Au temps des orgues de chœur
Orgue de choeur de l'église Saint-Sever de Rouen (Seine-Maritime).
Daté de 1850, installé dans cette église en 1885 par Narcisse Duputel dans un nouveau buffet, après plusieurs interventions des facteurs Krischer (1895), John Abbey (1921), Maurice Gervais (1960), Jean Belfort (1987) et Denis Lacorre (2012), il comporte de nos jours 14 jeux répartis sur 2 claviers de 54 et 47 notes et un pédalier de 30 notes
(photo Jean-René Phelippeau, 2004) DR.
Dans un certain nombre d'églises, plus encore dans les cathédrales, le grand orgue de tribune n'est pas le seul instrument à tuyaux présent. On trouve également un orgue de chœur, disposé selon les cas derrière le maître-autel, dans le transept, à l'entrée du chœur, dans le triforium, dans une chapelle absidiale, etc. Ces instruments aujourd'hui souvent délaissés, sauf s'ils appartiennent au patrimoine classé, ne font plus l'objet d'un entretien régulier. Ils ont cependant rendu de grands services à partir du deuxième quart du XIXème siècle dans l'accompagnement des maîtrises, scholas et chantres qui officiaient pour la liturgie.
Roland Galtier, technicien-conseil agréé pour les orgues historiques nous explique les raisons qui ont peu à peu conduit les paroisses à acquérir un orgue de chœur :
« Jusqu'ici, le rôle de l'orgue dans la liturgie catholique avait été d'alterner de courtes pièces avec les versets du chant ecclésiastique. A partir des années 1830, les réformateurs de la musique religieuse vont lui assigner un nouveau rôle (déjà largement pratiqué dans le culte protestant), celui de l'accompagnement du chant. L'harmonisation des chants se réalise en plaçant la mélodie à la partie supérieure, et non plus comme auparavant, à la basse. Cette réforme sera assez longue à se généraliser (le diocèse d'Orléans ne l'adopte qu'en 1875) mais elle est à l'origine des modifications les plus profondes dans l'équilibre sonore de l'orgue. Dès 1829, le maître de chapelle de Saint-Etienne-du-Mont à Paris, Adrien de La Fage, demande à John Abbey de construire un orgue d'accompagnement, placé dans le chœur. S'ensuit un engouement pour ce nouvel instrument, qui remplace l'antique serpent pour accompagner les chantres. Après quelques tâtonnements, l'orgue d'accompagnement trouve sa structure sonore : riche en jeux de huit pieds, il ne comporte ni mutations, ni cornet ni plein-jeu. Dans les églises petites et moyennes, qui n'ont qu'un seul orgue, celui-ci doit être apte à l'accompagnement : il va s'enrichir de jeux de fonds de huit pieds, sans considération pour l'équilibre entre les différentes tessitures. »
(« La facture d'orgues en France dans la première moitié du XXIe siècle », in Muziker, 19, 2012, p. 290)
Bien que modestes (la plupart n'ont pas plus d'une dizaine de jeux, rares sont les spécimens à trois claviers et plus de vingt jeux), ces orgues de chœur sont conçus pour remplir sinon la totalité de l'édifice qui les abrite, du moins un volume non négligeable de celui-ci.
L'installation n'en fut pas toujours aisée. Ainsi, à Sainte-Clotilde de Paris, l'architecte n'avait laissé aucune place disponible dans le chœur pour un orgue et l'instrument de 14 jeux conçu par la maison Merklin et inauguré en février 1888 avait dû être équipé d'un système de traction électro-pneumatique Schmoele-Mols :
« Le défaut de place avait privé la paroisse Sainte-Clotilde depuis 28 ans, c'est-à-dire depuis sa consécration, d'un orgue d'accompagnement. Ces messieurs ont divisé l'instrument en quatre parties ; abandonnant le système mécanique ordinaire, ils ont demandé à l'électricité cette sûreté, cette docilité qui lui sont si particulières et l'accouplant à la compression de l'air, ont créé un système mixte, qui est la solution du problème. »
(Le Maître de chapelle, 1ère année, n° 1, 15 mars 1888, p. 5).
Peu à peu, ces instruments sont devenus indispensables :
« Si le grand orgue est nécessaire pour imprimer au culte un caractère d'intérêt et de majesté, l'orgue de chœur a, lui aussi, une incontestable utilité. On ne saurait trop le propager dans toutes les églises un peu considérables et où l'on désire que rien ne manque au culte. Malheureusement il n'est encore d'un usage général que dans les églises de Paris. Le premier orgue de chœur a été placé dans l'église Saint-Etienne-du-Mont par M. Adrien de La Fage. Ce nouvel instrument rendit de si précieux services que, quelques années après, il n'y avait pas d'église un peu considérable à Paris qui n'eût son orgue de chœur. On commence en ce moment à placer des orgues de chœur dans quelques cathédrales de France. Il est vivement à souhaiter que son usage se généralise en province comme à Paris.
D'abord il est toujours difficile, pour ne pas dire impossible, de placer les artistes et chantres du chœur à côté du grand orgue. Par conséquent, les sons si harmonieux de l'orgue ne peuvent accompagner ni le plain-chant ni les pièces musicales, ce qui les prive d'un puissant élément d'intérêt et de beauté artistique. Quelle différence entre une prose, une hymne avec accompagnement d'orgue, et les mêmes morceaux exécutés sans accompagnement !
Ensuite, lors même que le grand orgue pourrait, sans aucun dérangement matériel, accompagner les voix du chœur, un orgue de chœur est encore éminemment utile. L'organiste du grand-orgue peut mieux préparer ses morceaux et ses combinaisons de jeux. La variété des offices a un caractère plus distingué et même plus religieux. Lorsque le chœur et le grand orgue chantent alternativement les louanges du Seigneur, l'un au pied de l'autel, l'autre au fond de la nef, ne croit-on pas entendre deux chœurs bien distincts, le chœur d'en-bas d'où partent les voix du temps et le chœur d'en haut qui semble nous associer aux éternels concerts des anges ? […]
Parmi les orgues de chœur les plus parfaits, signalons l'orgue de Saint-Sulpice et de Sainte-Geneviève. Celui de Saint-Sulpice est, dans son genre un véritable chef-d’œuvre. Non seulement il a une grande puissance, mais encore des jeux de solo d'une pureté exquise. Ces jeux rehaussent et harmonisent les voix. »
(Abbé Lamazou, Etude sur l'orgue monumental de Saint-Sulpice, Paris, E. Repos, 163, p. 77-79).
La fonction de l'orgue de chœur et sa facture, esquissées dans le texte précédent, deviennent plus limpides à la lecture de celui-ci :
« L'orgue de chœur n'a pas la même mission que le grand orgue de tribune. Il n'est pas obligé comme celui-ci de contenir tous les tubes sonores inventés par le génie humain, de présenter l'échelle complète de sonorité depuis l'ut grave du 32 pieds jusqu'au fa aigu du Piccolo, un jeu strident dont les derniers tuyaux ne sont pas plus gros qu'un fétu et qui n'en sifflent que mieux, et de remplir à lui seul l'immensité de nos églises gothiques, d'éclatantes harmonies. Son rôle est plus modeste ; il doit accompagner le chœur, c'est-à-dire orner de ses accords les mélopées grégoriennes, suivre les voix et les soutenir. A la rigueur, des jeux de fonds suffiraient à cette tâche ; mais la musique actuelle a d'autres exigences : les mélodies inspirées par l'art moderne lui imposent d'être aussi un instrument essentiellement expressif et concertant ; il faut surtout qu'il puisse peu à peu diminuer son éclat comme le font les voix dans les decrescendo et augmenter progressivement sa puissance pour arriver au forte d'un chœur général ou tutti ; il faut en un mot qu'il soit en mesure de suivre le chant dans les diverses nuances qui se rencontrent à chaque page de la musique moderne, et encore d'exécuter les préludes, rentrées et dialogues dont nos partitions sont le plus souvent agrémentées. De là la nécessité de joindre aux jeux de fond des timbres nouveaux, d'y adapter des combinaisons d'expression d'un effet rapide et d'un maniement facile, et d'en faire à la fois un instrument d'accompagnement complet et un instrument solo suffisant, sans augmenter sensiblement son prix et ses dimensions, car la place qu'on lui accorde lui est toujours parcimonieusement mesurée. […]
Orgue de choeur de la cathédrale Saint-Maurice d'Angers (Maine-et-Loire).
Construit en 1851 par Bonn (12 jeux), installé dans un nouveau buffet en 1856, relevé ou agrandi par Debierre (1913), Beuchet-Debierre (1948, puis 1967), il est composé de nos jours de 17 jeux sur 2 claviers de 54 notes et pédalier de 30 notes
(photo Denis Havard de la Montagne, 2017) DR.
Nos facteurs modernes ont essayé de satisfaire à ces conditions en ne faisant entrer dans la composition des orgues de chœur que des jeux d'un timbre essentiel. On imagina aussi la méthode des emprunts puis celle des transmissions. C'était quelque chose, mais la vraie solution n'était pas encore trouvée. La maison Schyven paraît avoir saisi la question d'une façon plus serrée et l'avoir résolue par le dédoublement, qui réalise une véritable économie. »
(Le Maître de chapelle, 1ère année, n° 2, 1er avril 1888, p. 2-3).
Ainsi, c'est en raison de cette fonction d'accompagnement et des besoins de nuances progressives ou subites que l'on vit apparaître, grâce à la traction pneumatique tubulaire, dans un premier temps, puis électro-pneumatique, des bascules de crescendo, des « piano pédale automatique », des combinaisons fixes, des doubles registrations, des claviers transpositeurs et d'autres accessoires utiles aux accompagnateurs.
Espérons que les restaurations, fréquentes et bien légitimes, des grandes orgues de tribune seront un jour suivies de celles des orgues de chœur qui, pour certains, sont de véritables bijoux qui ne demandent qu'à faire de nouveau entendre leur voix.
Olivier Geoffroy