Ahmed Adnan SAYGUN
(1907-1991)

A. A. Saygun
( photo X..., Le Guide du Concert, 21 mars 1947 )

Né à Izmir (Turquie) le 7 septembre 1907 et mort à Istanbul le 6 janvier 1991, Ahmed Adnan Saygun est une des figures musicales les plus importantes de Turquie en tant que compositeur, ethnomusicologue et pédagogue. Il commença l’étude de la musique dès l’âge de treize ans puis s’attela à l’étude autodidacte de l’harmonie et du contrepoint. En 1928, il gagne une bourse après un concours d’état et se rend à Paris où il étudiera à la Schola Cantorum avec – entre autres – Eugène Borrel, Vincent d’Indy [et Edouard Souberbielle]. Revenu en Turquie en 1931, Saygun enseigne le contrepoint à Ankara. En 1934, il dirige pendant un an l’Orchestre Présidentiel avant de quitter la capitale pour Istanbul. En 1936, il commence à enseigner au Conservatoire Municipal de cette même ville. C’est cette année-là aussi qu’il s’associe à Béla Bartók et se rend avec lui en Anatolie pour collecter des chants populaires. En 1939 commence pour lui une carrière d’inspecteur des centres culturels publics. Il devient aussi le conseiller musical du Parti Populaire Républicain turc. En 1955 il co-fonde l’Institut de Recherche Folklorique. Il enseigne la composition au conservatoire d’Ankara entre 1964 et 1972 et est directeur du département de musique modale. Il enseignera l’ethnomusicologie et la composition au Conservatoire d’Etat d’Istanbul et ce jusqu’à sa mort. Son premier grand succès fut la création de son oratorio Yunus Emre en 1947 à Paris par l’Orchestre Lamoureux. Il fut élu la même année membre exécutif du Conseil International Musical Folklorique, reçut les Palmes Académiques du Ministère de l’Education en France en 1949. Il reçoit d’autres honneurs dans d’autres pays : Médaille Frederich Schiller (Allemagne, 1955), Premier Prix Stella Solideriate (Italie, 1958), Médaille de composition Jean Sibélius, ainsi que plusieurs prix décernés par l’état hongrois pour récompenser sa collaboration avec Bartók. On ne compte plus les médailles et les prix qu’il récolta en Turquie.

Thierry Bouillet

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1) Ahmed Adnan Saygun laisse un catalogue important d'œuvres musicales. On lui doit en effet de la musique vocale (Lamentations pour ténor, chœur d'hommes et orchestre, un oratorio Yunus Emre, et des mélodies), de la musique pour la scène avec 4 opéras sur des thèmes turcs : Tas Bebek, Kerem, Köroglu et Gilgamesch, de la musique orchestrale avec un Concerto pour violon, un Concerto pour alto, un Concerto da camera pour cordes et 5 Symphonies. Il a également composé de nombreuses pages de musique de chambre : des Sonates, quatuors et trio pour violoncelle et piano, ou clarinette, saxophone, percussion et piano, ou encore pour violon et piano ou hautbois, clarinette et piano... (note D.H.M.) [ Retour ]


Orchestre des Concerts Lamoureux
Mardi 1er avril 1947, salle Pleyel, Paris

EN PREMIERE AUDITION : l'oratorio pour soli, chœur et orchestre, YUNUS EMRE, op. 26, d'Adnan SAYGUN, sous la direction de l'auteur

solistes : Jacqueline Cellier, Solange Michel, J. Peuron, H. Medus
les Choeurs de Saint-Eusatche et Guy Lambert (orgue)

Adnan Saygun
Adnan Saygun, vers 1947
( photo X..., Revue Musicale de France )

Les mélomanes n'ont pas été médiocrement surpris par la récente annonce d'un oratorio turc : par quel sortilège l'Orient parvenait-il à s'annexer un genre que tout, son origine, son histoire, son nom même semblaient devoir réserver à l'Occident, comme une sorte de chasse gardée ? On ignore trop que dans les hautes régions du mysticisme, les antiques contentions entre la Croix et le Croissant peuvent s'apaiser : l'auteur de l'Oratorio, M. Adnan Saygun n'a eu qu'à choisir dans le grand poète du XIVe siècle, Yunus Emré, des strophes dépeignant le désespoir de l'âme dans le trouble du monde, l'appel de l'Ami divin, l'union avec lui, pour obtenir un texte qu'aurait pu signer saint Jean de la Croix.

Sur ce sombre drame intérieur est écrit une musique inspirée du riche folklore d'Anatolie et employant plusieurs de ses thèmes qui circulent à travers l'œuvre. Certains auditeurs ont été déçus de ne pas retrouver ce qu'ils croient constituer les éléments de la couleur locale, notamment les secondes augmentées et les rythmes bizarres (chers à l'art arabo-persan du sérail de Constantinople).

Mais il s'agit ici de musique populaire turque dont un des caractères est la gravité : une grande partie des chants anatoliques (dont beaucoup sont à 4 temps) appartient à des échelles très voisines de nos premier et deuxième modes grégoriens; il faut louer l'auteur d'avoir su conserver à ces thèmes leur aspect modal, par l'emploi de pédales, inhérentes à l'essence même de ces cantilènes et dont l'Ison bien connu des Byzantins peut donner une idée.

Certains effets échappent au public occidental, par exemple les interventions du chœur parlé, les interjections de plus en plus pressantes Efcndim hou, Mevlam hou, d'autres insinuations immédiatement comprises d'une assistance turque et qui, ici, tombent dans le vide. Un dicton turc dit : on ne peut faire grief aux sourcils d'être sur les yeux... Tout au plus pouvons-nous déplorer notre manque d'information : on voit d'après cela combien il est périlleux de juger une œuvre de cette envergure. Notons simplement, qu'en dépit de tout cela, le public a été conquis dès l'air du Rossignol avec ses délicats mélismes à la flûte, et que les chœurs en canon, étayés sur une curieuse polyphonie orchestrale ont remporté un légitime succès, sans oublier le très bel air, Je pleure sans cesse, l'agitato Oiseau léger et maints passages qui ont été très appréciés, à en juger par les applaudissements qui les ont accueillis.

Les solistes étaient tous des chevronnés des grands concerts ou de la radio. L'orchestre Lamoureux a été remarquable. Quant aux Chanteurs de St-Eustache, par suite d'obstacles imprévisibles, ils ont accompli le tour de force de monter cette œuvre difficile en une seule répétition.

Eugène Borrel
Revue Musicale de France, n° 9, mai 1947




Ahmet Adnan SAYGUN

entretien avec Gabriel Bender en 1947

 

 

Un entretien rédigé suivant la norme traditionnelle doit débuter par une introduction et comme je me trouve face à face avec un compositeur turc éminent, elle devrait rouler sur la musique turque. Malheureusement je n’ai jamais abordé aux Echelles du Levant et les touristes que j’ai pu consulter m’ont affirmé péremptoirement, après avoir entendu à quelque coin de rue les modulations d’un hautbois criard rythmées par un deumbelik — une sorte de timbale — que la musique turque était fausse, nasillarde et pour tout dire quasi barbare. Ces affirmations m’ont paru suspectes. Pense-t-on que M. Adnan Saygun pourrait porter un jugement équitable sur la musique française s’il se contentait d’écouter ce que l’on entend dans les rues parisiennes ? Et puis la Turquie est riche d’hommes cultivés, érudits, artistes qui parlent en plus de leur langue, l’arabe, le persan et des langues européennes — il suffit pour s’en convaincre d’entendre M. Saygun s’exprimer dans un français d’une élégance parfaite — et ces hommes apprécient leurs grands compositeurs nationaux souvent plus que nous n’apprécions les nôtres. Alors ? Eugène Borrel me fournit — sans le savoir — la conclusion : « de tels hommes peuvent avoir un goût différent du nôtre, il n’est sûrement pas moins affiné. »

 

Eugène Borrel, Adnan Saygun m’a tout de suite cité son nom. Né à Smyrne en 1907, c’est en effet, avec Eugène Borrel et avec Mme Borrel qui avait professé le contrepoint à la Schola, qu’il est venu travailler en 1928. Et après avoir pris les conseils de d’Indy, d’Amédée Gastoué pour le chant grégorien, de Souberbielle pour l’orgue, il présenta sa première œuvre, un Divertimento pour orchestre au Concours international de l’Exposition Coloniale de 1931. Le jury dût examiner 192 œuvres, la sienne fut retenue et exécutée.

 

— Et après ce succès parisien, vous avez regagné la Turquie ?

 

J’ai été nommé professeur de contrepoint au Conservatoire d’Ankara, puis chef de l’Orchestre Présidentiel. C’est à l’occasion d’une manifestation en l’honneur du Shah de Perse que j’ai écrit mon premier opéra, Féridoun (Ozsoy), suivi d’un autre opéra La Poupée qui fut représenté en 1935. Un an plus tard, j’étais appelé au Conservatoire d’Istanbul comme professeur de composition. Je remplis encore maintenant les mêmes fonctions, mais au Conservatoire d’Ankara.

 

— Vous vous êtes aussi distingué par vos recherches et vos travaux folkloriques.

 

J’aime passionnément, il est vrai, le folklore de mon pays. Avant ma nomination de Conseiller artistique des Maisons du Peuple, poste que j’occupe depuis 1939, j’avais déjà parcouru toute l’Anatolie pour y collecter les chants et les danses populaires. J’ai correspondu avec Bela Bartok, grand prospecteur du folklore hongrois, comme vous le savez, et fait avec lui un voyage d’étude en Anatolie. Il devait même s’installer en Turquie. Nous projetions d’écrire un ouvrage en collaboration, avant son départ pour l’Amérique où, malheureusement, il est mort en 1945.

 

— Saviez-vous qu’Eugène Borrel, avant de devenir votre professeur, était, comme vous, parti de Smyrne où l’avait entraîné la nomination de son père comme Directeur des Postes Françaises de votre ville natale, pour faire des randonnées assez périlleuses en Orient ? Je ne tiens pas ces renseignements de lui-même — il est bien trop modeste — mais de René Martineau qui lui consacra un article dans le Mercure de France en 1933. Et Martineau ajoutait : « Au cours de ces randonnées, Eugène Borrel acquit une connaissance approfondie de tous les dialectes en usage dans ces contrées... et sut utiliser au profit de ses recherches musicales, de nombreuses lectures d’ouvrages orientaux inconnus de tous les musicologues européens ». Borrel connait parfaitement la musique turque — confers les articles qu’il a publiés dans le Guide du Concert il y a vingt ans — mais je crois qu’à tous les autres musiciens français, et probablement occidentaux, la notation des chants populaires anatoliques avec leurs 1/4 de ton, leurs gammes et leurs modes particuliers, leurs ornements, leurs ossouls et le reste, doit paraître d’une extrême complexité.

 

C’est une opération complexe pour les Turcs eux-mêmes. Aussi ai-je imaginé un système de notation que je puis qualifier de scientifique. Il utilise, d’une part, les signes employés par les musiciens turcs pour l’écriture des œuvres dites « artistiques », d’autre part, des signes nouveaux propres à la transcription des notes réelles et des broderies. Il permet ainsi de réaliser l’édition exacte des chants populaires.

 

Ce système, ou tout au moins son principe, est-il applicable aux autres folklores ? Pourrait-il permettre une révision et un accroissement du fonds français ?

 

Je le crois. J’ai, en effet, l’impression qu’en France l’étude du folklore n’a pas été poussée comme le mériterait l’importance de ses matériaux. Il y a, certes, chez vous, d’excellents ouvrages de Bourgault-Ducoudray et de Maurice Emmanuel, notamment, mais ils ne sont guère utilisables pour une étude scientifique. On m’a signalé aussi les travaux de musicologues et de chercheurs avec qui j’aurais été heureux d'entrer en relations, malheureusement, je n’ai pas toujours pu les rencontrer. Cependant, j’ai pris contact avec un organisme de fondation récente, la « Société Française de Folklore », émanation de groupements plus anciens et disparus, placés sous la présidence de M. Varagnac, un scientifique, et qui possède en son sein, une Commission de musicologie et de danse animée par M. Guy Lambert. J’ai trouvé là d’intéressants travaux sur la musique modale et, avec les spécialistes de cette Commission, nous avons envisagé des méthodes de travail, de recherche, de classement qui dépassent le cadre national et vont faire l’objet de relations que j’espère vivement voir se développer dans l’avenir.

 

— Dans vos œuvres personnelles utilisez- vous les thèmes populaires ? Par exemple, dans votre Oratorio [Yunus Emre] que la Radio doit présenter le 29 mars à 14 h. 12 (cette précision méticuleuse n’empêche pas la T.S.F. de bousculer trop souvent ses programmes) et dont vous dirigerez aussi l’exécution à votre concert du 1er avril avec l'orchestre des Concerts Lamoureux...

 

Je n’emploie pas systématiquement les thèmes populaires. Trois ou quatre figurent dans mon Oratorio, mais stylisés. Voyez-vous, à force d’étudier le folklore de mon pays j’en suis tellement imprégné et j’arrive à le sentir si profondément, que je l’identifie à ma propre expression dont il est devenu un mode tout naturel.

 

— Oui, il n’y a là aucun système prémédité aucun souci particulier d’originalité.

 

Faire du neuf en établissant un système d’écriture plus ou moins personnel, ne représente pas, à mes yeux, un objectif bien sérieux. Mieux vaut, je crois étudier l’expression mélodique et rythmique nationale, afin d’en dégager les caractéristiques particulières. Celles-ci subsistent, d’ailleurs, dans des œuvres de même écriture. Comparez, par exemple, Palestrina et Vittoria. En somme, tous les travaux d’analyse folklorique aboutissent à retrouver l’âme du peuple. Beethoven déjà semble l’avoir compris quand il dit qu’il y a mille façons d’harmoniser une mélodie populaire, mais qu’il n’y a qu’une seule harmonisation qui convienne à cette mélodie : celle qui est conforme à l'esprit, au génie national.

 

— Puisque vous parlez de génie national, est-ce que la grande différence qui existe entre la langue anatolique si riche, si variée d’expression et la langue européenne limitée aux modes majeur et mineur, empêche les Turcs de goûter la musique française ?

 

A cette question, A. Adnan Saygun répondit d’abord par un sourire, puis il répondit ensuite, si l’on peut dire, par la tangente :

 

La culture française est assez répandue en Turquie. On y apprend le français. On sait apprécier la littérature et la philosophie françaises.

 

— Oui, mais la musique ? Ma question est indiscrète. Eh bien ! dévoilez tout de même le fond de votre pensée et je vous promets de n’en rien dire.

 

Soit. Les Turcs sont très désireux de connaître la musique française, mais les Français ne semblent guère répondre à ce désir. Ils ne font aucun effort de propagande. Chez nous les œuvres des classiques allemands jusqu’à Wagner inclusivement constituent le fond des programmes. A part cela, on fait une petite place à Franck et l’on joue exceptionnellement une œuvre de Debussy ou de Ravel, voire de Honeggerje pense à la Pastorale. Les rares tournées de virtuoses ne nous apprennent rien sur la musique de votre pays, ou presque. Je dois noter cependant que Lazare Lévy qui est venu plusieurs fois en Turquie y a été chaleureusement accueilli, comme l’ambassadeur de la musique française.

 

Et voilà. J’avais promis de n’en rien dire, mais point de n’en rien écrire. « Si mon ami est borgne, disait Joubert, je le regarde de profil ». A. Adnan Saygun est un grand ami de la France, de la France aveugle ou aveuglée, et il la regarde bien en face dans l’espoir de lui faire recouvrer la vue. Comprendra-t-elle ce qu’il y a, dans cette attitude, à la fois de déception et d’espoir ?

 

 

ŒUVRES PRINCIPALES DE A. ADNAN SAYGUN. — Orchestre : Divertimento op. 1, Le Livre d’Inci op. 10, La Danse magique op. 13 b, Un conte de forêt op. 17, Halay op. 24 — Orchestre, Chœur, Soli : Yunus Emre, oratorio op. 26, Cantate dans le style ancien op. 19, Feridun, opéra en 1 acte, op. 9, La Poupée, opéra en 1 acte, op. 13, Kerem, opéra en 3 actes, op. 28 encore inachevé, 2 Poèmes, baryton et orchestre op. 16 et op. 21 — Musique de chambre : Sonate piano et violoncelle op. 12, Sonatine pour piano, op. 15, Quatuor à cordes, op. 27, Cinq Improvisations pour 2 clarinettes, op. 4.

 

in Le Guide du Concert, 21 mars 1947

(collection et transcription DHM, septembre 2017) DR.




 


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