L’orgue historique (1627) de l’église Notre-Dame à Orgelet (Jura)
Orgelet, église Notre-Dame
(photo X...) DR.
La petite cité d'Orgelet (1800 habitants), sise sur le premier plateau jurassien, à 18 kilomètres de Lons-le-Saunier, possède une superbe église-forteresse, jadis inscrite à l'intérieur de remparts, dont la construction s'échelonne entre le XVème siècle comme en témoigne encore la haute tour lanterne de 55 m, et le début du XVIIème siècle lorsque l'édifice, après un incendie, dut être reconstruit presque entièrement, entre 1606 et 1626. Cet immense édifice abrite depuis cette date, plus exactement 1627, un orgue de dimensions modestes, cependant le plus ancien de la Franche-Comté, et l'un des quelques plus anciens conservés en France.
Les nombreuses guerres qui ensanglantèrent la Franche-Comté au 17ème siècle, depuis la guerre de 10 ans qui accompagna ici la guerre de Trente ans jusqu'en 1648, puis les guerres successives de conquête menées par Louis XIV épargnèrent pourtant l'instrument en dépit de l'extrême violence des combats qui se déroulèrent jusqu'à l'intérieur de l'église jusqu'en 1674, lors de la guerre de Hollande qui mit un terme définitif aux "libertés comtoises"... L'orgue, situé depuis 1627 sur un jubé de bois au-dessus du chœur, fut alors pris pour cible par les troupes comtoises qui cherchaient à déloger les "Français" réfugiés derrière l’instrument, endommageant alors les tuyaux de montre (qui en portent toujours les traces) et l'un des soufflets.... Néanmoins, à la suite de ces différents conflits, aucun document écrit, aucun devis ne subsistait qui pût permettre d'identifier l'auteur de l'instrument, et ce n'est que récemment que mon regretté ami, l'organiste et musicologue Jean-Marc Baffert put, incidemment, au cours de ses recherches sur les orgues de Bourgogne, retrouver la trace du passage à Orgelet, en 1627, du facteur troyen Jehan de Herville,( 1603- 1638) auteur par ailleurs déjà connu des instruments de Tournus, Louhans, Beaune, Dijon et Seurre.
Après les combats de 1674, l'instrument, privé d'un soufflet, demeura, par le fait, quasi silencieux durant près de 50 ans, et ce n'est qu'en 1725 qu'on décida de faire appel à Marin Carouge (1667-1735), installé à Ornans (Doubs), fils de Jacques Carouge (l'un des facteurs d'orgues du Roi qui travailla à l'orgue de Notre-Dame de Paris, mort en 1688), pour réparer, relever l'instrument. Marin Carouge, l'un des grands facteurs de son temps, fut également l'auteur des instruments de Salins, Champagnole, Arbois, La Chaise-Dieu, Périgueux. Le jubé étant tombé en désuétude, sans utilisation liturgique, fut démonté et Carouge décida de transporter l'orgue sur l'immense tribune ouest du fond de l'église, où, de toute évidence, il ne pouvait sonner que mieux que sur le jubé à la croisée du transept. Le marché fut conclu, avec un devis qui nous est parvenu, dans lequel on constate que Carouge tint à conserver la plupart des jeux de son prédécesseur de 1627, sans doute pour l'excellence de leur facture, soit le bourdon 8, la montre 4, la doublette, la flûte 4, la fourniture-cymbale , soit un rarissime et homogène plein jeu du début du 17ème siècle, auquel il adjoignit, ou remplaça, après avoir agrandi le buffet d'un pied, cornet, trompette, nazard, tierce et voix humaine de sa propre facture, probablement en réutilisant des tuyaux de Jehan de Herville.
Cet orgue de 4' ne comportait qu'un seul clavier de 48 notes, avec une console en fenêtre à l'arrière de l'instrument. Deux soufflets cunéiformes (réparés, ou remplacés) fournissaient le vent. Les travaux achevés et réceptionnés à la fin de 1725, l'orgue put ainsi entamer une "nouvelle vie" ; en 1760, le facteur suisse S. Scherrer vint ajouter un pédalier "à la française" en tirasse sur l'octave 1 du clavier, puis l'orgue traversa, étonnamment sans encombre, la période révolutionnaire, souvent fatale aux instruments, sans doute protégé, mis en valeur "patriotiquement" par l'organiste, ou par une municipalité bienveillante malgré les décrets de réquisition.
Moins heureux fut le XIXème siècle, avec la désaffection croissante à l'égard des instruments et de la musique baroques, et en 1850, les facteurs Daublaine et Ducroquet éliminèrent sans état d'âme le clavier de Carouge, une partie du nazard, et la voix humaine (jugée "barbare"), les remplaçant par des jeux au "goût du jour", sans cependant toucher aux jeux de 1627. L'instrument continua, par la suite, à se dégrader, dans une église très humide et faute d'entretien et de moyens.
Vers 1930, le facteur Bossier ajouta un moteur pour les soufflets. Il fallut attendre l'après-guerre pour faire classer le magnifique buffet en noyer, travaillé d'angelots, feuilles d'acanthe, cerisier et olivier, surmonté d'une Vierge sur croissant de lune (Apocalypse !) et de deux ostensoirs stylisés jadis garnis de verres de couleur pour un effet "kaléidoscopique". Et ce n'est qu'en 1985 que Michel Chapuis, voisin d'Orgelet, et alors rapporteur à la Commission des orgues anciens, put, au vu de l'imposant matériel sonore intact de 1627, faire inscrire l'instrument à l'inventaire des Monuments historiques.
La restauration devenait donc enfin possible et urgente. Elle fut confiée à Bernard Aubertin, installé à Courtefontaine dans le département, à qui le Cahier des charges prescrivait le retour rigoureux à l'orgue, tel que Marin Carouge l'avait laissé en 1725. Restauration totalement exemplaire, hautement respectueuse du matériel et de l'esthétique baroque d’origine ; en 1987, l'instrument "ressuscité" fut inauguré par Michel Chapuis
Depuis cette date, l'auteur de ces lignes en est le titulaire-conservateur, comblé par cette pure merveille, qui du haut de ses quatre siècles d'existence, continue d'éblouir auditeurs et organistes, par l'intense poésie, sa subtile finesse et la douce pureté de ses sonorités
Nous avons donc aujourd'hui, à Orgelet, un instrument unique en son genre, relevé récemment en novembre 2017, par Bernard Aubertin. Il comporte 10 jeux, dont certains coupés en basses et dessus au fa3.
Clavier 48 notes (plaquées os, feintes ébène). Mécanique suspendue, abrégé 1725 :
Voix humaine (seul jeu neuf et coupé de l'instrument, réalisé par Bernard Aubertin, en 1987, pour remplacer celui de carouge disparu en1850, et inspiré par celui de l'orgue d'Arbois, autre instrument de Carouge)
Bourdon 8 (1627) entier
Montre 4 (1627) entière
Doublette 2 (1627) coupée
Flûte 4 (1627) entière
Fourniture-Cymbale 5 rangs (1627)
Nazard (1725) coupé
Tierce (1725) coupée
Trompette (1725) coupée
Rossignol
Tremblants doux et fort
Pédalier 8 marches, en tirasse. Octave1 (1760) 1
Diapason : 396
Pression : 88mm
Tempérament mésotonique pur (8 tierces majeures pures)
Tirants de jeux, en majorité de Marin Carouge, avec étiquettes autographes à la plume de Marin Carouge (retrouvées 1987)
Rouleaux et sabres, 1725
Porte-vent Carouge, 1725
Banc d'orgue original fin 17ème siècle.
On l'aura compris, il ne s'agit pas là d'un orgue "classique français", mais bien d'un authentique représentant de la facture baroque, se prêtant parfaitement aux mélanges préconisés par le Père Marin Mersenne en 1636 : utilisation de la tierce dans le plein jeu, du tremblant doux, non seulement avec les fonds, mais avec la tierce, le cornet ou la trompette, autant de mélanges qui, 150 ans plus tard, feraient hurler Dom Bédos ! Bien entendu, quoiqu'en pensent certains visiteurs peu avertis, le répertoire jouable ici est immense, puisqu'il va de la fin du 16ème siècle, Cabezon, Valente, la musique élisabéthaine, jusqu'à Louis Couperin, François Roberday, en passant par Scheidt, Sweelinck, Frescobaldi, Correa de Arauxo, la musique portugaise, et tant d'autres. Sans parler des possibilités infinies d'improvisation qu'offrent le clavier coupé2, ses quelques 10 jeux avec lesquels, me disait Michel Chapuis, on ne peut "tricher" !
Un instrument rarissime, magnifiquement restauré, régulièrement entretenu et accordé, et plus que régulièrement joué par le titulaire, autant de garanties de sa survie. J'ajoute qu'on pourra trouver sur YouTube de nombreux enregistrements de cet orgue, avant de pouvoir venir le voir et éventuellement le toucher en me contactant.
____________Robert Descombes
(décembre 2018)
Robert Descombes à l'orgue d'Orgelet, Noël, improvisation (Voix humaine, Plein-jeu, Dessus de cornet).
(Enregistrement R. Descombes) DR.
Autres improvisations récentes sur des thèmes élizabethains (contemporains de l'instrument):
- "A birthday toye" Fonds 1627, nazard, et tierce 1725. Enr. le 26 novembre 2018.
- "A birthday toye" Montre, flûte 1627. Cornet, trompette 1725. Enr. le 26 novembre 2018.
- "A December toye" Voix humaine, Plein jeu, dessus et tierce. Enr. la nuit du 4 décembre 2018.
1) Concernant ce type de pédalier, c'est une question d'habitude et de "longue" fréquentation de l'instrument. A la longue, les pieds trouvent les "marches" tout seuls, mais bien entendu, hors de question de s'en servir pour une partie musicale indépendante (comme pour les pédaliers allemands, Bach, etc..) d'autant qu'il s'agit ici d'un pédalier en tirasse, relié directement à la première octave du clavier, donc uniquement en soutien de basses. [ Retour ]
2) Pour clavier coupé, on entend que sur un clavier unique, comme à Orgelet, il est parfois d'usage, en France, (et systématiquement dans les orgues ibériques anciens), de partager le clavier en basses et dessus, pour pallier l'absence d'un second clavier, et offrir ainsi à l'organiste plus de possibilités, en ayant des jeux différents à la main droite et la main gauche : à Orgelet, cette "coupure", est entre le mi 3 et le fa3, disposition assez inhabituelle en France, et à laquelle ne correspond aucune musique écrite de l'époque (alors qu'en Espagne Portugal, la coupure est entre do 3 et do dièse 3, et là en revanche, il existe toute une musique écrite pour ce genre de clavier ("demi-registres" Correa de Arauxo). En revanche, à Orgelet, cette disposition est merveilleuse pour l'improvisation, puisqu'elle laisse un espace harmonique très large pour la main gauche ! [ Retour ]
Photos Robert Descombes (DR.)