Une description de l'orgue Cavaillé-Coll du marquis de Lambertye

 à Gerbéviller (Meurthe-et-Moselle)


 

L'orgue installé en 1912 à Bécon-les-Bruyères
(photo P. Dumoulin, in "Inventaire des orgues des Hauts-de-Seine" , éd. Klincksieck, ARIAM Ile-de-France, 2000) DR.

 

 

Chapelle palatine de l'ancien couvent des Carmes, photographiée après guerre au cours de laquelle les parties hautes des clochers ont été détruites
(coll. O. Geoffroy) DR.

Cet instrument de Cavaillé-Coll se trouve depuis 1912 sur la tribune de l'église Saint-Maurice de Bécon-les-Bruyères (Courbevoie, Hauts-de-Seine). Il fut inauguré le 6 avril 1913 par Eugène Gigout. A l'origine, Cavaillé-Coll l'avait construit en 1865 pour l’église de l’ancien couvent des Carmes Déchaussés, dite « chapelle palatine », appartenant alors au marquis Eugène de Lambertye (1828-1904), à Gerbéviller (Meurthe-et-Moselle), qui l’avait achetée et inclus dans son domaine…

 

Des travaux de restaurations ont été entrepris entre 2012 et 2015 par Laurent Plet et Denis Lacorre.

 

Deux numéros du périodique La Lorraine artiste (3 septembre 1889, p. 537-540 et 10 septembre 1889, p. 549-553) décrivent l'instrument lorsqu'il se trouvait encore dans la chapelle du marquis de Lambertye :

 

« L'orgue de Gerbéviller.

Au cours d'une récente excursion archéologique dans les vallées de la Mortagne, de la Blette et de la Verdurette, il nous a été donné de visiter le petit bourg de Gerbéviller, qui conserve, entre autres curieux monuments, une chapelle palatine enrichie de splendides objets d'art.

Nous serions heureux de décrire ici quelques-unes de ces merveilles, à commencer par l'orgue de Cavaillé-Coll.

Cet instrument remarquable peut être considéré comme le bijou le plus fin, du célèbre facteur Cavaillé-Coll. Il est réellement difficile de rencontrer un ensemble de jeux aussi soigné, un mécanisme aussi bon, un résultat aussi satisfaisant.

 

Il y a dans cet instrument des particularités qui en font un objet hors ligne et unique.

Il se compose de 37 jeux répartis sur trois claviers à mains et un clavier de pédales.

 

Voici la nomenclature des registres, et des pédales de combinaison qui sont au nombre de 18 :

 

Clavier du bas (grand orgue.)

Montre, 8. — Bourdon, 8. — Bourdon, 16. — Viole, 8. — Flûte harmonique, 8. — Prestant, 4. — Tuba major, 16. — Trompette, 8. — Clairon, 4. — Progressio harmonica de 3 à 6 rangs. — Physharmonica, 8. (anche libre).

 

Clavier du milieu (positif et expressif.)

Quintaton, 16. — Flûte octaviante, 4. — Salicional, 4. — Fugara, 8. - Unda maris, 8. — Pastorita, 8. —  Basson hautbois, 8. — Cromorne, 8. — Octavin, 2. — Picolo, 1.

 

Clavier du haut (récit expressif.)

Musette, 8. — Viole d'amour, 8. — Voix célestes, 8. — Trompette harmonique, 8. — Flûte champêtre, 2. — Flûte traversière, 4. — Flûte angélique. 8. — Voix humaine, 8.

 

Pédale.

Untersatz, 32. — Principal-Bass, 16, — Subbass, 16. — Violoncelle, 8. — Grosse flûte, 8, — Bombarde, 16. — Trompette, 8. — Clairon, 4.

 

Pédales de combinaisons.

Orage. — Tirasse du grand-orgue — Tirasse du positif. — Tirasse du récit. — Jeux d'anches de la pédale. — Octave aiguë de la pédale. — Trémolo du positif. — Expression du positif. — Expression des anches libres. — Expression du récit. — Tremblant du récit. — Jeux d'anches du grand orgue. — Jeux d'anches du positif. — Accouplement du grand orgue à la machine Barker. — Accouplement du positif au grand orgue. — Accouplement du récit au grand orgue. — Accouplement du récit au positif.

 

Il est à remarquer que les pédales d'expression marchent sur un axe qui permet de les arrêter au point que l'exécutant désire pour avoir plus ou moins de sonorité.

 

Cette invention entièrement nouvelle appliquée pour la première fois à cet orgue a donné les résultats les plus satisfaisants. Il est facile de comprendre les services éminents qu'elle rend à l'accompagnateur, lequel peut graduer son accompagnement comme il lui plaît, le renforcer ou l'affaiblir à son gré. Il joint à ce nouvel avantage toutes les ressources des jalousies expressives, telles que les possèdent les orgues de St-Sulpice, de Notre-Dame, de Paris, etc., chefs-d’œuvre de la facture moderne. Pour donner au récit encore plus de lointain, il est enclos par une double jalousie des deux côtés : l'un se ferme pendant que l'autre s'ouvre, cela renvoie le son et va presque jusqu'à l'éteindre comme cela a lieu pour les fameuses voix humaines de l'orgue de Fribourg.

 

Les deux expressions du récit et du positif séparées offrent des combinaisons toutes nouvelles et d'un grand intérêt musical.

La soufflerie à pédales est posée dans un local assez retiré pour neutraliser le bruit toujours importun de ce mécanisme.

 

Parmi les jeux les plus intéressants, citons d'abord le Cromorne du positif, rendant admirablement ce genre de timbre que Dom Bedos, le père des organographes, appelle cruchement ; cet ancien jeu est difficile à bien traiter. Au même clavier la Pastorita réalise ce qu'en dit le Chanoine Régnier dans son livre classique : l'Orgue.

La Pastorita ou le Nachthorn, cor de nuit, flûte large et trapue, imite le son du cor dans le lointain et dans le silence des nuits, d'où « lui vint son nom. A cette fin on la bouche, et on lui donne une plus large taille qu'à un des plus curieux bourdons allemands, le Quintaton.

Ce Quintaton est une voix âpre, singulière, où par-dessus et avant la tonique, se sonne légèrement mais distinctement une douzième ou quinte supérieure qui lui donne son nom (Quintoe tonus).

On le fait de toutes les hauteurs, mais à 16 pieds de ton, il revêt son véritable caractère, soit qu'on le mélange avec les fonds où il jette beaucoup d'ampleur soit qu'il chante seul, portant dans sa voix quelque chose de vital qui le sépare de tous les jeux de l'orgue. Le Quintaton de 16 pieds du même clavier reproduit exactement les conditions exigées par ce savant auteur.

 

Encore au positif nous ferons remarquer la Fugara et les Voix célestes dont le timbre imite parfaitement celui des violons. Mélangées au Bourdon de 16 du premier clavier, on croirait entendre une harpe.

Au premier clavier appelé le grand orgue, on admire la sonorité ronde de la Tuba major, timbre d'une douceur et d'un éclat bien rares.

 

Au récit la Trompette harmonique est un de ces jeux traités avec un soin minutieux et le talent qui distingue l'éminent artiste à qui l'on doit la création et l'invention de ces Jeux Harmoniques qui ont fait toute une révolution dans la facture moderne ; la Musette s'apprécie par sa finesse et sa pureté de voix, la Flûte Angélique, jeu nouveau, mérite son nom par le charme un peu mélancolique de son timbre. La Viole d'amour est une de ces ravissantes petites violes, aussi jolies que les meilleures d'Allemagne.

 

Voici ce que l'abbé Régnier dit de ce jeu :

 

A la tête des jeux de fond se pose la viola da Gamba, mot à mot viole de jambe, parce qu'en effet l'instrument que cette flûte rappelle se jouait appuyé sur la jambe ; on l'appelle encore viole, ou flûte de viole, ou basse de viole. De ces divers noms altérés n'ont laissé subsister que le mot Gamba (gambe) qui seul ne signifie pourtant rien.

Cette flûte de viole est le type des timbres les plus affilés. C'est de la viole que dérive le salicional ou salicet (salicem canere), flûte de saule ; la Fugara, la Schweitzer-Floete, etc., tous registres de très menue taille qui ne diffèrent entre eux que par des nuances délicates, mais qui sont tous astreints à des conditions rigoureuses pour le choix d métal le plus pur et le goût le plus parfait dans la manière de les composer et de s'en servir.

Leur origine germanique a fait souvent donner à leurs premiers essais par les facteurs français le nom générique de flûte allemande. Dom Bédos, qui écrivait en 1775, désigne une partie de ces jeux sous le nom de Basse de viole. Mais, ajoute-t-il, ce jeu n'est pas encore « bien connu en France… »

 

Aujourd'hui c'est un jeu d'élite, simple, clair, ennemi de toute mutation quoique ne parlant pas au véritable ton de ses diverses hauteurs sans faire légèrement sonner l'octave inférieure.

De tous les jeux de fonds, le plus propre à se marier à la voix c'est la viole, et pourtant c'est peut-être le seul jeu qu'on nous épargne en France, dans ces petites boites à musique nazillarde que l'on place maintenant dans les choeurs de tant d'églises sous le nom d'orgues d'accompagnement.

 

En Allemagne, il est peu d'orgue si modeste qui n'ait ces jeux d'étroite mesure ; quelquefois même il ne s'y trouve que ce genre de fond avec une mixture assez pauvre et pour grand luxe une trompette plus pauvre encore. Mais la viole domine partout ; la viole, moins raide que les jeux d'anches, moins sifflante que la mixture, moins criarde que notre cornet, plus brillante que la flûte ; son mordant est vif et agréable, la viole est plus douce et plus harmonique que le violon, et le violoncelle de l'orchestre, dont elle prend quelquefois le nom par modestie sans doute.

Nous ne pouvons passer sous silence, au récit, la jolie petite Flûte Traversière harmonique, plus fine, certes, que la véritable flûte d'orchestre, qui est si rarement bien jouée, et la Flûte champêtre, sorte de pipeau rustique des bois.

Enfin, la Voix humaine.

 

Donnons sur ce dernier jeu l'avis de l'auteur de l'orgue, avis juste quoique sévère.

 

Nous voici donc arrivés, dit-il, à ce fameux registre qui n'a jamais valu tout le bien ni tout le mal qu'on en a dit. Rien au monde ne saurait rendre la vraie voix humaine que j'aimerais mieux appeler voix divine et dont le timbre et l'expression varient à chaque individu. Tout ce qu'on a fait pour l'imiter par l'art mécanique et musical sent l'automate et fait reconnaître non plus la voix, mais l'oeuvre purement humaine, fabriquée, manquant d'âme, de vie, de sens. Je « suppose bien qu'on parvienne à imiter par ce registre quelques tons de l'organe humain comme l'enseignent les Pères Kircher et Mersenne ; qui pourra jamais s'imaginer que ce soit là des êtres vivants et chantants ? car chanter ce n'est pas seulement dire toujours la même ou les mêmes syllabes sur tous les tons à l'échelle musicale : chanter c'est parler en musique, c'est exprimer des paroles, et à l'église il faut qu'on les entende ces paroles, précisément parce  qu'elles sont sacrées et doivent faire prier.

 

Rien de tout cela dans la voix humaine des facteurs d'orgue, qui serait plutôt une voix d'animal bêlant, car elle n'a d'autre imitation de la voix de l'homme, qu'une résonance nasillarde gutturale et souvent grotesque ; or, pour être sacré, l'art doit éviter surtout ce dernier inconvénient.

La Voix humaine, telle qu'elle est, consiste en de petits tuyaux, d'un demi-pied au plus, en partis bouchés pour lui donner du lointain et du moelleux.

Les plus populaires Voix humaines que j'ai entendues étaient placées comme à Fribourg en Suisse, sur un sommier d'écho avec un léger tremblant dans leur porte-vent. Ce tremblant contribue, dans l'éloignement surtout, à rendre les oscillations de la voix chantant isolément ou en choeur. D'autres registres de voix humaines sont postés comme celui de Serassi à Bergame sur une pièce gravée fort loin du buffet d'orgue, quelquefois même à l'opposé quelle que soit la distance. Effets innocents : l'orgue doit chanter à sa place et non viser à surprendre son monde par des changements de décors.

 

Comme il y a une manière décente d'utiliser toute chose, ceux qui se serviront de la voix humaine doivent remarquer qu'elle chante mieux en choeur ou en dialogue qu'en solo. Si l'on y mêle un tremblant, il le faut très rapide et par conséquent très doux ; mais il ne le faut d'aucune façon si le registre n'est pas à l'écho ou au récit, car les Voix seraient trop rapprochées de l'auditoire, pour subir avec succès le mouvement oscillatoire qui n'est qu'une imitation « de l'effet des voix éloignées. »

 

En somme, c'est là un des jeux qui passionnent les gens ignorants en facture et leur fait oublier souvent les plus grands défauts d'un orgue. Les hommes sérieux savent très-bien qu'il n'y a au monde, comme nous l'avons déjà laissé entendre, qu'un seul facteur capable de faire la voix humaine, c'est Dieu.

 

Tout en adhérant à l'opinion de ce docte spécialiste, nous ferons cependant remarquer qu'il y a dans la sonorité aérienne de ce registre qu'on a appelé la voix humaine, faute d'un autre terme pour rendre exactement l'émission vivante de ce singulier timbre, je ne sais quoi de séduisant et de pénétrant qui tient l'auditeur sous le charme, et il faut qu'il y ait un attrait incontestable pour que ce jeu ait fait seul la réputation des orgues si célèbres de Fribourg, de Harlem, de la Madeleine, malgré leur excellente facture et de bien préférables qualités.

Les Voix humaines de notre instrument ne le cèdent à aucun autre ; le tremblant qui les affecte est fort bien réussi ; leur perfection est telle qu'elles peuvent, pour ainsi dire, faire illusion, grâce à leur grand éloignement de ceux qui les écoutent.

 

En fait de jeux de mutation, nous présentons la Progressio harmonica ou plein jeu harmonique dont la première octave est de trois rangs de tuyaux, la seconde de quatre, la troisième de cinq, la quatrième et la cinquième de six rangs. Les proportions sont plus égales et les basses ne dominent pas les dessus comme autrefois. De plus, ce jeu se mélange volontiers aux anches ; bien meilleur que l'ancien Cornet, sa progression est normale, ce qu'on n'obtenait pas jusqu'ici.

 

En résumé, les Fonds ont beaucoup d'ampleur, la Pédale de trente-deux pieds leur donne toute la majesté et la profondeur désirables, le double Plein jeu a beaucoup de caractère et d'originalité, quant au Grand Choeur il est puissant, éclatant, superbe.

 

Les personnes qui ont entendu cet orgue artistique sous les mains habiles des Lefébure-Wély, Chauvet, St-Saëns, Lemmens, etc., disent ne pas avoir ressenti d'émotion comparable lorsque le soir, sous les voûtes à peines éclairées de l'église, ils écoutaient les harmonieuses combinaisons de ce merveilleux instrument. Tantôt, fort comme la tempête se déchaînant en ouragan sonore, tantôt s'éloignant peu à peu et se fondant dans un lointain plein de douceur et de grâce, s'amoindrissant à tel point qu'une oreille bien attentive seule pouvait encore en percevoir l'exquise sensation.

 

Meyerber, Auber et Rossini ont assisté à son inauguration dans les ateliers de M. Cavaillé-Coll à Paris. Ils ont déclaré, d'un commun accord, qu'ils n'avaient jamais rien entendu de pareil Après l'avoir fait joué, l'avoir joué eux-mêmes, et examiné avec une attention particulière ils répétaient en se retirant que c'était le chef-d'oeuvre du plus grand facteur qui ait jamais existé en ce monde. Etait-ce un compliment sincère ? Il est facile de s'en assurer.

Le buffet dans le style de la renaissance, est noir et or ; les écussons de la montre sont dorés et armoriés, le clavier est à console or et ébène, très-soigné. »

Château de Gerbéviller
(coll. O. Geoffroy) DR.

 

*

 

Les archives manuscrites de la Manufacture de l'Avenue du Maine, à Paris, conservées en partie à la BNF ne donnent que peu d'indications sur l'instrument. Dans le registre « Marchés » (identifiant : ark:/12148/btv1b8451560r), on lit ceci, page 2-3 :

 

« 22 mars 1863

M. le Marquis de Lambertye

Voir le 1er marché Livre 14/1 en date du 26 septembre 1862 page 337.

Le prix porté à ce marché est de 25 000 frcs.

Voir le devis des travaux complémentaires dans le livre 2.

Les devis imprimés page 223 et accepté [sic] par M. le Marquis.

Montant de ce devis : 11 000 frcs.

Ensemble : 36 000 frcs

 

M. le Marquis de Lambertye.

Conditions de paiement (lettre de M. le Marquis du 22 mars 1863)

le 15 décembre 1862 : 5 000 frcs

le 10 avril 1863 : 5 000 frcs

Lors de la livraison de l'orgue à Paris : 5 000 frcs

A la réception à Gerbéviller : 10 000 frcs

Un an après la réception pour solde : 11 000 frcs.

                                                          ___________

                                                          36 000 »

 

Collecte : Olivier Geoffroy

(juillet 2022)

 

NDLR. : Davantage de précisions sur cet instrument installé de nos jours en région parisienne in : Orgues de L’Ile-de-France, tome 3 Inventaire des orgues des Hauts-de-Seine, sous la direction de Pierre Dumoulin, p.132-137 (Editions Klincksieck, ARIAM Ile-de-France, 2000) et in Les orgues de salon d’Aristide Cavaillé-Coll, par Carolyn Shuster-Fournier (L’Orgue, Cahiers et Mémoires, n° 57-58, 1997, p. 45-47)


 

Relancer la page d'accueil du site MUSICA ET MEMORIA

Droits de reproduction et de diffusion réservés
© MUSICA ET MEMORIA

Web Analytics