Un musicien genevois : René LIVRON
(1896 – 1970)
René Livron
( coll. D.H.M. ) DR
Organiste et maître de chapelle de l’église catholique romaine Notre-Dame de Genève de 1925 à 1964, René Livron était autrefois très connu à Genève pour ses nombreuses activités musicales. Serviteur dévoué de la musique et plus particulièrement de la musique sacrée, il avait assuré un véritable ministère dans cette église où il consacra trente-neuf ans de sa vie. Il avait déclaré un jour "il ne faut pas oublier que, pour tenir dignement une tribune, maintenir une schola en bonne forme, un musicien croyant doit donner le meilleur de sa vie."
Né à Genève le 29 février 1896 et fils d’un fonctionnaire de l’Administration des douanes suisses, René Livron débute ses études musicales à l'Académie de Musique de Genève (22 boulevard Helvétique), fondée en 1886 par Carl-Henri Richter (1852-1905) et alors dirigée par Albert Rehfous (1868-1949), un ancien élève de Marsick. Condisciple de Roger Vuataz (1898-1988) et d'André-François Marescotti (1902-1995), il décroche dans cet établissement privé les prix de piano dans la classe de Georges Perret (1895-1986), d’harmonie et de contrepoint dans celle de Georges Delaye (1863-1949). Très attiré par l'orgue, il entreprend bientôt son étude en cours particuliers auprès d'Otto Barblan (1860-1943), le "père de l’école d’orgue de Genève", titulaire du grand-orgue de la cathédrale Saint-Pierre (1887 à 1942) et directeur de la "Société de chant sacré" (1892 à 1938). Admis ensuite au Conservatoire, alors placé sous la direction de Ferdinand Held (1892 à 1925), il suit les cours de composition de son professeur d'orgue Otto Barblan et ceux de chant grégorien de William Montillet (1879-1940), organiste et maître de chapelle de l’église Saint-Joseph (1901 à 1940), titulaire de cette toute nouvelle classe créée par ses soins en 1918. A cette même époque, Charles Chaix (1885-1973, père du pianiste de jazz genevois Henri Chaix), parisien et ancien élève de l’Ecole Niedermeyer, enseigne dans cet établissement la théorie musicale (de 1910 à 1961), tout en touchant l'orgue de l’église Saint-François-de-Sales (à partir de 1923). C’est ainsi que René Livron reçoit une formation complète d’organiste, de maître de chapelle, de chef de chœurs, et en 1924, lorsqu’il sort du Conservatoire après avoir conquis cette même année un prix de composition et précédemment le "Prix Montillet" de chant grégorien (1923), il est nommé peu après organiste et maître de chapelle de la basilique Notre-Dame de Genève. A cette époque est installé dans cette église un grand-orgue de tribune construit par le facteur genevois d'origine alsacienne Tschanun (instrument romantique construit dans les années vingt, environ 25 jeux réels répartis sur 3 claviers et pédalier, traction pneumatique), auteur également du grand-orgue de la Radio Romande de Lausanne (actuellement au Musée Suisse de l'orgue à Roche). En 1992, cet orgue sera remplacé par un instrument construit par la Manufacture d'orgues de Chézard-Saint-Martin (41 jeux répartis sur 3 clavier et pédalier).
Genève (Suisse), église Notre-Dame, construite de 1852 à 1857 par l'architecte français Charles Grigny et conçue comme une cathédrale gothique du XIIIe siècle, consacrée le 8 octobre 1859, élevée au rang de basilique mineure en 1954. ( photo D.H.M., 2004 ) DR |
Partisan convaincu de la "monodirection" qui permet à ses yeux une unité plus complète entre l'orgue et le chœur au cours des cérémonies religieuses, dès sa nomination à l’église Notre-Dame de Genève René Livron fonde une chorale avec laquelle il interprète tout le kyriale grégorien et les œuvres polyphoniques de la grande tradition qu'il enrichit lui-même de nombreuses compositions. Parmi celles-ci, pour ce qui concerne les années trente et quarante, notons plusieurs messes : Cantate Domino, canticum novum (1930), Puer natus est pour chœur mixte et orgue (1933), Regina coeli pour 4 voix mixtes et orgue, composée en l’honneur du couronnement de Notre-Dame de Genève (donnée dans cette église le 22 mai 1937), Jesu redemptor (1946) et des motets : Tenebrae factae sunt pour 4 voix mixtes et orgue (1939), O Crux ave pour 4 voix mixtes a cappella (1939), Terra tremuit pour 4 voix mixtes et orgue (Offertoire, 1940), Vous brillez au ciel pour 4 voix mixtes et orgue (1941), Ode funèbre pour 4 voix mixtes et orgue (1941), Sacerdos Dei et Christi es pour 4 voix mixtes et orgue (1943), Hodie Christus natus est (1942).
Grégorianiste fervent, imprégné d'esprit liturgique et pénétré de l'esprit de Solesmes où il se rend fréquemment, il publie en 1951 un Accompagnement du Kyriale intégral et de la Messe des défunts, rythmique de Solesmes (Editions Musique Sacrée), fruit de 25 ans de métier. Cet ouvrage, composé des pièces du Commun de la messe, des Credos I, III et IV et de l'office intégral des défunts, lui vaut les félicitations de bon nombre de ses confrères musiciens, parmi lesquels Henri Gagnebin (successeur en 1925 de Ferdinand Held à la tête du Conservatoire de Genève) qui lui écrit "…vos accompagnements me paraissent faits avec beaucoup de tact et de goût. Cette œuvre est donc appelée à rendre de grands services", l’abbé Pierre Kaelin (maître de chapelle de la cathédrale de Fribourg), M. Broutly (Berne), F. Faivre (Genève), Marcel Péhu (organiste de Saint-François de Lyon) et Victor Ruello (organiste de la cathédrale de Chartres). Mais, à cette époque, et depuis déjà plusieurs décennies, la question délicate de l'interprétation rythmique du grégorien fait l'objet d'écoles différentes et les polémiques sont légion entre les partisans de Dom Mocquereau (le front solesmien avec la Revue grégorienne), et de Dom David qui regroupe les anti-solesmiens avec la Revue du chant grégorien ; tous les deux se réclamant d'ailleurs de la doctrine de Dom Pothier! C'est ainsi que quelques solesmiens ne manquent pas de soulever des controverses quant à la légitimité de René Livron à se réclamer de Solesmes et publient en 1952 dans la revue suisse le Lutrin de Pierre Carraz (maître de chapelle, professeur de chant grégorien au Conservatoire de Genève) un article virulent, sous la plume de Henri Potiron (organiste, maître de chapelle et professeur à l'Institut grégorien de Paris). Dans une lettre adressée le 9 juin 1952 à Pierre Segond, René Livron raconte que son "travail a déchaîné une vague de jalousie de la part d'une maffia solesmienne dont le siège est à Paris avec ses ramifications à Genève..." [Bibliothèque du Conservatoire de Genève, Rmc 290]. En mai 1952, en réponse au Lutrin, la revue française de chant liturgique et de musique religieuse La Musique sacrée assure à son tour l'auteur de son total soutient, considère son travail comme "une oeuvre sérieuse" et manifeste son désaccord avec le jugement de M. Potiron (article de l'abbé Gaston Roussel, organiste, maître de chapelle, directeur de ladite revue).
René Livron à la console de l'orgue de la basilique Notre-Dame de Genève, Suisse, vers 1960 ( coll. D.H.M. ) DR |
A la fin des années 1940, René Livron est le directeur de la page suisse de la revue La Musique Sacrée, dont il est l’un des principaux collaborateurs laïcs au long des années 1950 et 1960. A ce titre, en compagnie du compositeur vaudois Pierre Chatton, fondateur à Lausanne du groupe "Motet et Madrigal" et de Paul Berthier, co-fondateur des Petits Chanteurs à la Croix de Bois et directeur de la Schola Saint-Etienne à Auxerre, il assiste au congrès des collaborateurs de La Musique Sacrée, qui se déroule à Versailles du 7 au 10 juin 1951 et déclare : « Un Suisse Romand qui aime et comprend l’âme française, éprouve toujours un réel enchantement à se retrouver dans les milieux culturels de ce grand et cher pays. Humour et finesse d’esprit s’y livrent de véritables joutes, au terme desquelles se résolvent tous les problèmes, même les plus ardus. » Plus tard, l'abandon progressif du grégorien à la suite de Vatican II lui cause une profonde souffrance.
Comme organiste, René Livron a une prédilection pour la musique française. Franck, Guilmant, Widor, Berthier, Vierne, Dupré, de Saint-Martin, Langlais, Jehan Alain figurent régulièrement dans ses programmes. En 1951, il écrit : "En considérant l’école d’orgue française qui fait l’admiration du monde entier, la floraison de jeunes virtuoses qui en est le fruit, on constate que la France est richement dotée pour l’avenir de l’orgue et de l’art sacré dans les Eglises." Ses improvisations traduisent tout l'élan de sa foi et la générosité de son cœur. Cependant, préférant écrire pour la voix, avec ou sans accompagnement d’orgue, on ne lui connaît qu’une oeuvre pour orgue seul : un Carillon (1968).
En 1964, il est nommé organiste du grand-orgue Dunand (37 jeux disposés sur 3 claviers et pédalier) de l’église Saint-Jean-Baptiste de Taninges (Haute-Savoie), l’un des plus beaux instruments de ce département. Puis, en 1968, il devient titulaire de l’orgue (Manufacture de Grandes Orgues de Genève, 18 jeux, 2 claviers et pédalier) de l’église catholique romaine de L’Immaculée-Conception à Vésenaz (banlieue de Genève), poste qu'il occupe jusqu'à son décès survenu deux années plus tard.
Ami de l’organiste de Notre-Dame de Paris Léonce de Saint-Martin (1886-1954), qui, le 28 avril 1946, l’avait invité à toucher son orgue lors d’un concert au cours duquel il interprétait des œuvres de Franck et de Saint-Martin, tout naturellement à la création en 1963 de l’Association des Amis de Léonce de Saint-Martin il fait partie du Comité d’honneur. Le 14 août 1966, à l’orgue de Taninges, il donne un récital en hommage à la mémoire de l’ancien organiste de Notre-Dame de Paris comportant plusieurs de ses œuvres, ainsi que des pièces de Mendelssohn, Franck et Bach.
Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres (1963), René Livron s’éteint le 25 septembre 1970 à Genève dans son appartement de la rue du Simplon où il résidait depuis 1968. A son départ de Notre-Dame de Genève, il avait en effet quitté son logement du 15 rue Plantamour qu'il avait habité durant de nombreuses années, pour demeurer en France, à Taninges. Huit jours avant sa mort, alors âgé de 74 ans, il avait prononcé ces mots : "Si Dieu le permet, je chanterai ses louanges jusqu'à l'extrême limite de mes forces", démontrant ainsi son profond attachement à la musique sacrée. Lors de ses obsèques, les chorales de Notre-Dame de Genève et de Vésenaz chantèrent la Messe de Requiem en grégorien, avant son inhumation dans le cimetière de cette commune. Sa femme, née Odette Favre le 15 novembre 1895 à Genève, qu’il avait épousée en 1935 en région parisienne à Asnières, lui survécut 23 ans avant de finir ses jours à Cologny-Genève le 12 mars 1993 à l’âge de 98 ans. Elle repose à ses côtés au cimetière de Vésenaz.
René Livron est l’auteur de nombreuses compositions, principalement des chœurs, dont la plus grande partie manuscrite est actuellement conservée à la Bibliothèque Nationale Suisse, et quelques épaves à la bibliothèque du Conservatoire de Genève. Aux œuvres déjà citées supra, ajoutons un Cantique missionnaire (1941), un Credo : Dilexit Ecclesiam (1944), les motets ou cantiques : Ave verum (1950), Dies santificatus illuxit nobis pour 4 voix mixtes (pour la fête de Noël, Editions Musique Sacrée, 1950), Ave Regina coelorum pour 4 voix mixtes et orgue (1951), Via Dolorosa (Stabat Mater) pour 4 voix mixtes a cappella (1953), Ave Maria pour 4 voix mixtes et accompagnement d’orgue (1954), Vêpres de Pâques pour 4 voix mixtes a cappella (texte latin, 1954), Lauda anima mea Dominum pour 4 voix mixtes a cappella (1959), Jubilate Deo universa terra pour 4 voix mixtes a cappella (texte de l’offertoire du quatrième dimanche après Pâques, 1961), Offertoire du 3e dimanche après Pentecôte pour 4 voix mixtes a cappella (1960), Regina coeli pour 4 voix mixtes et accompagnement d’orgue (1960), Seigneur je ne suis pas digne pour 4 voix mixtes et orgue (pour la Communion, 1965), Christus factus est pour 4 voix (s.d.) ; une messe Te Deum laudamus pour 4 voix mixtes et orgue (1959) ; des Litanies du 15e siècle et des Litanies genevoises du 11e siècle (1945), ainsi que des harmonisations de chants profanes : Minuit sonne au clocher blanc (vers 1940), Ecoutez ces bruits de fête (1941)…
Membre de l'Association des Artistes Musiciens de Genève (AAMG), fondée en 1893, René Livron assiste aux cérémonies de son cinquantenaire en 1943, Aimé Kling en assurant alors la présidence. Son nom figure sur le procès-verbal de l'Assemblée Générale du 8 mai 1943, aux côtes d'un grand nombre d'autres artistes suisses.
C’est à lui que le compositeur et organiste Joachim Havard de la Montagne (1927-2003), futur maître de chapelle de l’église de la Madeleine à Paris (1967 à 1996), doit en partie sa vocation pour la musique. Il s’en explique lui-même dans son livre de souvenirs Mes longs chemins de musicien (Paris, L’Harmattan, 1999) duquel nous extrayons ces quelques lignes, après avoir rappelé qu’il passa sa jeunesse à Genève où il était né : "Les premiers souvenirs de cette attirance que j’éprouvais fortement pour l’orgue et ses sonorités extraordinaires remontent à mon enfance à Genève tandis que j’assistais à la messe en notre paroisse Saint-Joseph, William Montillet étant à l’orgue. Un jour [vers 1939], plus précisément, [à] l’église Notre-Dame de Genève, la chorale du collège Florimont à laquelle j’appartenais comme élève, chantait la messe à la tribune ; à la fin de la cérémonie, je me glissais près de l’organiste René Livron jouant la sortie avec toute la puissance de l’orgue ; je fus ébloui et impressionné !"
Pédagogue, René Livron enseigne quelque temps, dans les années 1930-1940, à l'Académie de Musique de Genève. En 1937, dans cette institution il est membre du jury du concours de piano qui décerne le diplôme à Cécile Loretti-Perrin, future professeur de piano renommée. Il donne également de nombreux cours particuliers et parmi les élèves qu'il forma citons Mlle Ding, future organiste de l’église Notre-Dame des Grâces à Genève (Grand Lancy) avec laquelle il se produisait en concert lors du 75e anniversaire de la Schola de cette paroisse (octobre 1948) sur l’orgue de 22 jeux avec des œuvres de Bach (Fantaisie en sol mineur, choral Celui qui se laisse guider par Dieu, Prélude et fugue en mi mineur...) ; Jeanne Carrier, titulaire du grand orgue historique (1845, Nicolas-Antoine Lété, 42 jeux) de l'abbaye Saint-Michel à Nantua (Ain) à partir de 1945 ; Solange Vuarand (décédée en 2007), première titulaire en 1966 du grand orgue Silbermann de l'église Saint-François-de-Sales à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie) ; Jean-Daniel Simond, son successeur en 1964 à la basilique Notre-Dame de Genève ; Alain Allamand, son successeur en 1970 à l'église de L'Immaculée-Conception de Vésenaz ; Marie-Anne Colom-Bourqui, directrice de l'Ecole de musique et de l'Orphéon d'Asci (Espagne)...
Denis Havard de la Montagne
Nous tenons à adresser nos remerciements pour leur contribution à M. Roger Livron (Genève), neveu du musicien, M. Alain Allamand (Haute-Savoie), organiste et ancien élève de René Livron, M. Jean-Daniel Simond (Genève), organiste et ancien élève de René Livron, M. Jacques Tchamkerten, responsable de la bibliothèque du Conservatoire de musique de Genève, Mme Gabrielle Radacineanu, directrice de l'Académie de musique de Genève et le Dr Pierre Baculard (Paris), président de l'Association des Amis de Léonce de Saint-Martin.