AMÉDÉE LEFROID DE MÉREAUX
Amédée Lefroid de Méreaux ( Bnf/Gallica ) |
Ce n’est pas sans une émotion légitime que j’écris le nom de l’homme éminent, du rude travailleur, du critique hors ligne dont je vais esquisser le portait. A ma sympathie confraternelle pour l’artiste se joint ici un souvenir tout personnel, celui d’une coïncidence singulière qui a fait un instant se croiser nos deux existences à la même bifurcation de la route. Il y a quarante ans, j’ai été sur le point de me fixer à Rouen, et, en définitive, ce fut Amédée Méreaux qui, las de ses voyages de virtuose nomade, prit la résolution de s’établir dans la grande cité normande. Nous nous sommes rencontrés ce jour-là au même tournant de la carrière, et maintenant je me retrouve seul devant une tombe pour rendre un dernier hommage a l’émule, au compagnon qui n’est plus.
Jean-Amédée Lefroid de Méreaux, né
à Paris, le 18 septembre 1802, appartenait à une famille d’artistes. Son père, organiste a l’Oratoire, était un professeur de mérite, en relations suivies avec toutes les célébrités musicales de l’époque ; il a écrit des œuvres nombreuses pour l'orgue et le piano. Le grand-père d'Amédée Méreaux, né à Paris en 1745, était également un compositeur de haute valeur dont la carrière musicale va de 1767 à 1793 ; on lui doit les oratorios d'Esther et de Samson, des cantates, des opéras comiques et plusieurs grands opéras ; il fut professeur à l'Institut National de Musique, premier type du Conservatoire. Quant à la mère d'Amédée Méreaux, c'était la fille du président Blondel, qui, à ses débuts d'avocat, plaida dans le procès du Collier de la reine et devint plus tard secrétaire des sceaux sous Lamoignon de Malesherbes.Amédée Méreaux, que ses parents destinaient au barreau, reçut une éducation littéraire très soignée, tout en commençant le piano avec son père et en prenant, dès l’âge de dix ans, les leçons d'harmonie de Reicha. Clementi, pendant son séjour à Paris, lui donna aussi des conseils. Le goût prédominant du jeune Méreaux pour la musique s'affirmait chaque jour davantage, mais ses parents surent conduire de front l'instruction classique et les études spéciales. Un jour de distribution de prix au grand concours, le collégien de Charlemagne attardé et refusé à la porte par une consigne rigoureuse, dut s’abriter sous la robe doctorale de Villemain pour passer et recevoir son prix.
Après avoir terminé ses classes, Méreaux reprit le contrepoint et la fugue avec Reicha, et sa jeune imagination eut occasion de s'affirmer par la publication de plusieurs œuvres chez Richault père : une polonaise, op. 3, eut plusieurs éditions. Les premiers succès de Méreaux comme virtuose et professeur permirent à son ami et camarade de lycée, Charles Lenormant, l'archéologue célèbre, de lui faire obtenir le titre honorifique de professeur de musique du duc de Bordeaux. A cette époque, Méreaux eut l'honneur d'être admis aux réunions si recherchées de madame Récamier ; il fut même le professeur de piano de la reine de l’Abbaye-au-Bois. La révolution de 1830 mit fin à ces relations. L'aristocratie du faubourg Saint-Germain dit adieu pour longtemps à Paris, se retira dans ses terres, et Méreaux, comme beaucoup d'artistes dont la clientèle avait été dispersée par la tourmente politique, abandonna la capitale pour voyager en Belgique et en Angleterre.
Pendant son séjour sur le sol anglais, Méreaux fit deux saisons de concert avec mesdames Malibran et Damoreau. En 1832, il exécuta plusieurs fois avec Chopin un duo de sa composition sur le Pré aux Clercs ; c'est également à cette époque que j'eus occasion d'entendre le virtuose éminent et d'entrer en relations avec lui. Son jeu, brillant et très-correct, tenait plus de l'école allemande que de l'école française, dont Henri Herz était alors la plus élégante expression. Méreaux, classique pur, ne faisait pas cortège aux romantiques, dont Liszt était déjà le prophète. A Londres, Méreaux eut pour élève miss Clara Loveday, dont le séjour à Paris a laissé dans le monde artiste de brillants souvenirs.
En 1835, Méreaux renonça à sa vie mouvementée de virtuose pour se fixer à Rouen, où il conquit rapidement la sympathie universelle. Sa première pensée fut un hommage à la mémoire de Boïeldieu, dont il avait été l'ami et dont il était resté le fervent admirateur ; sous son inspiration, une pieuse cérémonie et une grande manifestation furent organisées pour enterrer le cœur du célèbre Rouennais. Lié d'amitié avec Hummel, Field, Moschelès, Kalkbrenner, Méreaux était estimé non-seulement pour ses qualités de pianiste, sa haute valeur de compositeur, mais aussi pour son érudition de musicographe, de bibliophile, pour ses connaissances multiples de littérateur et de savant musicien. Il sut en donner des preuves irrécusables aux séances spéciales qui eurent lieu au Conservatoire, où il traita de la musique historique et dont le souvenir est resté dans la mémoire des dilettanti de l'époque. Appelé plus tard à rédiger le feuilleton musical du Journal de Rouen, Méreaux donna à cette revue spéciale une importance, une autorité toutes nouvelles. Ses critiques étaient d'un grand poids auprès des artistes, dont il se trouvait le juge à peu près souverain.
Méreaux avait un goût très prononcé pour l'enseignement, non par pédantisme, mais par intérêt au progrès de l'art. Sa grande expérience, ses souvenirs, sa profonde érudition, la connaissance raisonnée des différents styles, des diverses écoles, faisaient de lui un maître précieux à consulter. Il a laissé une nombreuse phalange d'artistes qui tous reproduisent dignement les belles et sérieuses qualités de leur professeur. Plusieurs noms me sont particulièrement connus: madame Tardieu, née Charlotte de Malleville, mesdemoiselles Clara Loveday, Charité, Lecomte, Vézinet ; madame Samson, madame A. Méreaux, l'artiste de talent et de cœur, l'amie tendre et dévouée, qui a entouré de soins si délicats les dernières années de sa vie ; MM. Maillot, Madoulé, Caron, Klein, Henri Martin, Lucien Dautresme, etc., ont également suivi les leçons de piano et de composition de Méreaux.
J'ai bien des fois entendu déplorer que la critique d'art fût confiée à des gens du métier, trop enclins, d'après une partie du public, à préconiser une école au détriment d'une autre. On redoute l'influence, l'autorité prédominante que ces spécialistes peuvent acquérir à l’égard ou à l’encontre de leurs émules, parfois de leurs rivaux. Et cependant si le premier devoir de la critique est d'être juste, de n'appartenir exclusivement à aucune école, ne faut-il pas que les critiques chargés de former ou de réformer le goût du public aient assez de connaissances pratiques et techniques pour donner la raison de leurs jugements et les baser sur des exemples solides? L'appréciation des œuvres de l'esprit est généralement confiée à des littérateurs érudits: les œuvres d'art demandent également à être discutées par des artistes expérimentés, dont les appréciations seront toujours préférables à celles des critiques superficiels plus disposés à juger avec leur esprit qu'avec le goût éprouvé et l'expérience acquise.
Méreaux aura été un des rares et excellents modèles du critique idéal, érudit sans pédantisme, savant sans affectation, appuyant toujours ses jugements sur des comparaisons concluantes. Écrivain à la fois spirituel et consciencieux, placé au-dessus des influences étrangères à l'art, il n'a jamais fait de compromis avec ses opinions, marchandé ses éloges, ni poursuivi certains artistes de son antipathie. Son nom comme critique prend place à côté de ceux d'Halévy, d'Adam, de Berlioz. De nos jours, la critique musicale compte aussi des spécialistes éminents, E. Reyer, Saint-Saëns, Joncières, Gevaert, Gautier, Oscar Comettant, d'autres encore qui tous appartiennent, on peut le dire, à la filiation de Méreaux et traitent les questions techniques avec l'autorité, l'impartialité nécessaires, sans tomber dans les excès, dans le parti pris d'Azevedo, de Fiorentino, de Scudo. Il ne peut donc y voir aucun inconvénient à ce que des artistes de talent, de savoir et de conscience traitent les questions d'esthétique se rattachant à leur art. Ingres, Delacroix, Fromentin, Rousseau ont, eux aussi, discuté ex professo les grands principes de la peinture. S'il y avait excès ou abus dans ce sens, le mal serait toujours moins grave que l'excès ou l'abus dans le sens contraire, le fait trop commun de dogmatiser sur un art dont on ignore les premiers éléments et les, règles les plus simples.
Méreaux était, du reste, non-seulement un musicien lettré, mais un érudit dans toute l'acception du terme ; il avait cette culture intellectuelle qui manque à trop d'artistes et dont l'absence nuit à l’élévation de leur style, alors qu'il n'est plus question des procédés de mécanisme, mais des sentiments qui constituent le beau idéal. Méreaux a traité avec une grande supériorité toutes les questions qui se rattachent à l'esthétique musicale. Ses considérations sur l'art, sur l'influence que la musique doit exercer à l'égard des mœurs et son action sensible sur le progrès social, ont été formulées dans plusieurs discours et brochures qu'il est bon de connaître pour bien saisir les hautes tendances du critique et du penseur.
Admis à l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, en 1858, il fut nommé président de cette Société en 1865 ; cet honneur très rarement accordé à un musicien, était un double hommage rendu au caractère comme à l'érudition de l'artiste.
Les travaux littéraires et techniques de Méreaux sont nombreux et très-variés ; ils prouvent ses connaissances multiples et sa grande fermeté de jugement. Ses compositions comprennent plus de cent vingt numéros d’œuvres de caractères et de styles différents : deux messes solennelles, des cantates, un trio, un quatuor, plusieurs concertos, des chœurs pour l'orphéon, plusieurs thèmes variés, des polonaises, des fantaisies, une belle sonate élégiaque, enfin les grandes études de piano, œuvre considérable que l'on peut placer comme importance et valeur musicale à côté du Gradus ad Parnassum de Clémenti. Méreaux est d'ailleurs resté toute sa vie un classique pur. Jusque dans ses heures d’audace et d'exubérance harmonique, on sent en lui un élève docile de Clémenti, de Cramer, d'Hummel et de Moschelès.
La première messe de Méreaux fut exécutée en 1852 à la cathédrale de Rouen. Cette œuvre obtint un très-grand et très-légitime succès. A l'issue de l'exécution, l'archevêque, Mgr Bailleul, envoya au compositeur la Vie des Saints qu'il avait chez lui et qu'il lisait habituellement avec les lignes suivantes :
" A monsieur Amédée Méreaux en souvenir du chef d’œuvre que nous venons d'entendre. "
La deuxième messe de Méreaux fut exécutée en 1866 au bénéfice de l'Association des artistes musiciens fondée et présidée par le baron Taylor. Le compositeur envoya pour la caisse de cette utile association la somme de 1,000 francs, produit de la quête. Les dames quêteuses étaient mesdames Pouyer-Quertier et Verdrel. Alphonse Karr envoya de Nice un splendide bouquet pour la dame quêteuse à laquelle Méreaux donnait le bras.
C'est en 1885 que le critique-compositeur est attaché à la rédaction du Moniteur universel. On lui doit tous les comptes-rendus concernant la musique à l'exposition universelle de 1867, et beaucoup d'autres articles remarquables sur son art de prédilection.
Amédée Méreaux fut nommé chevalier de la Légion d'honneur en 1868 an moment du Concours régional et après avoir présidé le grand concours orphéonique.
La décoration de ce savant compositeur, de cet éminent critique, de ce savant érudit, qui fut à la fois président de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen et vice-président du congrès scientifique et archéologique réuni à Rouen sous la présidence de M. de Caumont, la décoration de Méreaux, dis-je, fut accueillie avec enthousiasme dans la ville d'adoption de cet artiste distingué. Un banquet lui fut offert dans lequel prirent place des amis, des élèves d'Amédée Méreaux, des notabilités artistiques et littéraires parmi lesquelles nous citerons MM. Clogenson, conseiller honoraire, Bouilhet, Gustave Flaubert, Lucien Dautresme, Charles Vervoitte. Répondant au toast plein de cœur du président du banquet, M. Frédéric Deschamps, Méreaux prononça ces paroles charmantes qui peignent en peu de mots le caractère et la vie du véritable artiste :
" L'âme de l'artiste est toujours mieux préparée aux luttes de la vie qu'à ses jouissances. Depuis quelque temps je ne vis que de sensations heureuses et vos félicitations ne sont ni les moins vives ni les moins douces à mon cœur. Et pourtant j'ai moins de force pour en supporter le plaisir, que je n'ai eu d'énergie pour entreprendre et réaliser les travaux par lesquels j'ai cherché à m'en rendre digne. "
J'arrive maintenant à la publication des Clavecinistes, ce monument d'archéologie musicale élevé au grand art et d'un intérêt de premier ordre qui comprend les clavecinistes de 1637 à 1790. Cette étude rétrospective des formules et du langage musical des maîtres ingénieux et de génie qui ont tracé la voie, frayé la route aux compositeurs modernes, était une œuvre nécessaire et reste une belle œuvre. On y suit chronologiquement et, pour ainsi dire, pas à pas les transformations progressives du style, et, en analysant avec soin ces compositions aux mélodies naïves, mais au fort tissu harmonique, on retrouve, non-seulement la génération des idées, mais encore les ornements si fort à la mode dans un siècle qu'il est utile de bien connaître.
La traduction en caractères usuels et en valeurs mesurées suivant l'usage de la notation moderne a été accomplie par Méreaux avec un soin minutieux. Cette patience infatigable, ce respect des règles traditionnelles dans un travail aussi délicat, font le plus grand honneur à l'artiste qui a su mettre en lumière cette belle langue presque oubliée, ou connue seulement des érudits. Il fallait un homme à la fois de science profonde et d'énergique volonté pour terminer une entreprise aussi considérable. Méreaux a accompli cette tâche en grand musicien. Les notices biographiques et historiques, les considérations sur le style des différents maîtres, les comparaisons judicieuses établies entre les procédés et les formules de chacun d'eux, font de ces volumes précieux une véritable histoire du clavecin et du forte-piano, et constituent un cours de littérature musicale que tous les artistes doivent connaître et s'assimiler dans la mesure du possible. Je vois encore cette figure sympathique d’Amédée Méreaux où s'épanouissaient la force et la bonté, physionomie à la fois énergique et affectueuse, aux traits nettement dessinés, au regard ferme et clairvoyant, mais plein de bienveillance, et qui était le véritable reflet de cette âme vaillante.
C'est le 25 avril 1874 que Méreaux fut enlevé à ses nombreux amis, à l'affection de ses élèves, à l'attachement profond d'une femme qu'il aimait avec passion et qui conserve pour sa mémoire un culte pieux d'admiration et de tendresse. Une angine de poitrine minait depuis trois ans sa robuste constitution, mais il s'attachait à cacher à ses proches les progrès de la redoutable maladie. Toujours bon, aimable, souriant, il supportait avec un véritable stoïcisme les crises fréquentes du mal et avait des paroles rassurantes pour ceux qui l'entouraient.
Cette mort fut un deuil pour la ville de Rouen. L'artiste aimé était devenu un fils adoptif de la cité normande et l'Académie, en le choisissant pour son président, lui avait conféré le titre officiel de haute bourgeoisie. Tous les artistes rouennais s'unirent dans une fraternelle pensée pour faire à Méreaux les funérailles d'un grand musicien.
Le Journal de Rouen, qui s'honore de la collaboration d'Amédée Méreaux, s'est fait un devoir de publier un compte-rendu détaillé des obsèques de l'artiste à jamais regretté. Nous lui emprunterons les lignes suivantes qui trouvent tout naturellement leur place dans cette notice.
" C'est au milieu des rangs pressés de la population, que le cortège funèbre où l'on remarquait tout ce que notre ville renferme d'illustrations et de notabilités, s'est mis en marche vers l’église Saint-Godard.
" Le deuil était conduit par MM. Bottentuit père, Bottentuit fils, et Clérot, beau-père et beaux-frères de M. Méreaux.
" Nous citerons dans l'assistance nombreuse qui venait ensuite : MM. Nétien, maire de Rouen ; Decorde, président de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, et adjoint au maire ; Lucien Dautresme, membre du conseil général. L'autorité préfectorale était également représentée.
" Nous signalerons encore les délégués de la presse musicale de Paris, des compositeurs, des musiciens, le directeur et des artistes du théâtre de Rouen ; des membres des Sociétés savantes ou artistiques de plusieurs villes voisines ; M. Poultier, le ténor populaire, pour lequel M. Méreaux avait toujours eu tant d'estime, MM. Olivier et Amédée Cazavan, les dignes fils de M. Cazavan, ancien rédacteur en chef du Journal de Rouen, l’un des plus intimes amis de notre regretté collaborateur.
" La musique municipale précédait le char. Au nombre des symphonies qu'elle a fait entendre, on a surtout remarqué une marche funèbre d'un grand effet, de la composition de M. Méreaux.
" Au départ de la maison, les cordons du char étaient tenus par MM. Nétien, Decorde, Lucien Dautresme et Léon Brière.
" A l’église Saint-Godard, beaucoup trop exiguë pour contenir la foule, les membres de la Société Boïeldieu et quatre-vingts jeunes enfants des écoles communales, conduits par M. H. Martin, maître de chapelle de Saint-Vincent ont chanté, avec une grande largeur d'exécution, le Pie Jesu et le Dies iræ, et M. Broquevielle a dit les solos avec une remarquable pureté de voix.
" M. Lamoury, qu'une vive amitié attachait à M. Méreaux, a joué sur le violon, à l'élévation, l'Hymne du Matin, une des dernières œuvres du maître.
" L'audition de ce morceau, où se traduisaient les sentiments de l'exécutant a vivement ému l'auditoire, ainsi que le trio : J'ai pardonné, de Schumann, pour violoncelle, violon et orgue, joué par MM. J. Duboscq-Lettré, Lamoury et Klein ; ce dernier, élève de M. Méreaux, et ancien organiste de la cathédrale.
" La musique du 28e régiment de ligne, conduite par M. Bardey, alternait avec ces différents morceaux d'harmonie.
" L'autorité militaire, en faisant participer le corps de musique du 28e à cette douloureuse cérémonie, avait voulu rendre hommage à l'éminent artiste que Rouen vient de perdre.
" Le corps, placé à l'entrée du chœur de l'église, était couvert de fleurs et de couronnes d'immortelles ; une de ces couronnes était offerte par la Société Boïeldieu. Un peloton du 28e faisait la haie, M. Amédée Méreaux étant chevalier de la Légion d'honneur. - Pendant le parcours de l’église Saint-Godard au cimetière Monumental, les cordons du char ont été tenus successivement par M. Ch.-F. Lapierre, directeur du Nouvelliste de Rouen ; Oscar Comettant, président du Cercle de la Littérature musicale et dramatique ; Ch. Beuzeville, rédacteur en chef du Journal de Rouen ; Lamoury, Duboscq-Lettré, H. Martin, Madoulé, Camille Caron, Malebranche, Tony Visinet, Klein, Marguerin et Olivier Cazavan, sous-chef de l'exploitation des chemins de fer d’Orléans.
" Au cimetière, plusieurs discours ont été prononcés, par M. Decorde, président do 1a Société des Belles-Lettres, Arts et Sciences de Rouen et adjoint au maire ; par M. Lucien Dautresme, élève et ami de Méreaux ; par M. Beuzeville, rédacteur en chef du Journal de Rouen ; par M. Oscar Comettant. "
Nous voudrions que le cadre de cette esquisse biographique nous permît de reproduire ici tous ces discours qui renferment, autant pour l'homme privé que pour l'artiste, l'expression des plus honorables sentiments, des plus glorieux et des plus justes éloges; mais il faut nous borner. Nous nous bornerons donc à transcrire les paroles prononcées par M. Oscar Comettant :
" Messieurs,
" Je viens, comme président du Cercle de la Littérature musicale et dramatique de Paris, comme délégué des compositeurs et des écrivains spéciaux que j'ai pu voir depuis la fatale nouvelle, comme aussi de ceux de mes confrères que je n'ai pu rencontrer, et qui ne désavoueront pas mes paroles, adresser un suprême adieu au meilleur d'entre nous, à celui dont le nom respecté restera comme un symbole de modestie alliée au double talent de compositeur et d'écrivain.
" Amédée Méreaux s'est acquis dans la ville de son adoption, à laquelle il est resté fidèle jusqu'à la mort, une réputation qui, franchissant bientôt les barrières de la célébrité locale, a rayonné puissamment dans toute l’Europe. L'autorité de sa plume de critique, d'une extrême bienveillance, mais spirituelle à la fois et savante, égalait celle de nos confrères parisiens les plus en renom, et son génie musical avait résolu le problème de la décentralisation artistique. Ses œuvres, élaborées dans le calme inspirateur d'une tranquille et pieuse demeure, loin des agitations fiévreuses, au sein d'une famille qu’il chérissait et qui ne se consolera pas de sa perte, ses œuvres furent toujours recherchées avec empressement par les artistes, bien assurés d'y trouver, avec un choix de riches idées, la science des développements et l’emploi ingénieux d'une harmonie expressive sans exagération, souvent hardie, toujours correcte. C’était un musicien de forte race qui, pour vivre de la vie intellectuelle dans le doux isolement qu'il s'était créé, n’eut qu'à se laisser vivre, et, pour émouvoir les cœurs, qu'à demander au sien les nobles et pures émotions dont ce cœur était la source abondante.
" Je ne vous ferai pas, messieurs, la biographie de l'artiste éminent, de l'homme de bien dont nous accompagnons les dépouilles et que nous pleurons tous. Les pleurs répandus sur un cercueil disent éloquemment et saintement à ceux qui restent quel fut celui qui s'en va. Il sut aimer et se faire aimer, voilà pour le cœur. Quant à sa vie intellectuelle si admirablement remplie, j'arriverais trop tard pour vous rien apprendre, après les études publiées par les journaux de Rouen, justement fiers de rendre un éclatant hommage à celui qui fut une des lumières du journalisme rouennais et l'honneur de la critique musicale française. Disons seulement que Méreaux eut des aptitudes diverses qui se rencontrent bien rarement chez le même sujet au degré supérieur où il les posséda.
" Destiné au barreau par sa famille, il sortit du collège Charlemagne, ayant remporté un premier prix au grand concours de l'Université. La passion de la musique l'emporta, et ce fut de l'illustre Reicha qu'il acquit l'art du contre-point et de la fugue, ces assises de toute bonne éducation musicale. Il devint assez habile sur le piano pour mériter le titre de pianiste du duc de Bordeaux et, ce qui est plus significatif, pour parcourir triomphalement la France et l'Angleterre en donnant des concerts. Comme professeur, Méreaux a de nombreux états de services et, parmi ses élèves, nous citerons mademoiselle Clara Loveday qui se fit à Paris, il y a une trentaine d'années, une grande réputation de virtuose.
" Fétis, dans sa Biographie des musiciens, donne une liste déjà fort étendue des ouvrages composés par Méreaux ; mais il ne pouvait parler de ses dernières productions, les meilleures à notre avis. Avec ses soixante Études pour piano en cinq cahiers, avec son Quatuor pour instrument à cordes, son Grand Trio, sa Sonate élégiaque et ses Messes à grand orchestre, le principal ouvrage de cet infatigable travailleur, celui qui restera comme un monument d’érudition, de goût et de science, c'est sa Collection des Clavecinistes choisis, classés dans leur ordre chronologique, de 1637 à 1790, doigtés et accentués avec les agréments et ornements du temps, traduits en toutes notes et précédés d'un volume-texte grand in-8o, dans lequel se trouvent réunis les documents les plus complets concernant l'histoire du clavecin et des clavecinistes. Il ne fallait rien moins que le profond savoir du maître qui vient de s'éteindre pour entreprendre et mener à bonne fin un si long et si difficile labeur.
" Avec les illustres clavecinistes, trop peu compris de notre temps, Méreaux a élevé un piédestal à sa propre gloire et il y a désormais solidarité d'immortalité entre eux et lui. La postérité les confondra dans une admiration commune, et l'on peut dire que l'auteur des Clavecinistes est allé rejoindre ses aïeux dans les sphères radieuses, où planent leurs âmes de poètes et de musiciens.
" Que vous dirais-je encore? Comme écrivain, il laissera, outre un nombre considérable d'articles de journaux, le remarquable discours qu’il prononça lors de sa réception à l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Rouen, dont il devait être plus tard nommé président.
" Ce discours éloquent avait pour sujet, bien digne de la muse de celui qui l'écrivit : la Musique et son influence sur l'Éducation morale des Peuples.
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" Messieurs, il arrive un âge où le sommeil, cette mort intermittente, n'est plus suffisant à réparer les faiblesses du corps et les défaillances de l'esprit; alors on désire le repos absolu, le sommeil éternel, et la mort est un besoin. Amédée Méreaux n'était pas arrivé à cet âge, et tant s'en faut ; il avait à peine soixante-douze ans, et sa forte constitution morale et physique nous promettait de le voir longtemps encore dans toute la plénitude de ses facultés. Il est mort, pourtant, quand tout renaît dans la nature, quand la terre se couvre de fleurs et d'odorants tapis verts, la couleur dont on a fait l'emblème de l'espérance ; quand les oiseaux chantent leur symphonie aérienne, que l'air est doux et que le ciel bleuit.
" Ah! me disait un jour Méreaux, que je ne meure pas avant le temps, et que je ne meure pas au printemps ! "
" Pauvre cher ami, il est mort avant le temps, et il est mort au printemps !... Hier encore, et pour communier musicalement avec sa belle âme, je jouais au piano la marche funèbre de sa belle Sonate élégiaque.
" Quatre vers de Victor Hugo servent d'épigraphe à cette douloureuse inspiration. Voici ces vers : ils seront, sur cette tombe ouverte, mon harmonieux et suprême adieu
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur;
Et, quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Heureux ceux qui groupent de semblables affections autour de leur tombe et dont la mort semble une exaltation !
A la nouvelle de la mort d'Amédée Méreaux, le Conseil municipal de Rouen a voté à l'unanimité la concession à perpétuité de dix mètres de terrain pour l'enterrement et l'érection d'un monument funèbre.
La ville avait fait don du terrain d’une valeur de 3,500 fr. ; une souscription fut ouverte pour l'érection du monument qui produisit 6,000 francs. Ces chiffres n'ont pas besoin de commentaires et disent assez haut l'estime qu'avait su mériter le virtuose, le compositeur éminent, l'écrivain distingué, triple et précieuse auréole. Deux grands concerts furent donnés au profit de la souscription, un par la société philharmonique, l'autre par des artistes éminents, accourus de Paris pour rendre un éclatant hommage au glorieux mort. Nous citerons MM. Alard, Lalliet, Bosquin, Poultier, mademoiselle Davann et une toute jeune pianiste, mademoiselle Vésinet.
Le nom d'Amédée Méreaux restera parmi ceux des maîtres dont la vie entière est un exemple et un noble enseignement.
MARMONTEL
Variétés littéraires et musicales
NOTES BIOGRAPHIQUES : Amédée Lefroid de Méreaux (1802-1874), marié en premières noces à Thérèse Dumas, puis en secondes noces, le 5 mai 1862 à Rouen, à Caroline Bottentuit, avait une sœur : Eugénie (1808-1892). Mariée à Frédéric Labot-Bouchot, avocat à la Cour de Cassation et au Conseil d'Etat, elle eut de ce mariage une fille prénommée Alice. Celle-ci, née le 13 novembre 1836 à Paris, épousa Antoine Roussilhe, originaire de Narnhac (Cantal), avocat à la Cour Impériale. Leur père, Jean-Nicolas Lefroid de Méreaux, né le 22 juin 1767 à Paris, y décédé le 6 février 1838, musicien de profession, membre de la Société Académique des Enfants d'Appolon, pianiste, musicologue fut longtemps (1791 à 1838) organiste de l'église Saint-Louis du Louvre, puis à compter de 1801 du temple de l'Oratoire du Louvre. A sa mort, durant quelque temps son fils Amédée toucha à son tour l'orgue de l'Oratoire. Leur mère, Marie-Angélique-Félicité Blondel (décédée en 1840), était la fille de Jean Blondel (1773-1810). Avocat (reçu à Paris en 1760), puis Secrétaire du Sceau sous Lamoignon de Malesherbes (1787), puis Président de la Cour d'Appel de Paris (1803), c'est lui qui avait plaidé la cause de Melle d'Oliva dans la célèbre affaire du collier de la Reine : Nicole Leguay, alias baronne d'Oliva, vivant de ses charmes, sosie de Marie-Antoinette, participa en effet à une escroquerie menée par la comtesse Jeanne de La Motte Valois, au préjudice du cardinal de Rohan et portant sur une somme de 1,6 million de livres. Elle s'était fait passer pour la Reine auprès de celui-ci, le priant d'effectuer pour elle l'achat d'un collier de grande valeur et de signer des traites qu'elle s'engageait à rembourser! En décembre 1784, par ruse auprès du bijoutier Jeanne de La Motte Valois parvenait à se faire remettre le collier. Le scandale éclata et l'affaire passa en justice en mai 1786. Melle d'Oliva fut acquittée, grâce à son avocat Blondel et la comtesse de La Motte condamnée à la prison à perpétuité et enfermée à la Salpetrière. Mais, elle s'en évada et alla trouver refuge en Angleterre!… Nicolas-Jean Lefroid de Méreaux (1745-1797), grand-père d'Amédée et d'Eugénie, également musicien, tint les orgues de Saint-Sauveur, de la Chapelle-royale, des Petits-Augustins et des Petits-Pères à Paris. Franc-maçon, il enseigna quelque temps au Conservatoire de Paris à partir de 1795 et avait épousé Elisabeth Audier de Clermont. En dehors de Jean-Nicolas (1767), on lui connaît deux autres enfants : Marie-Perrette (1766) et Gaspard-François (1770).
Ami de Gustave Flaubert, Amédée de Méreaux était affectueusement surnommé par celui-ci "le marquis Lefroid de Méreaux". L'écrivain raconte qu'en mai 1868, Cours de la Reine à Saint-Sever (Rouen), lors d'une distribution de croix par Napoléon III "mon ami le marquis Lefroid de Méreaux, compositeur de musique, homme charmant d'ailleurs, autrefois l'amant et presque le mari de la Damoreau, s'est flanqué par terre sur l'estrade, en allant chercher l'étoile." [31 mai 1868, Lettre à la Princesse Mathilde, in Œuvres complètes de Gustave Flaubert, 1859-1871, Club de l'Honnête Homme, Paris, 1975, tome 14, pp. 415-416]. La Damoreau, dont il est question ici, n'est autre que l'illustre cantatrice Laure-Cinthie Montalent, dite Cinti-Damoreau (1801-1863) qui fit carrière au Théâtre des Italiens (1816), à l'Opéra de Paris (1826), puis à l'Opéra-Comique (1835) et enseigna le chant au Conservatoire de Paris (1833 à 1856).
Les Lefroid de Méreaux portaient pour armes : "D'azur à une fasce d'argent chargée de trois mouchetures d'hermine et accompagnée de 3 vols d'or, posés 2 et 1."
Denis Havard de la Montagne
(janvier 2011)
ŒUVRES MUSICALES D’AMÉDÉE MÉREAUX
|
Signature autographe (coll. Max Méreaux) DR. |
MARMONTEL
Variétés littéraires et musicales
Paris, Calmann Lévy, 1878, pp. 377-384
(coll. Max Méreaux)
Ajoutons à ce catalogue la pièce pour piano Elégia, parue in : J. Fétis et J. Moschelès, Méthode des méthodes de piano, analyse des meilleurs ouvrages qui ont été publiés sur l'art de jouer cet instrument, Paris, Maurice Schlesinger, 1837. [numérisation et fichier MP3 par Max Méreaux]
ACADÉMIE DES BELLES-LETTRES, SCIENCES ET ARTS DE ROUEN
Séance publique annuelle du 6 Août 1858
Présidence de M. Frédéric DESCHAMPS
RÉCEPTION DE M. AMÉDÉE MÉREAUX
DISCOURS DE M. AMÉDÉE MÉREAUX,
RÉCIPIENDAIRE,
Messieurs,
En paraissant pour la première fois au milieu de vous, je dois d'abord vous exprimer combien je suis sensible à l'honneur que vous m'avez fait de m'admettre au nombre de vos membres résidants. Mériter l'estime des esprits supérieurs est le plus noble but de l'artiste ; obtenir cette estime est la plus douce récompense de ses travaux. Telle a toujours été mon unique ambition, et votre bienveillance n'a laissé échapper aucune occasion de la satisfaire. Deux fois de suite vous m'avez décerné le prix triennal que vous accordez, depuis quelques années, aux œuvres musicales, et aujourd'hui vous m'ouvrez les portes de l'Académie. Mes remerciements ne se borneront pas à quelques paroles prononcées du fond du cœur, dans un discours d'apparat ; c'est dans la laborieuse intimité de vos séances particulières que je prétends vous prouver ma reconnaissance par mon dévouement à la cause intellectuelle que vous servez si fidèlement, et en m'associant avec une foi sincère et active au culte aussi fervent qu'éclairé que vous professez pour les belles-lettres, les sciences et les beaux-arts.
Je suis donc, grâce à vos honorables suffrages, sur le seuil du temple, et je viens, suivant la tradition, réclamer de vous la permission d'user du droit que vous m'avez donné de le franchir. Lorsque je jette les yeux sur cette éminente assemblée de littérateurs, de savants et d'artistes, je cherche un point d'appui pour le musicien appelé à siéger parmi tant de dignes représentants des lettres, de la poésie, des sciences et des arts. A côté d'un artiste distingué, d'un confrère déjà depuis plusieurs années assis dans vos rangs, mais seul de sa spécialité aujourd'hui, je remarque une place vide, et j'y trouve un noble et artistique souvenir. Il me semble y voir encore une vénérable figure qui me sourit, un homme de cœur et de haute intelligence qui me tend la main : j'ai nommé M. Martin de Villers. Ce souvenir, messieurs, je m'en empare, et ce sera mon patronage près de vous pour me présenter avec confiance au nom de la musique ; ce sera mon inspiration pour vous parler de mon art, qui fut aussi le sien, et pour vous soumettre quelques aperçus sur sa nature, sur son influence sociale, sur son utilité, sur sa nationalité française, enfin sur les droits qu'il a bien réellement à vos sympathies et à votre protection.
La vie de M. de Villers, que vous connaissez tous, offre le trop rare exemple de l'homme du monde dévoué avec passion, et jusqu'à la fin de sa carrière, au culte de la musique. Né dans une classe élevée de la société, comblé des faveurs de la fortune, appelé successivement à de hautes fonctions municipales et législatives, maire de sa commune, membre de la Chambre des Députés et du conseil général de la Seine-inférieure, M. de Villers a trouvé le temps de cultiver avec succès les lettres, et particulièrement l'art musical. Doué d'une fine et bonne intelligence, qu'une complète éducation humanitaire avait fortifiée, il s'est livré à l'étude de la musique avec la supériorité que donnent l'érudition et la méthode c'est-à-dire le savoir acquis et la science du travail. Aussi ne tarda-t-il pas à se distinguer comme compositeur : ne craignant pas de s'élancer sur la trace des maîtres, il a écrit un grand-opéra et plusieurs œuvres estimées de musique de chambre. — M. de Villers a fait aussi de profondes et judicieuses recherches sur la théorie, la littérature et l'histoire de la musique. Il a laissé sur ces divers sujets un travail important, qui devait former l’appendice littéraire de la publication de ses œuvres musicales. Il est à regretter que ce double et intéressant ouvrage n'ait pas été mis au jour : on peut préjuger très favorablement de sa valeur par celle de certaines autres productions connues, dans lesquelles le savant académicien a prouvé la solidité de ses connaissances et la lucidité de son jugement, en traitant ex professo des questions artistiques qu'il a résolues au point de vue le plus élevé de la science et de la philosophie musicales.
En France, M. de Villers ne fut qu'un amateur hors ligne ; en Allemagne, il eût été classé parmi les artistes distingués de son époque. C'est que, il faut bien l'avouer, dans notre pays, qui a produit et qui produit toujours de grands musiciens, l'art musical n'est pas traité avec toute l'importance qu'il mérite, à titre même d'une de nos gloires nationales. Il est fâcheux de le dire, mais pour beaucoup de Français, fort instruits d'ailleurs, la musique est lettre morte, ou plutôt c'est 1’art de faire des chansons. Bien des hommes, mis en demeure d'être sincères, avoueraient qu’ils ne comprennent guère qu’on occupe ses loisirs à jouer d'un instrument, ou bien à chanter, ou même à composer de la musique. A leurs yeux, la musique est un art d'agrément, tout au plus fait pour les femmes, et à peu près renfermé dans le talent de chanter ou d'exécuter et le plaisir d'entendre une romance, une chanson, une valse, un quadrille, mais vraiment trop frivole pour la plus grave moitié du genre humain. — La musique, à leur avis, ne saurait prendre un caractère sérieux que lorsqu'elle est à l'état de profession et qu'elle fait vivre honnêtement ceux qui l'enseignent. Cette appréciation n'a rien que de très moral, sans doute, mais elle n'est pas artistique assurément. C'est une manière de voir qui est encore assez répandue, sans être, Dieu merci ! l'opinion générale.
Ce qui, par exemple, est accrédité dans notre belle France jusqu’à la presque unanimité, c'est que l'art musical est tout entier dans la composition théâtrale : l’opéra-comique et le grand-opéra sont les colonnes d'Hercule du monde musical. La musique religieuse, l'oratorio, la musique instrumentale, la symphonie, le quatuor et toute la musique de chambre, pour parler poliment, c'est de la musique savante; mais, à vrai dire, c'est de la musique ennuyeuse :
Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.
De là, condamnation sans appel. Quant aux combinaisons du contrepoint et de la fugue, quant à la science musicale, en un mot, c'est un grimoire dont l'étude n’est bonne qu’à torturer l’esprit et à étioler l’imagination des jeunes gens qu'on fait pâlir sur ces subtilités pédantesques, sur ces soporifiques superfluités.
Le récit peu rassurant que je viens de faire de l'état de l’opinion en France en matière musicale peut vous paraître exagéré, et pourtant il est exact, croyez-le bien. Plus loin, je vous dirai ce que je pense de l'art lyrique, et vous verrez que je lui fais une belle part; celle qui convient, du reste, à la composition théâtrale, illustrée par nos célèbres maîtres français Rameau, Philidor, Monsigny, Dalayrac, Méhul, Berton, Boïeldieu, Auber, Halévy, Adam. Mais dans l'appréciation générale que je vous soumets de l'art musical, pour le placer au rang qu'il est digne d'occuper dans votre esprit et dans la pensée de tous ceux qui s’intéressent aux beaux-arts, je ne veux négliger aucune de ses branches, et je dois, au contraire, relever celles qui souffrent sous l’influence pernicieuse des faux jugements et des erreurs qu'ils préconisent. Pour preuve des fâcheux résultats de l’ignorance où l’on est encore, en France, à certains égards, des véritables tendances de l'art musical, je vous citerai deux exemples fournis par deux actes académiques de même genre et de fraîche date.
Un autre favori de la fortune, né riche comme M. de Villers, et comme M. de Villers artiste de naissance, George Onslow, fut un musicien de premier ordre et justement classé parmi nos illustrations musicales. Il y avait bien des années que ses quintettes et quatuors etaient considérés comme des ouvrages classiques, et jouissaient d'une popularité d'exécution presque égale à celle des œuvres d'Haydn, de Mozart et de Beethoven, lorsque leur savant auteur crut pouvoir se présenter à l’Institut, avec des titres suffisants pour passer, sans conteste, de la candidature au fauteuil académique. Onslow avait trop compté sur les droits que semblaient lui donner à cet honneur les importants travaux de toute sa vie ; et pourtant, I'amour-propre ne l'aveuglait pas trop, en vérité, puisque ces travaux l'avaient élevé si haut, qu'il était tout près d'Haydn. Mais l'Institut ne fut pas tout d'abord de cet avis, et, d'après les errements d'un vieux préjugé qui avait envahi jusqu'au corps académique, Onslow ne fut pas élu. Or, écoutez le motif de cette rigueur : Onslow avait écrit de beaux quintettes, de beaux quatuors, de belles symphonies, tout comme Haydn ; il avait même donné à l'Opéra-Comique l'Alcade de la Véga, le Colporteur, le Duc de Guise, trois ouvrages en trois actes, d'une facture magistrale, sans autre retentissement, du reste, que des succès d'estime ; mais il n'avait à citer aucun succès populaire sur la scène lyrique. Haydn non plus n'avait jamais réussi au théâtre. L’Institut aurait-il donc impitoyablement fermé ses portes au grand Haydn? Onslow se résigna et, mieux encore, il ne se découragea pas. Quelques années plus tard, il devint membre de l'Institut de France.
Berlioz, notre grand symphoniste, le poète, le peintre de l'instrumentation moderne, et, comme l'a désigné Paganini, le continuateur de Beethoven, Berlioz aussi vit, comme Onslow, deux fois échouer, pour la même raison, sa candidature à l'Institut. Enfin, son oratorio la naissance du Christ, véritable chef-d'œuvre, triompha de toutes les hésitations académiques. Depuis deux ans, il siège à l’Institut des Beaux-Arts.
De ces deux exemples de l'inscience musicale, que chez nous on rencontre trop souvent même dans les hautes régions de l’intelligence, un fait ressort, qui honore les deux membres de l'Institut et qui vient à l'appui de mes précédentes assertions. Dans le domaine instrumental de la musique de chambre et de la symphonie, la France n'avait rien à opposer aux sublimes produits de l'Allemagne. Ces deux gloires artistiques qui manquaient à la France, Onslow et Berlioz les lui avaient conquises. Certes, des juges mieux éclairés sur la valeur spéciale des différents genres de la composition musicale auraient admis Onslow et Berlioz par acclamation, sans faire une enquête sur les chances de leur carrière lyrique.
Vous le voyez, messieurs, il y a beaucoup à faire en France en faveur de la musique, et pour assurer à cet art la plénitude de son pouvoir, de son influence et de ses droits. C'est là, sans doute, une des principales missions des académies qui, ainsi que celle de Rouen, sont instituées pour protéger et encourager également les belles-lettres, les sciences et les beaux-arts. Déjà, à l'égard de l'art musical, vous avez rempli une partie de votre mandat en fondant des prix pour la musique et en réservant quelques places sur vos fauteuils pour les artistes musiciens ; mais, en suivant cette voie artistique, vous avez encore bien des services à rendre. C'est sur ce sujet, auquel ma présence au milieu de vous donne un certain mérite d'à propos, singulièrement rehaussé par la mémoire de M. de Villers, c'est sur ce sujet que je réclame votre attention.
M. de Villers, homme du monde, s'est fait artiste en réalité, bien que, par les motifs que j'ai assignés à ce déni de justice artistique, le mérite musical ait été chez lui dominé, sinon effacé, par le prestige d'une haute position sociale. Devant vous, messieurs, M. de Villers est artiste : c'est comme tel que vous l'avez associé à vos travaux. C’est donc devant vous que je puis essayer hardiment de faire valoir les avantages qui résultent toujours, pour l'art musical, du concours actif des hommes du monde devenus artistes. — Ici, messieurs, avec les développements que je vais donner à une excursion historique dont la vie de M. de Villers a été le point de départ, mon horizon s'agrandit et les ramifications de ma première pensée s'étendent. Ainsi, à propos des œuvres didactiques qui ont fait progresser l'art musical à travers toutes ses révolutions et qui ne furent pas conçues par des artistes musiciens, au lieu de vous parler seulement des hommes du monde, je vous parlerai de tous les hommes qui, indépendants par leur fortune, ou destinés soit aux fonctions publiques, soit aux lettres, aux sciences, à la magistrature, à l'église, n'ont pas suivi pratiquement la carrière de la profession musicale. Ces hommes, en effet, après avoir aimé l’étude et recherché les agréments de la musique, finissent souvent par se livrer sérieusement au culte de cet art, entraînés qu'ils sont par une vocation irrésistible. Ce sont là bien évidemment de vrais artistes, et de plus, forts de leur éducation libérale, ils apportent dans leurs travaux artistiques les ressources d'une instruction solide et variée, la grande portée de vue d'un esprit orné, la hardiesse contenue d'une imagination cultivée. C'est ainsi qu'à toutes les époques nous les voyons à la tête des progrès de l'art musical, dont ils ne sont pas toujours les chantres les plus inspirés, mais dont ils deviennent, du moins, les plus habiles théoriciens, les plus persuasifs vulgarisateurs.
Je n'insisterai pas sur les enseignements de ce genre que nous offre l'antiquité. Pour les anciens, la musique était tout autre chose que ce qu'elle est pour les modernes. Aristide Quintilien la définit : ars decori in vocibus et molibus , — l'art du beau dans les voix et dans les mouvements. Musique et gymnastique, telle était la base de l'éducation chez les Grecs. La musique, au lieu de se renfermer exclusivement, comme chez les modernes, dans l'art des sons appliqués à la voix et aux instruments, s'étendait également à la perfection du langage, à l'ordre et à 1’harmonie qui constituait, pour les Grecs, la beauté en toutes choses ; c'était l'art de donner tout le charme possible à la parole par la pureté et la variété de l'intonation, et aussi par l'expression du geste.
L’exécution très simple de cette musique, adaptée à la parole pour la régler, la modifier, la colorer, était le fait des musiciens de profession ; mais la science complexe de cette musique intimement unie à la poésie et à l’éloquence, à la danse, à la gymnastique, ne pouvait être que l’œuvre des hommes les plus lettrés de leur temps. Aussi, dans l'antiquité, les travaux qui ont fixé les lois de la musique ont-ils été accomplis non par les musiciens, auxquels les connaissances nécessaires faisaient défaut, mais par les philosophes et les savants, qu'un instinct secret, un penchant impérieux attiraient vers cet art divin : Pythagore, Platon, Aristote, Aristoxène, Aristide-Quintilien, Plutarque, ont laissé des traités plus ou moins développés, dans lesquels la théorie de la musique antique s'est peu à peu constituée et est parvenue jusqu'à nous.
La musique, destinée d'abord uniquement à seconder les effets de la poésie et de l’éloquence, ne tarda pas à exercer son pouvoir fascinateur sur ses adeptes, qui cherchèrent bientôt à s'affranchir de leur association forcée avec les poètes. Les musiciens ne voulurent plus que leur art fut réduit à partager les honneurs rendus à la poésie ; ils étudièrent les ressources naturelles et spéciales de la musique, ils obtinrent sur les instruments des effets qui n'appartenaient qu’à la mélodie pure, libre de tout contact étranger et débarrassée de toute entrave. Ce fut là, sans doute, l’origine de la musique telle que nous la comprenons. M. Fétis cite, d’après la traduction de Barthélemy Saint Hilaire, un passage d'Aristote qui semble prouver cette origine de la musique libre et dégagée de la poésie, de la musique instrumentale enfin, dont les plus habiles virtuoses furent alors Andronicus et Timothée, qui faisaient éprouver de si vives émotions au grand Alexandre. On trouve aussi dans ce fragment quelques pensées du philosophe de Stagyre, qui sont complètement applicables à notre musique et qui s’adressent parfaitement à tous ceux qui s’en font la fausse idée que je signalais tout à l’heure en la déplorant.
« L’opinion commune, dit Aristote, ne voit d’utilité à la musique que comme un simple délassement; mais est-elle véritablement si secondaire, et ne peut-on lui assigner un plus noble objet que ce vulgaire emploi ? Ne doit-on lui demander que le plaisir banal qu’elle excite naturellement chez tous les hommes, charmant sans distinction tous les âges, tous les caractères ? Ou bien ne doit-on pas rechercher aussi si elle n’exerce aucune influence sur les cœurs, sur les âmes ? Il suffirait, pour en démontrer la puissance morale, de prouver qu’elle peut modifier les affections ; et certainement elle les modifie. »
Cette puissance morale de la musique est surabondamment prouvée : la musique n’est-elle pas, par excellence, l’art moralisateur?
Toutefois, ces essais d’émancipation de la musique eurent leurs mauvaises conséquences, et l’art fut plus d’une fois en péril, lorsque, comme le dit Plutarque, l’ouïe, ne se contentant plus de la raison, eut corrompu la musique. Ce sont encore les hommes du monde et les amateurs, ou plutôt, pour ne pas commettre ici un anachronisme de langage, ce sont les philosophes, les savants, les magistrats, qui luttèrent contre ce qu’ils regardaient comme une dépravation de la musique. Seulement, ils luttèrent sans aucune prévision de l’avenir que pouvait avoir la musique instrumentale, qu’il leur était impossible de comprendre, ignorants qu’ils étaient de l’harmonie, c’est-à-dire de la science des accords ou des sons simultanés. Aussi l’antiquité nous offre-t-elle, en cette circonstance, un éclatant exemple de l’abus des principes conservateurs quand même : dans une aveugle indignation, on réprima alors toute infraction aux lois de la musique. Ce fut surtout aux innovations, et c’était peut-être au progrès, qu’on fit une guerre acharnée. Les musiciens Terpandre, Phrynis et Timothée furent sévèrement et publiquement punis pour avoir osé ajouter une, deux ou quatre cordes à la lyre antique. Sous le régime constant d’une telle intolérance, il n’est pas étonnant que la musique soit arrivée au siècle d’Auguste sans aucun développement de l’art instrumental, et dans une complète nullité à l’endroit de la science harmonique.
Les Romains étaient peu musiciens ; ils s’en étaient rapportés aux Grecs, leurs maîtres en fait d'art, et n'avaient rien ajouté au système hellénique. Ils avaient conservé quelques mélodies grecques, sur lesquelles ils chantaient leurs poésies. On prétend même qu'Horace parodia plusieurs de ses odes sur ces chants populaires, et entre autres, la seconde de son premier livre, jam satis terris, sur un air du temps de Sapho.
C'est dans cet état que les premiers chrétiens trouvèrent la musique. Le christianisme, qui s'empara de tous les arts pour les perfectionner, les vivifier, les animer de l'inspiration divine, ne négligea pas la musique, comme moyen de rassembler les hommes, et de les confondre dans une communion de sensations qui élevaient l'âme jusqu'à Dieu. Les hymnes, les psaumes de ces temps primitifs sont autant de précieuses traditions de la Mélopée et de la Rhythmopée grecques. Sur ces débris de la musique antique, Saint-Ambroise et Saint-Angustin dictèrent les premières lois de la musique liturgique et créèrent le système des tons d'église, connu sous le nom de Constitution ambroisienne.
Au moyen-âge, Saint-Grégoire réforma la constitution ambroisienne et créa le chant grégorien, qui est resté le chant liturgique de l’Eglise romaine. En suivant rigoureusement mon plan, qui consiste à faire ressortir les services rendus à l'art musical par des hommes placés en dehors de la profession proprement dite, je trouve au moyen-âge, autour des musiciens pratiques, comme pour épier leurs découvertes involontaires, s'en emparer et les rédiger en corps de doctrine, des moines et des savants, dont je me bornerai à citer les noms et les ouvrages.
Au neuvième siècle, Hucbald, moine de Saint-Amand, près de Tournay, publie les premiers traités de diaphonie, essais informes d'une harmonie ecclésiastique
Au dixième siècle, Guy d'Arezzo, moine de Pomposa, près de Ferrare, invente la première méthode d'enseignement du chant, et cette invention popularise singulièrement l'etude de la musique.
Au onzième siècle, Francon de Cologne, philosophe, mathématicien et astronome, fait un traité du chant mesuré, et pose, dans un autre ouvrage, les premières règles d'une harmonie régulière.
Au quatorzième siècle, Jean de Muris, professeur à l'Université de Paris, écrit le premier traité de contrepoint et le Speculum musices, ouvrage d'une remarquable érudition, et qui expose dans tous ses détails l'état de l'art musical à cette époque.
Au quinzième siècle, Tinctoris, licencié en droit et théologien, est l'auteur du plus ancien dictionnaire de musique.
Aux temps modernes, mêmes recherches, mêmes faits.
Au seizième siècle, Zarlino, chanoine de Chioggia, dans les Etats Vénitiens, écrit les Institutions harmoniques, ouvrage d'une science profonde, et qui, jusqu'à Rameau, deux cents ans plus tard, fut le seul manuel de la théorie musicale.
Au dix-septième, Dom Jumilhac, bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, règle définitivement l’étude du chant liturgique dans un ouvrage intitulé : La Science et la Pratique du Plain Chant. Le père Mersenne, religieux minime de la place Royale de Paris, publie le Traité des Harmoniques et l’Harmonie universelle.
Au dix-huitième siècle, Marcello, patricien de Venise, est non seulement l’auteur d’une sublime musique sur les Psaumes de David, mais encore poète et écrivain distingué : on a de lui une satyre en prose sur le Théâtre à la mode, dans laquelle il critique, en 1720, de la façon la plus piquante et la plus vraie, les travers des poètes, musiciens, chanteurs, cantatrices et directeurs de théâtres de toutes les époques, même de la nôtre. Dalembert, le célèbre encyclopédiste, vulgarise les traités de Rameau en dégageant le système de la base fondamentale de toutes les démonstrations obscures dont l’avait surchargé son illustre auteur : Marpurg, conseiller aulique du roi de Prusse, jette un grand jour sur toutes les études musicales par plusieurs publications de la plus grande valeur, telles que l’Art de toucher le clavecin, méthode remarquable où se trouvent les premiers essais de l’analyse de la période mélodique ; un Manuel de la basse continue et de la composition ; un Traité de la fugue et du contrepoint, et d’autres ouvrages qu’on peut regarder comme le résumé le plus complet de la science musicale à cette époque ; le père Martini, religieux cordelier de Bologne, écrit la plus volumineuse Histoire de la musique ; J. J. Rousseau rédige un dictionnaire de musique ; Delaborde, fermier général, valet de chambre de Louis XV, recueille une masse de curieux documents et monuments historiques dans son Essai sur la musique ; le prince-abbé Gerbert écrit une excellente histoire de la musique d’église ; l’abbé Arnaud et son ami Suard, l’Aveugle de Vaugirard, vaillants soutiens de la musique de Gluck, assurent l’avenir de notre grande école lyrique.
Au dix-neuvième siècle, enfin, M. de Lacépède, savant naturaliste, grand chancelier de la Légion-d’Honneur, écrit une Poétique de la musique ; Choron, l’infatigable savant, littérateur et linguiste éminent, mathématicien distingué, devient le plus ardent défenseur de l’art musical : vous connaissez ses travaux et les produits de l’école qu’il a créée en France ; l’abbé Baini, directeur de la chapelle Sixtine, à Rome, se fait le révélateur de Palestrina ; M. de Coussemaker, conseiller à la cour impériale de Douai, publie de savantes études sur l’histoire de l’harmonie au moyen-âge ; M. Bottée de Toulmon, archéologue distingué, bibliothécaire honoraire du Conservatoire de Paris, laisse de spirituels et intéressants écrits sur l’histoire de la musique et des instruments. Castil-Blaze, avocat, sous-préfet, inspecteur de la librairie, mais en définitif musicien et charmant écrivain sur cet art, auquel il a consacré toute sa vie, devient rédacteur de la Chronique musicale du Journal des Débats, et a l’honneur d’inaugurer dans la presse cette réforme qui, de nos jours, s’est opérée au grand profit de l’art. La rédaction musicale avait été tenue jusqu’alors par des littérateurs aussi étrangers que possible à la musique, à son passé et à son avenir.
Depuis Castil-Blaze, la musique, dans les journaux, est traitée par des hommes qui la comprennent, qui l’ont apprise et qui la savent à fond. On retrouve encore là des hommes qui, destinés à d’autres carrières et, pour cette raison, pourvus d’une solide instruction, se sont voués à la musique et lui rendent les plus éminents services. Il suffit de citer, comme représentant dans la presse les différentes branches de l’art, les noms de MM. Danjou, Adrien de Lafage et Berlioz.
Dans cette revue rapide des travaux théoriques qui ont dirigé à travers les siècles la marche de l'art musical, remarquez que, selon l'ordre habituel des choses, la didactique suit la pratique, et que c'est sur la didactique surtout que les hommes du monde et les savants, en se faisant artistes, ont exercé une puissante action. Ils ont régularisé et fixé par des principes logiques les découvertes faites par les musiciens d'intuition, par les compositeurs dont le génie n'a cessé de travailler et de produire depuis le treizième siècle jusqu'à nos jours, les œuvres des musiciens de l’antiquité, et des premiers siècles de l’Eglise nous manquent : mais, à dater du treizième siècle, on voit à chaque époque se dessiner quelque grande figure artistique sur laquelle viennent se refléter les rayonnements du progrès : au treizième siècle, Adam de La Hale ; au quatorzième, Guillaume Dufay ; au quinzième, Josquin Després ; au seizième, Palestrina ; au dix-septième, Monteverde. Ici le nombre des créateurs augmente avec les progrès de la science : il faut citer, dans le même siècle, Lully, le père de l'opéra français. Au dix-huitième siècle, Marcello, Hændel, Sébastien Bach, Rameau, Pergolèse, Haydn, Mozart. Au dix-neuvième, Beethoven, Rossini, Weber, Meyerbeer ; vous connaissez tous les autres. Dans ce dix-neuvième siècle, dont nous devons être si fiers, je dois signaler une tendance à la fusion individuelle de l’homine lettré et de l'artiste : Marcello , Rameau, Burette, le docteur Burney, ont été les premiers modèles de cette féconde union de l'art et de la science : au commencement de notre siècle, on la rencontre dans Perne et Vilotteau, sortis tous deux des chœurs de l'Opéra, et devenus des savants dans leur art ; mais, de nos jours, la personnification parfaite de ce progrès notable de l’éducation des artistes, on la voit réalisée dans notre illustre maître Halévy, qui a succédé au savant Raoul-Rochette dans les fonctions de secrétaire perpétuel de l'Institut des Beaux-Arts, fonctions qu'avant lui aucun autre artiste musicien n'avait encore été appelé à remplir : on la trouve encore dans M. Fétis, compositeur, professeur, écrivain, théoricien, historien également savant dans toutes ces parties de l'art, et dont il est superflu de vous rappeler la puissante influence sur l'état de la musique au dix-neuvième siècle.
Cette association artistique des hommes du monde et des musiciens, cet échange de foi et de dévouement à la cause de l'art, cette fertile combinaison des connaissances variées et de l'esprit classificateur des uns avec les connaissances spéciales et le génie créateur des autres, tous ces faits prouvés par l'histoire, et qui ont si directement agi sur les destinées de la musique, sont aussi intéressants pour l'étude de son passé que pour les garanties de son avenir ; ces faits, messieurs, ne sauraient vous trouver indifférents. Vous permettrez donc au musicien, que vos suffrages ont admis parmi vous, d'insister encore sur les titres de son art à toutes les sympathies académiques.
Les applications de l'art musical aux besoins et aux plaisirs de l’humanité sont très variées : la musique est, vocale, instrumentale, religieuse, mondaine, dramatique, descriptive, chorégraphique, savante, populaire, curative même ; on la retrouve dans les églises, où elle célèbre le culte de la divinité ; dans les salons, où elle fait le charme de la société ; dans les Conservatoires, où elle complète les ressources de l'éducation ; dans les théâtres, où elle ravit le cœur, élève la pensée et civilise les mœurs; dans les rues, où elle fait la joie des masses, dans les hôpitaux, où elle calme les souffrances. La musique répond à toutes les aspirations sentimentales et intellectuelles des hommes ; non seulement elle a l'oreille du cœur, mais elle a celle de l'esprit : enfin elle offre un grand intérêt d'étude à tous les spécialistes de l'intelligence.
Dans une société savante, consacrée, comme la vôtre, messieurs, aux belles-lettres, aux sciences et aux arts, elle ne va pas chercher seulement les musiciens, elle a aussi ses échos dans les lettres et dans les sciences ; si la musique est une langue universelle, elle a droit à devenir aussi une universelle étude. C’est aux poètes, aux littérateurs, aux orateurs, aux philosophes, aux historiens, aux savants, aux physiologistes, aux peintres, aux architectes, qu'elle s'adresse également, et c'est à eux tous que je fais appel.
Poètes, vous ne me démentirez pas : venez proclamer hautement votre alliance de tous les temps avec les musiciens. La musique n'est-elle pas la sœur de la poésie? n'a-t-elle pas accompagné les premiers chants de votre langage divin, auquel elle a donné ses rythmes cadencés, ses intonations variées, son expressive accentuation? Chez les anciens, les rhapsodes, qni chantaient Homère n'ont-ils pas consacré la tradition de la langue des sons, et chez les modernes, les troubadours du Midi, les trouvères du Nord, poètes et musiciens tout à la fois, n'ont-ils pas hâté les transformations de l'art musical? N'est-ce pas ainsi que le progrès s'est accompli, et que des chansons d'Orland de Lassus, écrites an seizième siècle, dans le style sévère et inarticulé du contrepoint, comme la musique d'église, on est arrivé aux chansons de Guedron et de Jacques Lefebvre, musiciens de la cour de Louis XIII, à ces compositions gracieuses, où la mélodie prend une allure rythmique et où la période musicale commence à se formuler, en s'assimilant au caractère des paroles. Enfin, la musique s'unissant de plus eu plus intimement avec la poésie, n'a-t-on pas vu se former peu à peu ce ravissant ensemble mélodieux et poétique qui, de la simple prière, de la naïve chanson, de l'harmonieux madrigal, de l'expressive cantate s'est élevé jusqu'aux grandes compositions religieuses et jusqu'à la réalisation complète du grand-opéra , c'est-à-dire jusqu'aux plus nobles et aux plus belles conceptions de l'esprit humain?
Vous le savez, poètes, la cause de la musique, c'est la cause de la poésie : vous comprenez que vous devez apporter à la propagation de cet art, à l'essor de sa manifestation, à l'élan de ses progrès et à la sauvegarde de ses saines doctrines, votre contingent d'initiative, de bon goût et d'esprit conservateur ; à vous le soin de surveiller la prosodie, de réclamer la vérité d'expression, d'empêcher que les musiciens, parfois trop enclins à s'éprendre du charme physique de leur art, ne donnent mal à propos à la prière la forme mondaine, à la chanson l’afféterie, à la composition religieuse le style théâtral, à l'opéra le faux brillant, la sonorité creuse, pour l'oreille le bruit, pour la pensée le vide, pour le cœur le néant. A vous la mission de les contraindre à ne pas négliger la vérité scénique de notre école française, telle que l'a créée Lully avec Quinault, telle que l'a continuée Rameau, telle que l'a définitivement constituée Gluck, telle enfin que l’ont encore, si noblement développée Spontini, Rossini, Auber, Halévy, Meyerbeer.
La langue française, peu accentuée, est aussi, à l'endroit du rythme, moins inspiratrice que les langues italienne et allemande. L'école française, éminemment éclectique, a emprunté aux Italiens et aux Allemands ce qui lui manquait et se l'est approprié. Tel est le résultat des travaux de Lully et de Gluck pour la scène française. Toujours lucide et logique dans ses œuvres, l'esprit français a créé, au moyen de ce sage éclectisme, une école lyrique qui domine les autres. Cette suprématie ne saurait être contestée ; quand elle n'est pas prouvée et soutenue par nos maîtres nationaux, elle est confirmée par les maîtres étrangers, qui viennent sur notre théâtre chercher l'expansion de leur génie et trouver leur véritable gloire. J'ai cité nos illustrations du grand opéra ; ai-je besoin de nommer celles de notre opéra-comique, de ce genre tout français, qui est à nous sans partage, et dont la parfaite expression est dans les œuvres de Monsigny, de Grétry et de notre immortel Boïeldieu?
Cette supériorité de notre théâtre musical, ce n'est pas aux musiciens seulement que nous la devons ; c'est, en grande partie, à notre théâtre national que l'honneur doit en être attribué. C'est Corneille, c'est Racine, c'est Molière qui ont assuré au théâtre de Lully, de Rameau, de Gluck, ses succès, ses victoires et sa domination dans le monde musical. En effet, si notre école lyrique prime toutes les autres, c'est surtout par ses exigences esthétiques, par l'unité de la conception, la logique des détails, la justesse de la déclamation, par la beauté du récitatif, qui est une œuvre toute française. Toutes ses qualités, elle les doit à son point de départ dramatique, et ce point de départ, c'est notre théâtre national. Elle a subi l'influence de la tragédie et de la comédie françaises, elle en a adopté les lois ; elle leur a souvent emprunté les sujets de ses poèmes et de ses livrets. Dans ses premiers essais, elle a rencontré pour juge un public habitué à l'ordre des idées, à la gradation des effets, à l’équilibre des contrastes, à la conséquence rationnelle de l’action, qu'il trouvait si bien observés dans les œuvres poétiques et littéraires du théâtre français. Elle a dû satisfaire ce public et son imperturbable bon sens, auquel les excentricités les plus entraînantes, ni même le charme le plus séducteur, ne sauraient longtemps donner le change. Le public français est le plus intrépide écouteur et le plus redoutable appréciateur d'une action scénique quelconque, qu'il suit toujours sans jamais la perdre de vue, même à travers le prisme des enchantements mélodiques. Aussi force est toujours restée à la loi de ce bon sens, quelles qu'aient été, d'ailleurs, la violence des tentatives et la vivacité des luttes. On se souvient des guerres musicales du dix-huitième siècle, du coin du roi, du coin de la reine, des gluckistes et des piccinistes. En dépit des plus rudes attaques et même des interventions princières, Gluck est demeuré maître absolu de la scène de l'Opéra.
Dans ses alliances éclectiques, la France a toujours fini par triompher des velléités d'empiétement de ses rivales, dont elle ne voulait faire, que ses conquêtes. Il faut remarquer que les Allemands ont toujours sympathisé avec nos instincts lyriques, et qu'ils n'ont jamais tenté d'égarer notre école, parce qu'ils ont trouvé dans sa raison suprême un frein et une direction nécessaire peut-être pour maîtriser les emportements de leur génie puissant, rêveur et aventureux. L’Italie, au contraire, et ses affolements mélodiques ont été plus d’une fois sur le point de nous entraîner, Rossini seul a su se faire français dans son Guillaume Tell ; aussi, tandis que ses compatriotes l’oublient, sa gloire rayonne plus brillante que jamais sur la scène française. Mais, de nos jours encore, le sensualisme italien a renouvelé plus d’une fois ses essais d’envahissement. Poètes, vous êtes là, et lorsque le musicien, aveuglé, dérouté, voudra se livrer à toutes les folies que peut enfanter le langage des sons, lorsque la logique du cœur et de l’esprit l’abandonnent pour faire place à l’empirisme du chant maniéré, de la vocalise prétentieuse, de l’orchestration cuivrée, vous protesterez énergiquement contre ces symptômes de dégénération artistique trop souvent encouragée par les caprices de la mode.
En m’adressant ainsi aux poètes, je sais que je parle à des cœurs ouverts aux charmes et soumis au pouvoir de la musique. Le plus harmonieux de nos poètes, Lamartine, est aussi celui qui sent le plus vivement l’art musical et toutes ses grandeurs. A côté de son Homère, lisez son Mozart : vous verrez s’il comprend la musique, et vous admirerez la plus belle alliance possible du sentiment poétique et au sens musical réunis dans la plus belle intelligence.
Je le sais : pour l’accomplissement de la grande mission dont je viens d’offrir la responsabilité aux poètes, ils n’ont pas trop du concours de leurs frères académiciens des lettres, des sciences et des arts.
Littérateurs, la musique a aussi besoin de vous, de vos sages appréciations dans les livres, de vos utiles recherches et de vos savantes dissertations sur son utilité dans l’éducation, sur la moralité de son étude, sur le bien qu’elle a déjà fait à l’humanité et sur les bienfaits qu’elle doit encore répandre dans tous les rangs de la société. Vous avez de belles pages à écrire sur d’aussi beaux sujets.
Orateurs, pour vous convaincre de l’importance de la musique, si vous pouviez en douter, je vous rappellerais aussi l’union de la musique à l’éloquence et l’usage général, parmi les orateurs romains, de recevoir tous les jours, avant de se rendre au Forum, des leçons d’un musicien qu’on appelait phonasque (maître de chant), qui leur enseignait l’art de modifier leur voix, en leur apprenant, au son de sa flûte (phonascicum instrumentum), les sons les plus convenables à l’expression des sujets qu’ils avaient à traiter. « Ce musicien, dit Cicéron, conduisait et soutenait la voix des orateurs, en la faisant passer par tous les degrés des sons, pour donner plus de variété à leurs inflexions et rendre la déclamation plus agréable ; car rien n’est plus utile pour ménager la voix que cette variété de sons bien dirigés et rien, au contraire, n’est plus pernicieux que de se laisser emporter à des cris violents. » Les dernières paroles de ce passage ne sont-elles pas une leçon de chant aussi bien que d’éloquence ? et nos chanteurs modernes ne pourraient-ils pas faire leur profit des excellents conseils du grand orateur romain ?
Philosophes, faut-il vous montrer encore Aristote, Aristoxène, Dalembert, Rousseau, travaillant à la construction de l'édifice musical? Ne vaut-il pas mieux vous rappeler que la raison d'être de l'art musical repose sur l'étude et l'expression des affections de l'âme; qu'ainsi l'étude de la musique est aussi celle de la psychologie, et qu'à ce titre seul elle est digne d'occuper votre esprit et d'être un des objets de vos profondes investigations?
Magistrats, ne mérite-t-il pas votre immédiate protection, cet art civilisateur, dont le poète a dit : Emollit mores, nec sinit esse feros.
Ne redoutez rien de ce moyen de moralisation ; si la musique adoucit les mœurs et ne leur permet plus d’être cruelles, ce n'est pas en atténuant leur férocité par une mollesse énervante. Souvenez-vous des chants guerriers qui, de, tout temps, ont conduit les hommes à la victoire.
Historiens, vous avez une lacune à remplir dans toutes les histoires. Très peu développés en général au sujet des beaux-arts, les ouvrages historiques sont presque toujours muets à l'endroit de la musique. Il existe, il est vrai, des histoires particulières de l'art musical, mais elles sont encore incomplètes ; il est beau pour vous de les achever. D'ailleurs, l'histoire de la musique mêlée à celle des peuples offrirait, il me semble, un vaste champ d'utiles observations à l'historien, surtout s'il était suffisamment initié à la connaissance de cet art ; il y trouverait à faire un travail philosophique sur les nationalités qui se retracent si fidèlement dans le caractère de la musique des différents pays et des différents âges, et dans la naïve et sincère expansion des airs populaires.
Savants archéologues, les historiens en appelleront plus d'une fois à vos lumières ; aplanissez-leur les difficultés de la lecture des anciens manuscrits en les initiant à la connaissance des barbares figures de la séméiographie musicale du moyen-âge.
Physiciens, vous êtes les démonstrateurs des principes naturels et primordiaux de la musique. Un sentiment de paternité ne vous attache-t-il pas aux destinées de cet art, et n'avez-vous pas un intérêt tout particulier à ce que le son musical, dont vous expliquez si bien la nature et les propriétés, ne devienne pas sous la plume du musicien une langue frivole et sans but artistique, lorsque, au contraire, bien employé, il peut toujours servir d'élément à de nouveaux chefs-d'œuvre.
Savants ecclésiastiques, que votre mérite appelle dans les sociétés académiques, la restauration et la conservation du plain-chant, le maintien de la dignité du service divin dans les compositions religieuses et dans la manière de faire parler l'orgue, ce puissant orchestre des temples chrétiens, réclament de vous le goût et la connaissance quelque peu approfondie de la musique. Si vous aviez besoin d'exemples pour être convaincus, je vous dirai que les papes Marcel II, Paul IV et Pie IV daignèrent s'occuper de cette partie importante de la liturgie, et que c'est à ces trois prélats et à l’initiative des cardinaux Vitellozzi et Charles Borromée qu'est due la réforme opérée au seizième siècle par le génie de Palestrina. '
Médecins, physiologistes, je m'adresse à vous par l'organe d'un de vos plus dignes confrères, qui, du fond de la Provence et de l'asile des aliénés de Saint-Remy, près d'Arles, recommande à votre judicieuse pratique, bien mieux que je ne saurais le faire, la musique et ses salutaires émotions. C’est lui, c'est le docteur Mercurin, qui, le premier, a tenté de traiter la folie en lui parlant la douce langue des sons ; musicien lui-même, il expérimente ce régime tout moral en faisant entendre à ses pauvres insensés de suaves mélodies et d'harmonieux accords qu'il exécutait sur l'orgue. Bien mieux que moi, vous savez apprécier les avantages de cette thérapeutique musicale ; vous l'avez adoptée dans vos hôpitaux. Si j'ai invoqué ce fait, c'est que j'y vois deux liens qui vous rattachent à la Musique : l’intérêt de la science et le service de l'humanité.
Peintres, vous êtes les alliés naturels de la musique. Le principe élémentaire de votre art, c'est l'harmonie des couleurs. L’harmonie est donc la loi de la peinture comme elle est celle de la musique. Dans vos tableaux, vous harmonisez les couleurs, comme le musicien dans ses symphonies harmonise les sons. — Au commencement du dix-huitième siècle, un jésuite languedocien, le père Castel, grand mathématicien, ami du célèbre Rameau, imagina de mettre concurremment en action la peinture et la musique, c'est-à-dire de produire des duos de sons et de couleurs, pour charmer à la fois l'ouïe et la vue. Il s'appuyait sur des expériences d'optique et d'acoustique, d'après lesquelles il croyait pouvoir prouver que, entre le blanc et le noir, il y a cent quarante-quatre couleurs possibles, comme depuis le tuyau d'orgue de soixante-quatre pieds jusqu’à celui d'une ligne et demie, il y a cent quarante-quatre sons. Frappé de ce rapport proportionnel qu'il trouvait entre la création des sons et la formation des couleurs, il voulut unir l'effet des couleurs à celui des sons. A l'instar de l'accord parfait musical, ut, mi, sol, il forma, un accord parfait colorigrade, bleu, jaune, rouge. Puis, créant, par des nuances combinées et fondues graduellement, les couleurs intermédiaires qui, au-dessus du bleu (tonique) devaient représenter tous les degrés de l'échelle des couleurs en imitation de celle des sons, il composa la gamme des couleurs ainsi coordonnées : Bleu, vert, jaune, aurore, rouge, violet, violant, bleu-clair.
C'est d'après ce système qu'il fit un clavecin oculaire sur lequel les couleurs devaient être offertes à l'œil et mises en mouvement en même temps que les sons d'un clavier musical frappaient l'oreille de leurs vibrations cadencées.
Le clavecin oculaire du père Castel fit grande sensation à son époque, vers 1725. Mais c’était un rêve qui se perdit bientôt dans le silence de la nuit des temps. Ce clavier-oculaire, rêvé par un savant jésuite, qui ne pouvait pas aller le chercher où il se trouvait réellement, c'est sur le théâtre de l’Opéra qu'il fonctionne, sur le théâtre où vos décorations aux mille couleurs, reproduisant les paysages, les palais, les monuments, tous les lieux où le drame se déroule, mettent en action oculaire la musique théâtrale, en associant à ses accords harmonieux, à ses mélodies idéales, la parfaite imitation des objets matériels de la vie, dont ses chants tendent à exprimer toutes les situations, toutes les péripéties. La peinture n'est-elle pas ainsi le complément des effets de la musique dramatique ?
Architectes, on a dit que la musique était une architecture des sons. L'harmonie, cette règle absolue du beau en toutes choses, selon les Grecs, est l'essence de la musique. C'est donc aussi dans la musique que vous trouvez le parfait modèle de cette harmonie qui doit coordonner vos œuvres. Vous êtes donc musiciens puisque vous êtes harmonistes, vous qui, à l'exemple de l'harmonie des sons, harmonisez les proportions architectoniques de vos monuments. Vous êtes encore musiciens, vous qui, maîtres en l'art de l'acoustique, faites tous vos efforts pour assurer aux salles de concert et de spectacle que vous construisez les conditions les plus favorables à l’audition des œuvres musicales.
Mais si la musique réclame tant d'égards, tant de soins, tant de dévouement, elle est donc l’enfant gâté de tous les arts et de toutes les académies ? Pourquoi non ? — ce qu’on lui aura donné d'encouragements, de protection, d'active coopération, ne le rendra-t-elle pas en indicibles jouissances pour tout le monde et en bienfaits d'une utilité générale? Car, si elle s'adresse à tous, à tous aussi elle peut répondre. Mais son silence est la punition de ceux qui resteraient sourds à ses mélodieux appels.
Essayez de la bannir de vos églises, de vos armées, de vos théâtres, de vos promenades, de vos salons, de vos châteaux : le culte sera sans voix, le soldat sans enthousiasme, le théâtre sans attraction, le peuple sans joie, la société sans charme. Dans vos réunions ; à la ville ou à la campagne, par quoi la remplacerez-vous ? Pour élément social, il vous restera un jeu de cartes ou la conversation ; avec l'un, votre fortune sera compromise ; quant à l'autre, votre prochain pourra bien quelquefois en souffrir.
Au contraire, donnez lui votre appui ; veillez à ce qu'elle soit bien enseignée dans les écoles où l’Etat en prescrit l’étude ; car ce sont, les impressions offertes avec discernement à la jeunesse qui déterminent plus tard les nobles vocations ; honorez le culte de cet art civilisateur, provoquez la création des institutions favorables à sa propagation, des Conservatoires, des Maîtrises, des Orphéons, des Sociétés philharmoniques; vous pouvez faire tout ce bien, comme société, en fixant l'attention de l'autorité supérieure sur des fondations de ce genre, en faisant de ces questions les sujets de vos prix de poésie et de littérature et en donnant le plus de publicité possible aux pièces couronnées dans vos concours ; vous le pouvez aussi comme particuliers, en transmettant à tous ceux qui vous entourent votre conviction artistique, à laquelle votre position et votre mérite reconnus donnent tant d'autorité. Vous aurez bientôt des résultats qui vous prouveront, par expérience, la nécessité sociale et l'utilité pratique de l'étude de la musique. L'artiste travaillera dans sa force et dans sa liberté, l'art progressera et fera des hommes et des heureux ; enfin les citoyens appelés dans les conseils municipaux et dans les conseils généraux pourront, grâce à des connaissances spéciales, prendre part utilement à l’examen des questions qui sont si souvent soumises à ces corps administratifs relativement à la présence de l'art musical dans l'éducation humanitaire, dans l'enseignement populaire, dans les entreprises théâtrales, dans l'organisation de l'armée, dans le service médical des hôpitaux.
La gratitude de toutes les classes de la société vous paiera largement de tant de services rendus à un art qui a toujours été l’objet de leur prédilection et qui sera devenu un des ornements de leur esprit. Les musiciens seront des premiers à vous entourer des hommages de leur reconnaissance, car ils auront su bien apprécier tout ce que vous aurez fait dans l’intérêt de l’art qu’ils aiment et qu’ils respectent : ils sont bons juges ; ils jugent par le cœur.
Messieurs, si j’ai longuement traité la question artistique qui devait naturellement être le sujet de ce discours, c’est que, musicien dévoué de toute âme à la musique, j’ai voulu faire envisager, sous tous ses aspects attractifs, cet art divin tel que je le sens, tel que je le comprends, tel que je l’ai apprécié, admiré, chéri, pendant vingt-cinq ans d’une laborieuse carrière ; heureux, si j’ai pu faire passer dans vos esprits quelques-unes de mes ardentes et bien sincères convictions.
(discours publié in Marmontel, Variétés littéraires et musicales, Paris, Calmann Lévy, 1878, coll. Max Méreaux)