Jean-Claude TOUCHE, ce héros méconnu !

Le 25 août 1944, Jean Claude Touche tombait, mortellement blessé par des balles allemandes tirées du ministère de la Marine, Place de la Concorde à Paris. |
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Jean-Claude Touche (1926-1944), peu de temps avant
sa mort. ( BNF Richelieu )
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Firmin Touche, père de Jean-Claude, premier Violon
solo des Concerts Colonne, professeur au CNSM de Paris, et fac-similé de
sa signature. ( BNF Richelieu )
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" Il avait les dons du virtuose, la clarté, la flamme. Ses exécutions étaient en même temps réfléchies et vivantes. Il adorait l'improvisation et faisait partager à ses auditeurs ses aspirations, ses extases religieuses. " Ainsi s'exprimait Marcel Dupré parlant de Jean-Claude Touche, ce jeune homme fauché à la fleur de l'âge par une balle allemande en août 1944. Un avenir exceptionnel se préparait pour ce musicien, mais la guerre en avait décidé autrement et en a fait un héros disparu à l'âge de 18 ans.
Méconnu du grand public, ce futur grand chef d'orchestre qu'il voulait être aurait aujourd'hui 74 ans et il ne reste de lui qu'un nom parmi dix plaques commémoratives apposées sur le mur du jardin des Tuileries à Paris. Mais heureusement, dans sa trop courte vie il a eu le temps de laisser quelques manuscrits de qualité, comme sa pièce pour orgue Thème et variations sur Veni creator pour laquelle la musicologue Chistiane Colleney souligne " une esthétique proche de celle de Jehan Alain avec néanmoins l'âpreté et la simplicité de l'adolescence ", ou encore sa Pastorale pour orgue. C’est Marcel Dupré lui-même qui, le 1er septembre 1944, tenait l'orgue de l'église Saint-Augustin à Paris pour les obsèques de son jeune élève Jean-Claude Touche. Né le 7 août 1926 à Paris, son père était le violoniste Firmin Touche (1875-1957), premier violon solo des « Concerts Colonne), professeur au Conservatoire de Paris et son oncle, le violoncelliste Francis Touche (1872-1937), fondateur en 1906 des « Concerts Touche » qui furent très courus par le public parisien jusqu'à leur disparition en 1927. C’est ainsi que dès sa tendre enfance la musique prit rapidement une place importante dans sa vie : enfant de chœur à Saint-Augustin il jouait déjà de l'orgue. A cette époque, dans les années 1930-1940 André Fleury était titulaire du grand orgue, Henri Milan de l'orgue de chœur et le maître de chapelle Armand Vivet avait déjà un demi siècle de présence dans cette église.
Après avoir pris des leçons d’orgue auprès de l’organiste de Vernon (Eure) Georges Quettier, puis d’André Fleury (alors organiste de St-Augustin) et de Marcel Lanquetuit (organiste de la cathédrale de Rouen et assistant de Marcel Dupré à St-Sulpice), il entrait bientôt au Conservatoire National Supérieur de musique de Paris où Henri Rabaud venait de laisser la place de directeur à Claude Delvincourt. Il fréquentait notamment les classes d'harmonie de Maurice Duruflé et d'orgue de Marcel Dupré. Dans cette dernière il obtint un brillant Premier Prix d'orgue en 1944, à peine 3 mois avant sa mort.
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Les membres de l'orchestre des "Concerts Touche", vers 1907 : Henri Bretenacker (basson), Emile Rosset (2ème violon), Louis Larruel (timbales), Georges Lemaire (contrebasse), Paul Tattegrain (violon), Gerges Haas (piano), Georges Drouet (alto), Louis Cahuzac (clarinette), Maurice Mercier (hautbois), Emile Epinoux (2ème cor), François Ausseil (2ème violon), Jules Jumas (1er 2ème violon), Bernard Masselon, Gaston Blanquart (flûte), Edmond Antraigues (1er cor), Jean Dorson (violon solo) et au centre Francis Touche.
(CP, photos Pierre Petit, coll. DHM) DR.
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Au début de la guerre il avait été nommé suppléant de Henri Milan puis de Jean Fellot à l’orgue de chœur de St-Augustin et un peu plus tard, assistant de Clotilde Formysin-Rigaux à St-Louis-d’Antin.
Homme de foi et homme de cœur, il voulait vivre intensément sa vie au travers celle des autres en se mettant à leur service. C'est ainsi que dès 1943, à peine âgé de 17 ans, il passa son examen de secouriste et rejoignait dans les équipes d'urgence de la Croix Rouge. On peut suivre sa vie quotidienne en lisant son petit carnet jaune sur lequel il inscrivait tous les jours les événements vécus dans cette période de guerre. On y décèle la grandeur d'une âme pure. Il devait, malgré les bombardements et autres tirs ennemis, parcourir la région parisienne afin d'aider là à déblayer une bâtisse écroulée, ici à transporter des blessés ou à apporter des médicaments, là encore à distribuer de la nourriture...
Lors des événements parisiens d'août 1944 il était pratiquement tous les soirs de garde à la morgue provisoire installée salle Gaveau. Le 18 août commençaient les combats pour la libération de Paris, le 20 une trêve était conclue entre le délégué militaire national Jacques Chaban-Delmas et le gouverneur von Choltitz, le 24 la 2e Division Blindée du général Leclerc entrait dans Paris et le lendemain, le 25 août, Paris acclamait le général de Gaulle alors que la garnison allemande capitulait. Mais le jour même où de Gaulle lança ce mot resté célèbre : " Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! mais Paris libéré ! ", vers 16h.30, notre jeune musicien rencontra la mort : A 15 heures, le comité de la Croix Rouge du 8ème arrondissement, la famille Touche habitant alors 54 rue de Rome, appelle Jean-Claude pour renforcer l'équipe de la place de la Concorde. Une heure et demie plus tard, avec l'infirmière Madeleine Brinet ils tentaient de ramasser sur un brancard un blessé de la rue de Rivoli, à l'angle de la Place de la Concorde.
Paris : la Place de la Concorde vue de la grille du jardin des Tuileries.
La rue de Rivoli, où est tombé Jean-Claude Touche, aboutit près du ministère de la Marine, à droite.
( photo © Michel Baron )
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L'obélisque de la Place de la Concorde À droite: le ministère de la Marine.
Au fond: la Madeleine (photo M.B.)
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Malgré la Croix Rouge de leurs brassards, nos deux héros étaient mortellement blessés par des balles allemandes tirées du Ministère de la Marine où s’étaient réfugiés des soldats ennemis. C’en était fini, quelques morceaux de métal venaient d’arrêter net une vie pleine de promesses et avaient eu raison d'une âme admirable. Le 29 août, après plusieurs jours d’agonie, le jeune Touche s’en allait pour l’éternité ; il avait à peine fini de fêter ses dix-huit ans !
Hélène de Felice, dans le Figaro du 12 août 1994, dresse ce magnifique portrait de notre musicien : " Toux ceux qui ont connu Jean-Claude Touche conservent de lui un extraordinaire souvenir. Il possédait le charisme qu'apporte la beauté jointe à l’intelligence, celle de l'esprit et celle du cœur. Il rayonnait d'une foi réelle, celle qui conduit au dévouement total... "
Lors du cinquantième anniversaire de la libération de Paris, où le souvenir de tant d'hommes célèbres et autres personnalités furent d'actualité, il eut été bon et sain d'avoir quelques pensées émues pour ces hommes et ces femmes, héros de l'ombre qui ont, bénévolement, perdu leur vie pour protéger celle des autres et sont partis sans tambours ni trompettes en laissant seulement derrière eux un souvenir lumineux.
Denis HAVARD DE LA MONTAGNE
A la mémoire de Jean-Claude Touche
Texte signé « Soliman »
in le bi-mensuel L'Enseignement secondaire et technique
15 juin 1945, p. 3
Si la littérature française paya un lourd tribut à la dernière
guerre avec un Psichari plus grand mort que vivant, un Péguy vieillissant, un
Guillaume Apollinaire toujours charmant, et avec cet extraordinaire Alain Fournier
dont je compare presque la perte à celle d’André Chénier, la présente guerre a
gravement atteint la musique française, celle grande école qui, de l’aveu
unanime, est à la tête du mouvement musical mondial, en lui enlevant Maurice
Jaubert. Jean Vuillermoz et Jehan Alain. Mais, au moins, nous aurons la
consolation de les entendre revivre dans l'œuvre déjà considérable qu’ils nous
ont laissée.
Hélas ! Nous avons à déplorer une autre mort qui nous est
encore plus pénible, la mort des jeunes musiciens, survenue trop tard pour être
ignorée, trop tôt pour être retenue, cette mort qui n’est qu’un pur regret. A
côté des grands noms que je viens de citer, celui de Jean-Claude Touche est
digne d'être placé. A dix-huit ans. Jean-Claude Touche avait déjà obtenu un
premier prix d’orgue, un premier prix d’harmonie, un deuxième prix de fugue,
une médaille de contrepoint, il avait composé quelques œuvres, autant de
prémices, et un quintette dont je veux vous entretenir aujourd'hui.
A dix-huit ans, Jean-Claude Touche est mort d’une façon conforme à
sa personnalité. Voici sa citation :
« La grande médaille d’honneur de
la Croix-Rouge française est décernée à titre posthume à M. Touche
(Jean-Claude), secouriste de la Croix-Rouge du 8ème arrondissement. Secouriste
qui s’est toujours fait remarquer par son zèle et son dévouement. A rempli
toutes les missions qui lui ont été confiées avec un esprit de discipline et
d’abnégation digne de tous éloges. Le 25 août 1944, à 16 heures, s’est porté
courageusement au secours des blessés signalés place de la Concorde, bravant
les rafales de mitrailleuses pour accomplir sa mission. Blessé d’une balle à
l'abdomen, est venu au poste de secours, rue de Rivoli, en disant ; « Je n'ai
rien, occupez-vous des autres ». Transporté à l’hôpital Bichat, puis opéré, est
mort le lendemain avec une sérénité et un courage qui ont fait l'admiration de
tous. »
Pour célébrer la mémoire de Jean-Claude Touche, le Mouvement
Musical des Jeunes a exécuté son quintette. Il vaut mieux le critiquer avec
émotion que le louer avec indifférence. C’est une œuvre de Jeunesse, mais une
œuvre véritablement musicale, et pas un balbutiement puéril ou un insipide
bavardage Cette œuvre, difficile, et particulièrement le premier mouvement
témoigne d’une science du dialogue, d'une sorte de « dialectique » musicale
qu’on chercherait en vain chez bien d’autres compositeurs. Et surtout, il y a
dans cette œuvre une sincérité évidente : c’est bien pensé, bien construit,
bien écrit.
Jean-Claude Touche avait le goût de la solidité, du travail bien
fait. Ces qualités lui venaient peut-être de sa formation d’organiste, mais
surtout, et c’est en quoi il promettait d’être un grand artiste, de sa propre
personnalité. J'ai dit autrefois tout le mal que je pensais de ces
pseudo-compositeurs, qui prenaient des sentiments rabâchés et vulgarités dans
le domaine commun, et qui, médiocres interprètes, traduisaient ces banalités
dans une musique recherchée et prétentieuse.
Or Jean-Claude Touche était un véritable artiste, c’est-à-dire
qu’il moulait dans une forme musicale qui lui était familière, simplement et
sans affectation, tout ce qui existait dans son âme si noble. En pensant à ce
qu’il était en puissance, je n'hésite pas à prononcer tout bas le nom de César
Franck. La musique était son moyen d’expression ; il aurait tout aussi bien pu
être poète, romancier ou peintre. Et d'ailleurs, il a suffi de voir les amis de
Jean-Claude Touche, ses camarades du Conservatoire et de l'Université. Il a
suffi, dis-je, de voir ces jeunes gens devenir soudain graves et attentifs à
l’appel de son nom, célébrer sa mémoire avec tant de ferveur, pour sentir quel ascendant
il avait pris sur ses camarades. Le contraste de ces visages, cette vénération
de la jeunesse par la jeunesse étaient plus émouvants que n’importe quel
hommage officiel, et je suis sûr que c'est celui qui aurait touché Jean-Claude
Touche lui-même.
Je ne voudrais pas que ces quelques lignes soient un article
nécrologique, ce mot est trop banal et trop affreux. Je ne voudrais pas non
plus qu’elles soient un simple éloge, si admiratif soit-il, car il resterait
toujours étranger à notre cœur.
Je voudrais seulement que Jean-Claude Touche ait sur toute la
jeunesse française, et particulièrement sur la Jeunesse intellectuelle,
l'ascendant qu’il avait acquis sur ses compagnons, de sorte que si Maurice
Jaubert survivra dans nos sens par son ballet, Jehan Alain par son Triptyque
pour orgue, Jean-Claude Touche survivra dans nos cœurs par sa personnalité, sa
valeur morale, et l’exemple qu’il restera pour nous. »
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Jean-Claude
Touche : petite revue de presse
« Conservatoire
National de Musique : Nous apprenons avec plaisir que M. Jean-Claude
Touche, fils du réputé violoniste qui compte tant d’amis à Vernon, vient de
remporter un remarquable 1er prix d'harmonie, premier nommé à l’unanimité. Cette
belle récompense avait été précédée quelques jours plus tôt d’une médaille de
contrepoint. Nos vives félicitations au brillant lauréat dont l’avenir musical
s’annonce digne d’un nom si hautement apprécié des musiciens. »
(Le Démocrate de Vernon, 18 juin 1943,
np)
« Que
n’a-t-on accordé la moindre pensée à ceux qui sont tombés sur les barricades
pour notre délivrance, comme notre jeune camarade Jean-Claude Touche, fauché en
combattant, à 18 ans, place de la Concorde— ô ironie— par une mitrailleuse
allemande, comme aussi le charmant, talentueux et délicat Maurice Jaubert, mort
en héros, ce déjà captivant Jehan Alain. »
(Arts : Beaux-Arts, littérature,
spectacles, 9 novembre 1945, p. 5)
« Jean-Claude
Touche : C’était un génie, et c’était un saint ; c’est maintenant un héros
» : tel est, en trois mots, le portrait que Marcel Dupré traça de son élève, de
son disciple Jean-Claude Touche. Sa mère en fit un autre en les cent pages d’un
petit livre « de maman » : Mon fils Jean-Claude (Ed. Bloud et Gay).
Jaubert,
Alain et Vuillermoz : des hommes, des soldats. Jean-Claude : encore presque un
enfant, mais un enfant sublime. Ceux-là reposent à l’alignement réglementaire
des champs de croix noires. Debout en jeune archange, parmi la foule
parisienne, à l’angle de la Place de la Concorde, contre ce mur des Tuileries
où une plaque à son double nom dit son sacrifice, Jean-Claude ne nous a pas
quitté. Il n’est amoureux de Paris qui, traversant le Petit Pont, ne se dise
parfois le nom des douze héros qui, en 866, le défendirent contre les Normands
: Ermanfroi, Aimard, Heiland et les autres. Ainsi les Parisiens des temps
futurs diront-ils, au cœur de la cité, celui de Jean-Claude.
Dès
l’enfance, il avait été « une tête par Dieu touchée », et marquée par la
musique. Son père Firmin Touche, qui ne le désirait pas musicien, n’en avait
pas moins bercé un de ses premiers sommeils de la Berceuse de Fauré.
Mais c’est sa mère — sa « Doudou » comme il disait tendrement — qui devait
modeler cette âme de français et de chrétien. Doué pour toutes choses —
langues, mathématiques— la musique lui est naturelle : il devait être, à
dix-sept ans et à l’unanimité, le plus jeune des Premiers Prix d’Orgue au
Conservatoire. « Pourquoi, dit-il un jour sans vain orgueil, n’aurais-je plus
tard l’orgue de Notre-Dame ?» Au fait, Léonce de Saint-Martin pensait déjà à
lui pour une suppléance.
Après
un Quintette d’une spontanéité juvénile et réalisé en se jouant, il
s’était mis, entre deux alertes, — on était en juillet 1944 — à une Symphonie
pour orgue et orchestre. Mais le 15 août, l’insurrection parisienne
éclatait, et il n’allait plus être qu’à son devoir, plutôt absorbant, de «
secouriste ». Le jeudi 24, dans la nuit, la colonne Leclerc a atteint l’Hôtel
de Ville, mais il reste, un peu partout, des centres de résistance à réduire.
Il en est un, plutôt solide, rue de Rivoli. Un hôpital volant s’installe sous
un porche. Jean-Claude en est. Cependant, sur le trottoir d’en face, des hommes
tombent. Une mitrailleuse rabote l’asphalte. Bah ! allons-y ! Quelques pas, et
Jean-Claude bat en retraite. — Blessé ? — Au ventre, mais ce n’est rien.
Occupez-vous des autres...
J.-Cl.
Touche agonise quatre jours. Il n’avait pas 18 ans.
Jaubert,
Alain, Vuillermoz ont, par leur mort, sauvé la France. Par la sienne, J.-Cl.
Touche a sanctifié Paris.
Cette
mort fait de leur œuvre inachevée, de leur message interrompu, une part
vivante, saignante de France. Si indigne que nous soyons d’elle — et d’eux — il
dépend de nous que cette œuvre, que ce message ne sombre pas dans l’oubli qui
est silence, mais qu’il vive pour ceux qui viendront. Souvenons-nous du mot du
vieil Ulysse : « Les dieux ont permis ces malheurs pour qu’en sorte le chant
des hommes futurs ».
José
Bruyr. »
(La Revue musicale, n° 198, février-mars
1946, p. 54-55)
« Un
enfant, Jean-Claude Touche, lui, l’était encore quand il tomba en « secouriste »
le 26 août 1944 (Leclerc était à l'Hôtel de Ville de la veille) ; il avait eu
dix-huit ans le 7 août. »
(Climats, 21 février 1946, p. 7)
« Samedi
9 novembre, à 9 heures, en l'église Saint-Augustin, une messe de communion sera
dite à la mémoire de Jean-Claude Touche, mort pour la France le 29 août
1944. »
(Le Figaro, 3 novembre 1942, p. 2)
Collecte : Olivier Geoffroy
(mars 2025)

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