Francis Planté
Orthez (Pyrénées-Atlantiques), 2 mars 1839
Saint-Avit (Landes), 19 décembre 1934
Francis Planté (1839-1834)
( photo Cifuentes, Madrid, coll. Michèle Théry ) DR
Francis Planté, Danse des Almées,
transcription variée pour le piano de l’air de ballet de Sardanapale de Victorin Joncières (Paris, Heugel, 1873)
fichier audio par Max Méreaux (DR.)
Pianiste virtuose, surnommé "le Dieu du piano", Francis Planté perfectionna toute sa vie la technique de son instrument qu'il n'hésitait pas à remettre en cause à un âge avancé. Dès l'âge de 4 ans, il avait étudié auprès de Mme de Saint-Aubert, une ancienne élève de Liszt, puis dans la classe de Marmontel au Conservatoire de Paris où il décrocha un 1er Prix en 1850, à l'âge de 11 ans! A 7 ans, il donnait son premier concert et débuta plus tard sa carrière (1854) en jouant en trio avec Allard et Franchomme, avant de se produire en tournées à travers toute la France et l'Europe. Farrenc, dans le compte-rendu d'une séance de musique de chambre donnée le 21 janvier 1855 à la Salle Pleyel, à Paris, par le Trio Allard, écrivait dans "La France musicale" du 28 janvier, parlant du jeune Planté alors âgé de 15 ans : "Ce très jeune virtuose possède un mécanisme irréprochable, une facilité extrême ; il fait des octaves avec une vitesse et un lié admirables : la qualité de son qu'il tire du piano et belle et suffisamment énergique ; il ne fait point un déplorable abus de la pédale, comme malheureusement tant de pianistes modernes ; enfin, son jeu n'est nullement maniéré, et il ne le gâte pas non plus par ces éternels arpèges entre la main droite et la main gauche, qui font le désespoir des personnes de goût."
La photographie de Francis Planté (DR), présentée ici provient de la collection de Mme Michèle Théry, que nous remercions pour sa collaboration. Elle porte la dédicace, apposée en décembre 1909 " : A mon affectionné disciple Léon Théry, son dévoué Francis Planté ". Le dédicataire, grand-père de Mme Théry, né en 1878 à Marchiennes (Nord), décédé à l'âge de 35 ans en 1913 à Valenciennes (Nord), pianiste et organiste, enseignait le piano dans cette ville, où il touchait également l'orgue de l'église Saint-Nicolas des Jésuites (fermée en 1965, cette église a été transformée en auditorium en 1976. L'orgue démonté et entreposé dans de mauvaises conditions, est malheureusement incomplet de nos jours, certaines parties ayant été perdues ou dérobées!). Un oncle de Léon Théry, Léon Copin (1854-1923) était également musicien : professeur de piano au Conservatoire de Valenciennes et organiste de l'église Notre-Dame du Saint-Cordon, on lui connaît quelques compositions parmi lesquelles, une Marche de fête pour orgue (Leduc) et des pièces pour piano éditées chez Gallet, Benoît ou Jouve : Arabesque, La Valse des oiseaux, Scherzo, Sérénade... Un autre oncle, Jules Copin (1841-1929), artiste peintre, enseignait son art à l'école des Beaux-Arts de Valenciennes.
En 1907, le romancier, auteur dramatique et critique Edouard Noël (1846-1926), narrait, pour la revue musicale Musica, une journée de musique donnée l'année précédente par Francis Planté dans la maison de Viroflay (près Paris) de son ami, le romancier et auteur dramatique Jules Claretie (1840-1913), académicien (1888) et administrateur de la Comédie Française (1885 à 1913). A travers ses souvenirs émus, nous voyons se dessiner le portait d'un artiste exceptionnellement doué, mais également profondément humain.
D.H.M.
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Le nom de Francis Planté évoque des exécutions merveilleuses, des concerts divins d'harmonie, des chants légendaires d'archanges. L'an dernier [1906], à la fin du mois d'août, il était à Dieppe, où, dans quatre concerts, il tint tonte une salle sous le charme d'une exécution géniale, il excita les enthousiasmes, il transporta la foule accourue pour l'écouter et l'applaudir.
A son retour nous le guettions au passage. Bien qu'il fût pressé de retourner dans les Pyrénées, parmi les siens, il avait promis à mon ami Jules Claretie de s'arrêter à Paris vingt-quatre heures et de lui en consacrer au moins la moitié.
Je me souviens, comme d'hier, de cette journée délicieuse. C'était le dimanche 2 septembre. Nous prîmes le train à la gare Saint-Lazare. Quelques stations où l'arrêt nous semblait trop long, d'autres que nous brûlions, et, une heure avant celle du déjeuner, nous descendions sur le quai de la petite gare, rive droite, de Viroflay.
Nous grimpions, joyeusement et rapidement, la cavée qui, entre des massifs de verdure et de coquettes villas monte pour s'enfoncer dans les bois de Meudon, et nous sonnions bientôt à la grille de notre amphitryon. Le décor ne pouvait avoir été mieux choisi. Sous de grands arbres d'où s'échappaient des chants d oiseaux, dans le tamisage de la lumière, des fleurs aux mille couleurs nous adressaient des sourires de bienvenue. Leurs exquises senteurs confirmaient l'invitation que nous avions acceptée. Dans le fond, sur un tertre dominant cet assemblage d'arbres et d'arbustes, cette floraison multicolore, l'habitation s'élevait, avec son aspect délicieusement rustique de chalet normand ou de cottage anglais, ouvrant ses portes et ses fenêtres à un soleil resplendissant de fin d'été. Nos aimables hôtes nous attendaient sur le perron. Les accolades accompagnèrent les poignées de mains. Nous étions heureux d'amener avec nous le grand artiste qui avait été, dès ses débuts, le professeur de la maîtresse de la maison et qui était demeuré le fidèle ami du ménage... Mme Claretie [née Weil] avait tout préparé pour le concert. Dans le salon, au milieu d'un mobilier simple et choisi, entre des tableaux et des gravures réunis par l'instinct du goût le plus pur, les livres aux riches reliures faisant craquer les bibliothèques, le piano était dressé ; le clavier où le noir éclatait sur le blanc de l'ivoire, les cordes vibrantes déjà sous la tablette entr'ouverte, sollicitaient plus encore l'âme que les doigts du merveilleux artiste.
Nous fîmes le tour du propriétaire, contemplant au passage, au milieu de la pelouse émaillée de pâquerettes, le buste d'Euripide qui nous regardait du haut de sa colonne et semblait regretter de n'avoir plus que des oreilles de bronze. Nous déjeunâmes joyeusement. Francis n'est pas seulement l'interprète incomparable des grands maîtres du piano, il est aussi un délicieux causeur, un joyeux conteur. Que d'anecdotes charmantes il évoqua au fur et à mesure que les plats se succédaient sur la nappe décorée de rouge et de bleu, qui réunissait ainsi les trois couleurs nationales.
Le café et les liqueurs n'étaient pas plus tôt absorbés, que l'heure avait sonné pour le concert promis et impatiemment attendu. Un concert qui réunissait seuls quelques privilégiés, amis de la maison, qu'interrompait le souper et qui, commencé à une heure de l'après-midi, ne devait pas être encore terminé à dix heures du soir.
Francis nous avait confié, quand nous roulions encore sur les rails, qu'il plaçait l'après-midi musical de cette journée sous l'invocation du divin Mozart.
Ce fut donc la romance de Mozart qui inaugura cette inoubliable séance. Et nous nous souvenions de l'impression produite à ce morceau quelques semaines auparavant, au théâtre de la Gaîté au cours de la matinée au bénéfice de la Maison du Comédien organisée par le grand comédien et philanthrope Coquelin... Puis l'admirable " andante " de sa symphonie dite Jupiter transcrit pour piano par Planté, réduction précise et exacte de l'orchestration de l'auteur, faisant du piano un véritable orchestre de chambre, musica di camera.
Il était dit que les noms des plus grands maîtres figureraient à ce merveilleux programme qui était seulement tracé dans sa tête.
Passant de Mozart à Beethoven, et comme transition, nous écoutâmes religieusement le menuet d'une des sonates du grand romantique classique, appartenant encore à sa première manière, c'est-à-dire la suite immédiate de Mozart qui aurait pu y mettre sa- signature.
Et les commentaires passaient ainsi sur les lèvres de l'exécutant, arrivant à nos oreilles doublement charmées par une harmonie de paroles et de sons;
Puis alors, la manière romantique et descriptive de l'illustre compositeur, en trois de ses grandes sonates exécutées in extenso ; celle intitulée L'Aurore ; celle dite "le clair de lune" où, entre le sentiment de la résignation d'un cœur brisé par une déception, d'amour et l'explosion de souffrance de ce- même cœur déchiré, se place un court intermède d'apaisement et de bonheur entrevu que Liszt appelait si poétiquement : Une fleur entre deux abîmes ; enfin, celle dite de L'Appassionata qui a inspiré tant d'interprétations diverses par la profondeur et le trouble aussi du premier morceau, le sentiment religieux et séraphique du second, que Planté dénommait pittoresquement La Cathédrale, et les souffrances et l'angoissement du cœur dans l'agitato final.
C'est ainsi que Planté, tandis que ses doigts arrachaient à l'instrument des accents surhumains, traduirait, évoquait, commentait l'esprit et le génie de ces pages vibrantes et émues.
Il prononça la nom de Chopin et commenta l'exécution des morceaux qu'il s'était tracée de cet illustre maître donnant à chacun un nom, un titre, un symbole que ses propres sensations lui avaient inspiré. Il se plaît en effet à se représenter tel état d'esprit de l'auteur, ou tel spectacle de la nature qui lui vient à la pensée pour guider son interprétation ; mais il ne l'impose nullement à ses auditeurs, reconnaissant lui-même que parfois et sous l'empire de l'inspiration du moment, ce qui était la source peut devenir le torrent, et réciproquement. Il n'est ni un exclusif, ni un impératif sur la question d'art.
Nous écoutions donc de Chopin toute une magistrale théorie d'études : 1° le Cantabile, à la main gauche, en ut dièze mineur, qu'il nommait familièrement la Mélancolie d'Hébert parce que le célèbre peintre ne l'écoutait jamais jans ressentir une profonde émotion et que cette admirable page semble vraiment exprimer la mélancolie et la profondeur du regard de ses modèles favoris ; 2° La Source, claire et jaillissante ; 3° Le Torrent, impétueux ; 4° Les Vaugues, bondissantes sur le rocher de la Vierge, à Biarritz ; 5° La Villanelle, impression champêtre ; 6° L'Etude en ut, en notes répétées, qu'il appelait pittoresquement : l'auto pour la régularité de son rythme ; 7° Les Adieux de Sapho à la vie, ayant précédé les sublimes stances de Gounod, Sapho debout sur son rocher, sa lyre en main, exhalant ses dernières plaintes avant de se précipiter dans l'abîme ; 8° enfin Le Psaume, étude dite chromatique dans le vocabulaire courant, courte antienne liturgique, exposée au début, puis répétée dans le lointain par l'orgue, puis devenant persistante et autoritaire à la basse, tandis que l'avalanche chromatique de la main droite semble le mugissement d'un impétueux veut d'hiver à travers les couloirs du cloître. On petit retrouver là une impression analogue à celle que produit l'émouvante mélodie de Schubert : La Jeune Religieuse.
Et du même poète du clavier, nous devions entendre encore et applaudir : un allegro agitato véritable trouble de l'âme, se ressentant des influences littéraires de Byron, Alfred de Musset, George Sand ; et enfin les deux grandes Polonaises, l'une héroïque, l'autre élégante et chevaleresque.
Et Planté, rayonnant de bonheur et de joie, continuait bravement, héroïquement, à évoquer les âmes de ces génies de la musique, tout en commentant ingénieusement leurs œuvres d'après les sensations qu'elles lui procuraient et qu'il réussissait à faire passer en nous tous.
Ce fut Hector Berlioz, avec son irrésistible et sardonique sérénade de Mephistophélès ; Richard Wagner, avec le poétique chœur des "Fileuses" de son Vaisseau fantôme ; Liszt, avec sa grande Rhapsodie, Lassan et Friska, le vieux barde hongrois contant les tristesses et les revers de son pays, puis l'exubérance énergique de la race reprenant le dessus et se manifestant dans une furia finale d'un entraînement irrésistible. Et de Liszt encore son François de Paule marchant sur les flots, cette merveilleuse traduction musicale en harmonie imitative d'un tableau du célèbre peintre de l'école moderne allemande, Steinlé.
Et nous citons toujours : de Mendelssohn un Caprice, sorte de réunion de toutes les fées et des esprits des bois dans un carrefour de forêt enchantée ; de Schumann, une série de pièces romantiques, parmi lesquelles L'Oiseau prophète, voltigeant comme un oiseau de paradis et se posant, tout juste l'espace d'une noire, sur te haut d'une branche...
— Vous le voyez.., ou plutôt vous l'entendez, s'écriait Planté à ce moment... sous le coup d'une vision inspirée... C'est à peine en effet si la dissonance voulue par Schumann, dans ce morceau, a le temps d'avoir sa résolution.
Et de Rubinstein, après des Danses hongroises de Brahms, véritables czardas entraînantes, une tendre mélodie, un Caprice-Valse et une tarentelle endiablée, interrompue un instant par un récitatif mélancolique, pensée de l'homme du Nord vers sa patrie lointaine et regret de ses steppes neigeux en présence du soleil napolitain, illuminé et radieux.
Et après tous ces morts illustres, de notre grand classique rayonnant et vivant, Camille Saint-Saëns, sa merveilleuse Etude-Valse que Francis Planté joua avec tout son enthousiasme d'interprète et d'ami de l'illustre compositeur français.
Tel avait été le splendide programme musical de cette inoubliable journée! Telle avait été la magistrale interprétation du grand artiste que nous avons voulu en retracer l'impression générale. Francis Planté avait donné à son auditoire toute son âme d'artiste, tout son cœur d'ami. Jamais, peut-être, il ne fut plus divinement inspiré. Je le vois encore sur la pelouse de la propriété de Viroflay, saluant plaisamment ses auditeurs auxquels la maisonnée s'était jointe, pendant l'entr'acte du dîner. On sentait qu'il s'était livré tout entier. Il était heureux! Et nous tous, nous étions partagés entre la joie et l'admiration, entre l'adoration et l'amitié.
Et maintenant, nous répondrons à une question qui nous est posée par des admirateurs, question que nous nous posions à nous-même : Oui, Francis Planté nous reviendra bientôt. Mous l'entendrons encore dans le rayonnement de ses géniales exécutions. Il l'a promis à ses admirateurs, à ses amis. Il le doit au public parisien qui ne lui pardonnerait pas de ne pas vouloir s'arracher à sa retraite des Landes pour venir lui dispenser les flots de divine harmonie qui sont en lui un don du ciel et qu'il a le devoir de rendre l'humanité. C'est dans cet espoir que nous espérons prochaine la vaillante poignée de main par laquelle il transmet à celui qui serre la sienne les vibrations de son cœur d'ami, les tressaillements de son âme d'artiste. Il viendra!...
EDOUARD NOËL
Musica, mai 1907