A la mémoire de Jean-Claude Touche
Texte signé « Soliman »
in le bi-mensuel L'Enseignement secondaire et technique
15 juin 1945, p. 3
Si la littérature française paya un lourd tribut à la dernière
guerre avec un Psichari plus grand mort que vivant, un Péguy vieillissant, un
Guillaume Apollinaire toujours charmant, et avec cet extraordinaire Alain Fournier
dont je compare presque la perte à celle d’André Chénier, la présente guerre a
gravement atteint la musique française, celle grande école qui, de l’aveu
unanime, est à la tête du mouvement musical mondial, en lui enlevant Maurice
Jaubert. Jean Vuillermoz et Jehan Alain. Mais, au moins, nous aurons la
consolation de les entendre revivre dans l'œuvre déjà considérable qu’ils nous
ont laissée.
Hélas ! Nous avons à déplorer une autre mort qui nous est
encore plus pénible, la mort des jeunes musiciens, survenue trop tard pour être
ignorée, trop tôt pour être retenue, cette mort qui n’est qu’un pur regret. A
côté des grands noms que je viens de citer, celui de Jean-Claude Touche est
digne d'être placé. A dix-huit ans. Jean-Claude Touche avait déjà obtenu un
premier prix d’orgue, un premier prix d’harmonie, un deuxième prix de fugue,
une médaille de contrepoint, il avait composé quelques œuvres, autant de
prémices, et un quintette dont je veux vous entretenir aujourd'hui.
A dix-huit ans, Jean-Claude Touche est mort d’une façon conforme à
sa personnalité. Voici sa citation :
« La grande médaille d’honneur de
la Croix-Rouge française est décernée à titre posthume à M. Touche
(Jean-Claude), secouriste de la Croix-Rouge du 8ème arrondissement. Secouriste
qui s’est toujours fait remarquer par son zèle et son dévouement. A rempli
toutes les missions qui lui ont été confiées avec un esprit de discipline et
d’abnégation digne de tous éloges. Le 25 août 1944, à 16 heures, s’est porté
courageusement au secours des blessés signalés place de la Concorde, bravant
les rafales de mitrailleuses pour accomplir sa mission. Blessé d’une balle à
l'abdomen, est venu au poste de secours, rue de Rivoli, en disant ; « Je n'ai
rien, occupez-vous des autres ». Transporté à l’hôpital Bichat, puis opéré, est
mort le lendemain avec une sérénité et un courage qui ont fait l'admiration de
tous. »
Pour célébrer la mémoire de Jean-Claude Touche, le Mouvement
Musical des Jeunes a exécuté son quintette. Il vaut mieux le critiquer avec
émotion que le louer avec indifférence. C’est une œuvre de Jeunesse, mais une
œuvre véritablement musicale, et pas un balbutiement puéril ou un insipide
bavardage Cette œuvre, difficile, et particulièrement le premier mouvement
témoigne d’une science du dialogue, d'une sorte de « dialectique » musicale
qu’on chercherait en vain chez bien d’autres compositeurs. Et surtout, il y a
dans cette œuvre une sincérité évidente : c’est bien pensé, bien construit,
bien écrit.
Jean-Claude Touche avait le goût de la solidité, du travail bien
fait. Ces qualités lui venaient peut-être de sa formation d’organiste, mais
surtout, et c’est en quoi il promettait d’être un grand artiste, de sa propre
personnalité. J'ai dit autrefois tout le mal que je pensais de ces
pseudo-compositeurs, qui prenaient des sentiments rabâchés et vulgarités dans
le domaine commun, et qui, médiocres interprètes, traduisaient ces banalités
dans une musique recherchée et prétentieuse.
Or Jean-Claude Touche était un véritable artiste, c’est-à-dire
qu’il moulait dans une forme musicale qui lui était familière, simplement et
sans affectation, tout ce qui existait dans son âme si noble. En pensant à ce
qu’il était en puissance, je n'hésite pas à prononcer tout bas le nom de César
Franck. La musique était son moyen d’expression ; il aurait tout aussi bien pu
être poète, romancier ou peintre. Et d'ailleurs, il a suffi de voir les amis de
Jean-Claude Touche, ses camarades du Conservatoire et de l'Université. Il a
suffi, dis-je, de voir ces jeunes gens devenir soudain graves et attentifs à
l’appel de son nom, célébrer sa mémoire avec tant de ferveur, pour sentir quel ascendant
il avait pris sur ses camarades. Le contraste de ces visages, cette vénération
de la jeunesse par la jeunesse étaient plus émouvants que n’importe quel
hommage officiel, et je suis sûr que c'est celui qui aurait touché Jean-Claude
Touche lui-même.
Je ne voudrais pas que ces quelques lignes soient un article
nécrologique, ce mot est trop banal et trop affreux. Je ne voudrais pas non
plus qu’elles soient un simple éloge, si admiratif soit-il, car il resterait
toujours étranger à notre cœur.
Je voudrais seulement que Jean-Claude Touche ait sur toute la
jeunesse française, et particulièrement sur la Jeunesse intellectuelle,
l'ascendant qu’il avait acquis sur ses compagnons, de sorte que si Maurice
Jaubert survivra dans nos sens par son ballet, Jehan Alain par son Triptyque
pour orgue, Jean-Claude Touche survivra dans nos cœurs par sa personnalité, sa
valeur morale, et l’exemple qu’il restera pour nous. »
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