Madame Lubin, Monsieur Wieland Wagner m’a demandé de vous remercier de votre aimable lettre adressée au Théâtre de l’Opéra de Paris, et de vous faire savoir que l’audition de votre élève, M. Jean-Pierre Laffage a été très positive, Gabriele Taut, secrétariat de Wieland Wagner. » Alors que les portes de Bayreuth étaient sur le point de s’ouvrir à lui, le baryton ne donnera pas suite au projet, trop réticent de quitter la France pour de longues périodes, étant profondément attaché à sa famille. En dépit des assurances de cette dernière, pourtant prête à s’établir en Allemagne pour quelques années, il préférera renoncer, étant étalement fermement ancré dans la famille de la R.T.L.N. On peut alors se prendre à rêver en imaginant le fabuleux Frédéric, Amfortas ou même Wotan que l’artiste aurait pu camper à Bayreuth aux côtés des plus grands wagnériens de son époque. Sa voix pouvait aisément s’adapter à ce répertoire (il chantera d’ailleurs Kurwenal aux côtés d’une autre grande wagnérienne : Birgit Nilsson, avec Rita Gorr, Wolfgang Windgassen et Hans Hotter). Sans aucun regret, il poursuit sa carrière avec succès et Germaine Lubin restera toujours présente dans le parcours professionnel de l’artiste : une présence tutélaire … Au-delà même d’une solide association musicale, ce sera une amitié empreinte de respect et d’admiration qui unira Jean-Pierre Laffage au soprano.
UNE VOLONTE TENACE AU SERVICE D’UN TALENT INNE
Devant assurer sa subsistance dans la capitale française et financer ses études musicales, le baryton occupe pour quelque temps un poste administratif au service du Fichier Central du Ministère de l’Intérieur. Après une interruption d’activité pour service militaire obligatoire, le jeune étudiant reprend ses prestations occasionnelles au cinéma et travaillant à temps partiel comme représentant (dans le domaine de l'édition.) A compter de 1949 et pour deux saisons, Jean-Pierre Laffage est choriste au Théâtre Mogador : c’est là qu’il rencontre celle qui deviendra son épouse, le soprano lyrique Suzy Varlay, première choriste, puis meneuse de revues. La belle et pétulante artiste venait de quitter le Théâtre Mogador (où elle avait notamment souvent chanté Allegria dans des reprises de Pour Don Carlos aux côtés de Georges Guetary) pour rejoindre le cabaret, notamment Le Moulin Rouge, La Nouvelle Eve (pensionnaire pendant près de 5 ans) et le Casino de Paris. Au Mogador, Jean-Pierre Laffage aborde un répertoire varié d’opérette et de grands succès musicaux en vogue à l’époque, registre où ses dons d’acteur lui font remporter ses premiers francs succès. Puis, il passe au Théâtre du Châtelet, un autre temple parisien de l’opérette, doublant au besoin le premier baryton titulaire et partageant l’affiche avec des célébrités telles que l’émoustillant Luis Mariano. Sa notoriété allant en grandissant, Jean-Pierre Laffage décroche un contrat d’un an avec La Nouvelle Eve et l’engagement est double, puisque c’est le couple qui est recruté. C’est donc au pied de la Butte Montmartre au cœur même du Paris de la nuit que Jean-Pierre Laffage déploie toutes les facettes de son multiple talent, dans un tour de chant où il aborde l’opérette et la variété. Il veillera à ne pas se cantonner dans ce genre musical, conscient que ce passage dans un registre plus léger n’est que temporaire. C’est alors que la radio et la télévision viennent compléter ce véritable parcours du combattant dans de nombreuses émissions lyriques, où le baryton interprète des extraits du répertoire d’opéra ou d’opéra comique, sans délaisser occasionnellement l’opérette et la mélodie.
LE DEBUT DE LA GRANDE CARRIERE LYRIQUE
Jean-Pierre Laffage dans le rôle de Iago d'Otello ( photo X..., coll. Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles ) DR |
Enfin, en 1956, muni d’un Premier Prix de chant du Conservatoire de Paris pour Otello (extraits du rôle de Iago : l’un de ses premiers rôles verdiens) et une scène de Mathias dans Le Juif polonais, l’opéra comique de Camille Erlanger), il débute à l’Opéra, point de départ d’une exemplaire carrière, après avoir fait ses débuts officiels au Théâtre de Dijon, la ville où il s’était établi avec les siens, le 23 février 1956 dans Lescaut (Manon). La même année, le soprano Andrée Esposito remporte également un Premier Prix et un autre baryton, Ernest Blanc, un Premier Accessit. Jean-Pierre Laffage décroche aussi le Premier Prix d’Art Lyrique et Dramatique du convoité Prix Osiris. Avant ses débuts officiels à l’Opéra, il donne des représentations sur des scènes de province, notamment Mercutio (Roméo et Juliette), Valentin (Faust) et Escamillo (Carmen) à Nancy puis à Bordeaux. Il participe ainsi à une première création en France (avec le mezzo-soprano français Jane Rhodes): Gauvain dans Le Chevalier de neige, un opéra de Georges Delerue (inspiré d’une pièce de Boris Vian) au Grand-Théâtre de Nancy le 31 janvier 1957. L’œuvre, oscillant entre la musique de scène et la symphonie lyrique, repose sur une interminable suite de courtes scènes, évoluant par découpages distincts et étalant sa durée sur plus de quatre heures d’exécution. Peu surprenant qu’elle soit tombée dans l’oubli. L’année 1957 sera ponctuée de récitals et concerts, comprenant des prestations radiophoniques et télévisées dans plusieurs villes françaises, ainsi que dans la capitale. Enfin, ses débuts dans la troupe de l’Opéra Comique ont lieu le 13 octobre 1957 dans Alfio (Cavalleria rusticana). Il y chante notamment Figaro (Le Barbier de Séville), Ourrias (Mireille), Zurga (Les Pêcheurs de perles), Marcel, Schaunard (La Bohème), Tonio (Paillasse), Lindorf/Coppélius/Dapertutto/Miracle (Les Contes d’Hoffmann), le Baron Scarpia (Tosca), d’Orbel (La Traviata), Manon, Sharpless (Madame Butterfly) et Monsieur de Faninal (Le Chevalier à la rose). Le 26 janvier 1958, c’est l’Opéra de Paris qui l’attend pour son début dans Valentin, un rôle convenant parfaitement à sa voix magnifiquement timbrée, longue et incisive. Il est intéressant de souligner que le baryton retrouvera Paul Cabanel sur la scène de l’Opéra quand ce dernier interprétera Méphistophélès aux côtés de la Marguerite de Janette Vivalda et du Faust d’Henri Legay (sous la direction de Louis de Froment.) Débuter à l’Opéra Garnier dans un premier plan est un lourd défi à relever. Il y fait une forte impression dès les premières représentations, un succès destiné à durer. Il y aborde tour à tour les rôles d’Alvar (Les Indes galantes), Escamillo, le rôle-titre de Rigoletto, Mercutio et Capulet (Roméo et Juliette), Pierre de Craon (L’Annonce faite à Marie), le Marquis de la Force (Dialogues des carmélites), le Messager des esprits (La Femme sans ombre), Kurwenal (Tristan und Isolde, en version originale allemande). Jean-Pierre Laffage prend part à quelques créations (en alternance entre l’Opéra Comique et l’Opéra Garnier) au rang desquelles figurent Abramane : grand prêtre des Idôles et Oromasès : Roi des Génies (Zoroastre), Michele (Il Tabarro) et Fabrice (La Locandiera, dans l’opéra d’Emilio Usiglio, tiré de la pièce de Carlo Goldoni).
Sa collaboration avec ces deux théâtres dure jusqu’en 1972 (totalisant plus de 800 représentations) et les scènes de théâtres étrangers tels que Genève, Monte-Carlo, Catane, Naples, Palerme, Turin, Venise, Barcelone, Barcelone, Bruxelles, Liège, Montréal (notamment pour Antigone à la Télévision Canadienne), etc. lui offrent la possibilité d’élargir son répertoire. A son actif, des rôles tels que Thoas et Oreste (Iphigénie en Tauride), Rodrigue (Don Carlos), Sir John Ford (Falstaff), Amonastro (Aida), Kurwenal (Tristan und Isolde, version allemande et française), Donner (L’Or du Rhin), Frédéric de Telramund (Lohengrin), Athanaël (Thaïs), Hérode (Hérodiade), Albert (Werther), Karnac (Le Roi d’Ys), le Prince Eletsky (La Dame de pique), Rangoni (Boris Godounov), Lescaut (Manon Lescaut), Gérard (André Chénier), Capitaine Balstrode (Peter Grimes), Olivier/Le Comte (Capriccio), le Bossu (La Femme sans ombre), Créon (Antigone), le rôle-titre de Bolivar (opéra de Darius Milhaud, créé à l’Opéra de Paris en 1950), Gauvain (Le Chevalier de neige, opéra de Georges Delarue, livret de Boris Vian, créé au Grand-Théâtre de Nancy en 1957 aux côtés d’Andrée Esposito, Monique de Pondeau, Jane Rhodes, Jacques Luccioni et Jean-Christophe Benoît) ou encore, Sganarelle (L’Ecole des maris, un opéra comique d’Emmanuel Bondeville, d’après la comédie de Molière.) A propos de cette création, le compositeur adressera une lettre au baryton datée du 29 janvier 1971 ainsi libellée : « Mon cher ami, vous avez campé un Sganarelle de haute taille, de grande classe. Je vous en félicite d’autant plus que c’était la première fois que vous interprétiez ce rôle et vous lui avez donné tout de suite un relief, un éclat saisissants. Vocalement et scéniquement – bien qu’il n’y ait eu qu’une exécution en concert – vous avez magistralement restitué le caractère du rôle et l’interprétation musicale était aussi brillante qu’exacte, avec une exemplaire richesse vocale. Je suis heureux de vous féliciter et de vous remercier. Vous m’avez donné une grande joie. » Toujours du même compositeur, Jean-Pierre Laffage prend part à la première de l’opéra Antoine et Cléopâtre (dédié à l’épouse d’Emmanuel Bondeville, le soprano roumain Viorica Cortez) qui verra le jour à Rouen en 1974, un autre succès qui suscite l’admiration du compositeur dans un autre courrier du 13 avril 1974: « Je ne pouvais choisir meilleur endroit pour vous dire combien j’ai apprécié votre excellente interprétation du rôle d’Octave. Tout le caractère complexe – et implacable – du personnage a été étonnamment marqué par votre beau talent, tant au point de vue vocal qu’au point de vue scénique. […] Je suis donc très heureux de vous dire ma gratitude. »
LA DISSOLUTION DE LA R.T.L.N. OU L'INEXORABLE DECLIN D'UNE FAMILLE
Nul doute que la fermeture de l’Opéra Comique le 30 novembre 1972, puis la dissolution de la R.T.L.N. le 7 février 1978 porteront un sérieux coup au moral des artistes, Jean-Pierre Laffage n'étant en effet pas le seul à pâtir de décisions prises au plus haut sommet de l'Etat et remettant en cause la notion existentielle même de la troupe, donc de du corpus artistique des théâtres. Les conséquences de ces remaniements auront des conséquences pénibles pour des milliers d'artistes et pour une partie du personnel administratif des vénérables maisons qui seront sommairement remerciés;
Moment particulièrement pénible pour le baryton et ses collègues : ils assisteront impuissants à l'inexorable déclin, puis à la disparition d’une grande famille soudée qui aura œuvré pour un objectif commun. Certains solistes s’exileront vers l’étranger pour les plus chanceux ou vers les scènes de province pour une partie d’entre eux. Le baryton chantera en effet en province, mais ce seront les théâtres étrangers qui l’accueilleront jusqu’en 1982.
Comment décrocher lorsque l’on a donné le meilleur de son art au public ? Certains artistes prennent alors l’irréversible décision de se détacher totalement de la vie artistique ; d’autres s’adonnent à une nouvelle activité créatrice et les plus courageux reprennent la porte des conservatoires pour se consacrer à l’enseignement. Jean-Pierre Laffage sera professeur de chant et d’art lyrique : 1976 à 1987. S'il ralentira progressivement ses activités artistiques, le baryton se fera un ardent défenseur du chant français, en le défendant haut et fort, tout en ne ménageant pas ses efforts dans le but de promouvoir de jeunes talents. Puis, petit à petit, la déception et le découragement de ne pouvoir plus agir pour sauver le navire, sa maison, du naufrage, il décidera de se consacrer à ses loisirs et surtout, à sa famille. Les dernières années de l'artiste seront teintées de tristesse certes, mais il conservera son indéfectible sens de l'humour et sa vision aiguisée sur l'art lyrique, sa passion et sa raison de vivre.
Pour écouter le baryton, hormis quelques enregistrements officielles comprenant des intégrales, ce sera principalement vers les circuits des enregistrements pirates que les Internautes devront se tourner et nos espoirs vont vers les prodigieuses archives de l'INA, qui espérons-le, proposerons un jour des captations de l'artiste.
Jean-Pierre Laffage fut grand officier de la Confrérie des Chevaliers du tastevin et il reçut la médaille de la ville de Dijon de « Prestigieux Enfant du Pays ».
QUELQUES ROLES
:(Même si certains rôles ont été chantés dans leur version originale, le titre français est retenu)
Valentin (Faust),
Mercutio (Roméo et Juliette),
Escamillo (Carmen),
Amonastro (Aida),
Comte (Les Noces de Figaro),
Iago (Otello),
Faninal (Le Chevalier à la rose),
Bolivar (rôle-titre),
Don Alvar (Les Indes galantes),
Capitaine Baldstrode (Peter Grimes),
Oreste, Thoas (Iphigénie en Tauride),
Le Geôlier (Dialogues des carmélites),
Rodrigue (Don Carlos),
Le Prince Eletsky (La Dame de pique),
le Bouffon (Rigoletto),
Jean (Salomé), Karnac (Le Roi d’Ys),
le Baron Scarpia (Tosca),
le Grand prêtre (Samson et Dalila),
Athanaël (Thaïs),
Figaro (Le Barbier de Séville),
Ourrias (Mireille),
Lescaut (Manon Lescaut),
Lescaut (Manon),
Zurga (Les Pêcheurs de perles),
Alfio (Cavalleria rusticana),
Tonio (Paillasse),
Lindorf, Coppélius, Dapertutto, Miracle (Les Contes d’Hoffmann),
Sharpless (Madame Butterfly),
Olivier, le Comte (Capriccio),
Fabrice (La Locandiera),
Abramane, Oromazès (Zoroastre),
André Chénier (rôle-titre),
Jack Rance (La Fiancée du Far-West),
Schaunard (La Bohème)
Sganarelle (L’Ecole des maris)
Michel (Il Tabarro ou La Houppelande)
XXX (Le Consul),
Kurwenal (Tristan et Yseult),
Sir John Falstaff (Falstaff),
Donner (L’Or du Rhin),
Frédéric de Telramund (Lohengrin),
Hérode (Hérodiade),
Albert (Werther),
Rangoni (Boris Godounov),
Le Bossu (La Femme sans ombre),
Créon (Antigone),
Gauvain (Le Chevalier de neige)
Claude-Pascal PERNA
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(octobre 2012)