Jan VERBEECK
ténor belge

Merksem (Belgique), 24 avril 1913 – Deurne (Anvers), 6 juin 2005

 

" Eteint est ce soleil, ce sourire, ce rayon, qui m’était vie et bonheur! "
Otello
, opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi, acte III.
Livret de Arrigo Boito, d’après une tragédie de William Shakespeare,
créé au Teatro alla Scala, Milan, le 5 février 1887.

" Que nul ne me craigne,
même s’il me voit armé.
Je suis au bout de ma route.
Oh! Gloire!, Otello n’est plus … "

Otello, acte IV, scène finale.

Jan Verbeeck dans le rôle-titre de Otello à l'Opéra Royal, Anvers
Jan Verbeeck dans le rôle-titre de Otello à l'Opéra Royal, Anvers
( Photo J.M. Mertens, Anvers
Fonds musical de l'auteur )

 

Quelques témoignages

Je suis peinée d'apprendre la disparition de ce bel artiste, avec lequel j'ai régulièrement partagé l'affiche, notamment dans Turandot et Pagliacci.

Jan possédait une magnifique voix de ténor dramatique, souple et longue, capable de trouver couleurs idoines afin de s'adapter à tous les rôles qu'il abordait à la scène. Il savait conférer le style requis à ses caractérisations. J'ai souvent interprété Liù dans Turandot à ses côtés et dans le rôle de Calaf, il était inoubliable: la puissance de son organe, la luminosité de l'émission et l'assurance avec laquelle il chantait cet héros puccinien (aux côtés des impérieuses princesses Turandot de Huberte Vecray ou de Géri Brunin), étaient proprement confondantes. Sur le plan personnel, Jan était un excellent camarade de scène, charmant, toujours fort gentil et ce fut un réel plaisir que de collaborer avec lui. Mon époux, le ténor lyrique Antonio Nardelli se joint à moi pour saluer la mémoire de cet admirable collègue.
Marian BALHANT, soprano de l’Opéra (Belgique)
Liège, novembre 2005.

Marian Balhant dans le rôle de Nedda
Marian Balhant dans le rôle de Nedda, dans Pagliacci à l'Opéra Royal Flamand, Anvers
( Photo J.M. Mertens, Anvers
Fonds musical de l'auteur )

Jan Verbeeck était un véritable Heldentenor, puissant et rayonnant; le ténor wagnérien par excellence et j'ai toujours éprouvé le plus grand plaisir à collaborer avec lui à la scène, notamment à l'Opéra Royal Flamand d'Anvers, lorsqu'il était membre de la troupe. Le travail d'ensemble était alors impeccable: même si aujourd'hui, la page de ma carrière lyrique est tournée, je suis émue mais heureuse d'évoquer la mémoire de Jan. Il était un artiste accompli, vraiment parfait: sa préparation musicale était toujours remarquable. Sur un plan plus personnel, il était absolument charmant, souriant et de nature amicale. Nous avons interprété un grand nombre d'oeuvres ensemble: Otello, Le Trouvère et de nombreux opéras de Richard Wagner: Lohengrin (il était splendide dans ce rôle), Tannhäuser, La Walkyrie, Siegfried, Cavalleria rusticana, André Chénier et bien sûr, nous avons beaucoup aimé chanter ensemble Turandot, opéra dans lequel nos voix trouvaient un plein épanouissement, intense et dramatique.
Géri BRUNINCKX (BRUNIN), soprano de l'Opéra (Belgique)
Herstal, novembre 2005

Jan Verbeeck dans le rôle du Prince Calaf et Alberta De Reuck dans celui de la Princesse Turandot
Jan Verbeeck dans le rôle du Prince Calaf et Alberta De Reuck dans celui de la Princesse Turandot
dans le final de Turandot à l’Opéra Royal de Gand
( Photo J.M. Mertens, Anvers
Fonds musical de l'auteur )

"Voix puissante, large, belle présence scénique et caractère agréable: un vrai professionnel de la scène, un artiste complet, fort intègre dans son approche. Nous avons notamment chanté Hérodiade et Aida ensemble: Jan fut un merveilleux partenaire, à la préparation musicale impeccable et surtout, à l’émission très sûre. En outre, il laisse le souvenir d’un artiste éminemment sympathique, humain et tout à fait hors du commun. "
Lucienne DELVAUX, mezzo-soprano de l’Opéra (Belgique)
Liège, juin 2005.

Lucienne Delvaux dans le rôle d'Amneris
Lucienne Delvaux dans le rôle d'Amneris dans Aida au Théâtre Royal de la Monnaie, Bruxelles
( Photo Verhassel, Bruxelles
Fonds musical de l'auteur )

" Jan Verbeeck était un grand professionnel de la scène, toujours prêt à affronter ses rôles, il était un admirable camarade de théâtre, loin du cliché du ‘primo uomo’ à l’attitude irréfléchie ou capricieuse. Souriant, affable, attentionné et respectueux, l’homme était à la hauteur du merveilleux artiste qu’il était. Nous avons interprété plusieurs œuvres ensemble et au-delà de l’indicible vide qu’il laisse dans le monde lyrique en Belgique, c’est un ami cher qui s’en va. Nous étions proches et combien de fois n’avons-nous pas parcouru la route ensemble, vieux troupiers que nous étions:villes de province, salles des fêtes, théâtres parfois poussiéreux. Nous conduisions, tout en repassant notre rôle! La voix de Jan était très puissante, vraiment caractéristique et tout à fait individuelle: large, virile, cuivrée, avec une projection exemplaire. Je songe à son Florestan, Otello ou encore, Calaf – dans lequel il pouvait donner libre cours à l’épanouissement de ses aigus, qu’il lançait tels des javelots. Il avait une résistance physique extraordinaire:jamais souffrant et n’a probablement pas déclaré forfait une seule fois dans sa longue carrière. Lorsqu’il fallait remplacer un collègue défaillant, Jan était toujours présent. Au pied levé, combien de fois n’a-t-il pas assuré une représentation en matinée (Le Trouvère), pour ensuite aborder, le soir une autre œuvre différente, voire opposée dans l’esprit (Le Pays du sourire ou Victoria et son hussard!) Sa voix, sa présence, son art étaient uniques:la grande tradition. Aujourd’hui, sa disparition, si elle nous plonge dans une grande tristesse, nous laisse certainement un peu plus seuls. Merci, Jan, tu nous as tous inspirés. "
Richard DEMOULIN, baryton de l’Opéra (Belgique)
Bruxelles, juin 2005.

 

 

" Quel superbe artiste! Jan Verbeeck aura incarné le chant au naturel, une véritable force de la nature, avec une voix ample et généreuse, à l’aigu facile. Sa préparation des rôles inscrits au répertoire était toujours parfaite, irréprochable. Nous avons régulièrement paru à la scène ensemble et je dois dire que Jan Verbeeck fut, avec le regretté baryton français Jean Laffont (1918-2005) l’un de mes partenaires préférés. Dans Tiefland, sa caractérisation de Pedro, personnage simple et foncièrement bon, correspondait essentiellement à ce que le ténor était dans la vie: chaleureux, pas compliqué, charmant et respectueux. Jamais n’ai-je entendu l’artiste émettre un avis, voire un jugement négatif sur l’un de ses collègues. Ensemble, nous avons partagé l’affiche dans Tiefland, Lohengrin – rôle dans lequel il fut inoubliable -, Die Walküre, Otello, Tosca, La Fanciulla del West et dans d’autres œuvres lyriques que l’Opéra Royal Flamand d’Anvers ou que le Théâtre Royal de Gand présentaient. Avec la disparition de Jan Verbeeck, c’ est encore, tristement, un autre grand artiste qui tire sa dernière révérence et je conserve de lui un inaltérable, un lumineux souvenir. "
Marie-Louise HENDRICKX, soprano de l’Opéra (Belgique)
Anvers, octobre 2005.

Marie-Louise Hendrickx dans le rôle de Desdemona
Marie-Louise Hendrickx dans le rôle de Desdemona, dans Otello à l'Opéra Royal, Gand
( Photo J.M. Mertens, Anvers
Fonds musical de l'auteur )

" Je conserve de Jan Verbeeck un souvenir ému et vif, car nous avons partagé l’affiche de l’Opéra d’Anvers. Interpréter Carmen ou Amneris à ses côtés fut une expérience palpitante, tant sa voix était puissante et vibrante. Jan conférait au duo final un dramatisme inouï et ainsi, le triste dénouement de l’œuvre de Prosper Mérimée retrouvait son véritable souffle dramatique. Son chant était intense et poignant, il parvenait à mémoriser la moindre inflexion, la plus petite nuance de la partition en un seul clin d’œil! De plus, il était un homme charmant, de constante bonne humeur, d’une élégance toute naturelle, prévenant et toujours à l’écoute de ses collègues. Un parfait gentleman. "
Yetty MARTENS, mezzo-soprano (1915-2004) de l’Opéra (Belgique)
Anecdote confiée à l’auteur lors d’un entretien à Bruxelles, en 2002.

 

 

" J’ai eu le plaisir et la joie d’être à deux reprises la partenaire de Jan:quelle voix, solide, généreuse, pleine de couleurs, et quelle gentillesse à mon égard! Je débutais! C’était à Liège, au Théâtre Royal, dans ‘Hérodiade’ de Jules Massenet et plus tard, dans ‘Tiefland’, d’Eugène Albert, au Théâtre Royal de Gand. Que de souvenirs! Merci, Jan. "
Maryse PATRIS, soprano et mezzo-soprano de l’Opéra (Belgique)
Bruxelles, juillet 2005.

 

 

" Jan Verbeeck fut pour mon époux, la basse Richard Plumat et pour moi-même, bien plus qu’un partenaire lyrique:il fut un ami incomparable, témoin à notre mariage et parrain de notre fils aîné, Roland. Jan fut durant de longues années le complice sympathique de la vie un peu folle que menaient les artistes en général, et les chanteurs lyriques en particulier! Voix admirable, connaissance parfaite du répertoire, conscience professionnelle remarquable (il est, à ma connaissance, un des rares artistes à chanter pleinement et oh combien consciencieusement la ligne prévue pour le soliste dans les grands ensembles de chœurs!) A l’époque où l’on représentait les œuvres de Richard Wagner en version française, Jan Verbeeck était LE ‘Lohengrin’ sur toutes les scènes. Il possédait ce don inestimable de mettre ses partenaires (autant les débutants, que les vétérans) parfaitement à l’aise, venant même au secours d’un artiste en difficulté passagère! C’était un superbe artiste et un grand musicien. Nous venons de perdre un homme simple, sincère et affectueux. Salut, l’Artiste! " Au nombre des opéras ayant réuni Jan Verbeeck et Richard Plumat, l’on cite: Otello (rôle-titre/Lodovico), Aida (Radamès/Le Roi ou Ramphis), Il Trovatore (Manrico/Ferrando), André Chénier (Chénier/Rouché), Cosí fan tutte (Fernando/Guglielmo), Lohengrin (rôle-titre/le Roi), Samson et Dalila (Samson/le Grand prêtre de Dagon ou Abimelech), La Passion (Jésus/Ponce Pilate), Abigaïl (Hugo Van den Goes/Weytens.)
Suzanne PLUMAT-BLATTEL, mezzo-soprano et répétitrice de l’Opéra (Belgique)
Liège, septembre 2005.

 

 

" Jan et moi avons partagé l’affiche dans plusieurs œuvres, tant à Anvers qu’à Gand et il fut toujours un excellent camarade de scène. Je me souviens de notre interprétation de ‘La Vida breve’ où il y était particulièrement convaincant, notamment dans les duos. Il fut un véritable professionnel, toujours extrêmement bien préparé sur le plan musical. Ensemble, nous avons interprété, entre autres, ‘Carmen’ – où je fus sa Micaela, ‘Les Contes d’Hoffmann’ – j’incarnais alors Antonia, ‘Pagliacci’ et, sauf erreur de ma part, ‘Die Fledermaus’, où je fus sa Rosalinda. Toujours dans un répertoire plus léger, nous avons beaucoup apprécié chanter ensemble ‘Le Pays du sourire’, où Jan fut un Prince Sou-Chong convaincant, léger et enjoué. Comme il était de coutume à l’époque, nous devions interpréter les rôles tant en français, que dans la version néerlandaise. Ce fut un plaisir de collaborer avec cet artiste et bien qu’il ne parlât pas beaucoup, montrant une certaine réserve, voire une forme de timidité, nous sommes restés de bons amis et je l’ai toujours revu avec grand plaisir.
Berthe VAN HYFTE, soprano de l’Opéra (Belgique)
Anvers, novembre 2005.

Berthe Van Hyfte
Berthe Van Hyfte dans le rôle-titre de Madama Butterfly à l'Opéra Royal, Gand. Le soprano interprétera la geisha de Giacomo Puccini plus de 180 fois dans sa longue carrière.
( Fonds musical de l'auteur )

" J'ai eu l'occasion et le plaisir de connaître Jan Verbeeck en sa qualité d'artiste pendant ma longue association avec l'Opéra Royal de Gand. Ensemble, nous avons planché sur la préparation musicale des oeuvres inscrites au répertoire qu'il abordait, lorsqu’il chantait un opéra présentant un chœur ou un ensemble avec solistes. Il fut très aimé du public gantois, fort apprécié dans les facettes de son interprétation vocale et musicale. Jan était toujours extrêmement bien préparé. Brillant dans les premiers rôles de ténor dramatique, il était resté un homme fondamentalement très simple et sympathique, souriant et chaleureux: je conserve un excellent souvenir ce bel artiste. Au-revoir, Jan. "
Liane SOUDAN, chef des choeurs, Opéra Royal de Gand (Belgique)
Gand, septembre 2005.

 

 

" Je conserve un souvenir ému et reconnaissant à Jan, ce bel et exemplaire artiste. En effet, je l’ai connu dans un contexte familial, alors que j’étais une jeune étudiante: il était alors un soliste confirmé et en pleine carrière, et je l’admirais beaucoup. A ce titre, Jan me prodigua d’excellents conseils techniques et il me donna même quelques cours, très intéressants et captivants. Plus tard, je débutai avec lui dans ‘La Flûte enchantée’ où j’abordai le rôle de Pamina et il se montra extrêmement courtois et attentionné à mon égard. J’étais impressionnée, mais il se montra extrêmement chaleureux et comme à son habitude, charmant. Je chantai ensuite avec lui de nombreux opéras, notamment ‘Otello’ et ‘Die tote Stadt’: je salue la mémoire de ce si bel artiste, à la voix rayonnante et tout à fait unique, réellement individuelle; je n’oublierai jamais l’exquis être humain qu’il représentait.
Jacqueline VAN QUAILLE, soprano de l’Opéra (Belgique)
Gand, juin 2005.

 

 

"Jan Verbeeck était un grand ténor, une très belle voix, chaude et naturelle, si homogène dans toute son étendue. Il était un artiste rayonnant, gentil et particulièrement sympathique, qui faisait passer sa bonté naturelle dans ses interprétations vocales et scéniques. Son public le sentait et l’aimait pour toutes ses qualités. Nous avons souvent chanté ensemble: Desdemona dans Otello, Aida, Leonora dans Le Trouvère, la Princesse Turandot dans le chef-d’œuvre inachevé de Puccini. Concernant son Otello, j’ai pourtant interprété l’œuvre avec d’autres célèbres Maures dans ma carrière et j’ai également vu l’œuvre au théâtre, notamment avec le ténor français Honoré Saint-Cricq, avec le Chilien Ramón Vinay ou encore, avec le meilleur Otello italien, Mario Del Monaco: pourtant l’Otello de Jan était exceptionnel, différent et si intense! Enfin, Jan était un admirable collègue, toujours courtois et souriant, un véritable séducteur. Jan fut de loin mon préféré et je conserve de lui un souvenir fort ému, au revoir, Jan."
Huberte VECRAY, soprano de l’Opéra (Belgique)
Verviers, juin 2005.

 

 

" Depuis quelques années d’ailleurs, on ne jouerait pratiquement plus ‘Lohengrin’ chez nous s’il n’y avait Verbeeck pour incarner le héros légendaire:il vient encore de triompher dans ce rôle à Dijon tout dernièrement. "
Bi-mensuel L’Entracte N°216, du 1er mai 1962, fonds musical de l’auteur.

 

 

Mina Bolotine (1904-1973), imposant mezzo-soprano puis sopran, au terme d’une superbe carrière internationale, dirigera en main de maître l’Opéra Royal Flamand d’Anvers entre 1958-1961, pour ensuite se consacrer avec succès à l’enseignement du chant, d’abord auprès du Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles, puis en cours particuliers. Voix puissante aux sonorités d’un orgue, l’artiste sera souvent comparée à l’inoubliable soprano norvégien Kirsten Flagstad (1895-1962.) Vocalité incertaine aux débuts de sa carrière, Mina Bolotine abordera avec égal bonheur les emplois de mezzo-soprano, puis de grand Falcon et de soprano dramatique, laissant le souvenir de caractérisations saisissantes sur le plan vocal et interprétatif.

 

Jan Verbeeck dans le rôle-titre de Radames et Mina Bolotine dans celui d'Amneris
Jan Verbeeck dans le rôle-titre de Radames
et Mina Bolotine dans celui d'Amneris,
dans Aida à l'Opéra Royal Flamand, Anvers
( Photo J.M. Mertens, Anvers
Fonds musical de l'auteur )

Jan Verbeeck ou le chant au naturel

 

 

Méconnu du grand public, cet homme simple et affable aura représenté pour l’ensemble de ses collègues de scène et pour ses nombreux admirateurs l’un des plus probants exemples de professionnalisme et d’humanité. S’étant orienté vers la carrière lyrique sur le tard, cet Anversois, tailleur de diamants de son état, deviendra dès 1947 l’une des figures emblématiques des scènes lyriques flamandes (dans un premier temps Anvers, puis Gand.) L’artiste axera principalement sa carrière à l’Opéra Royal des Flandres à Anvers dès 1947, année de ses débuts, puis dès 1952 à l’Opéra Royal de Gand, tout en passant par le Théâtre Royal de Liège et le Grand Théâtre de Verviers (au cachet.) Il assurera de nombreuses représentations, en qualité de premier ténor invité, en France, Luxembourg, Allemagne, Espagne, Algérie et Hongrie. Finalement, sa carrière sera essentiellement belge et française: à l’instar de ses nombreux collègues de scène, l’artiste n’enregistrera pas en studio, rendant ainsi la diffusion posthume de son art confidentielle et limitée au réseaux des enregistrements pirates ou du cercle des collectionneurs. Né à Merksem, dans la banlieue anversoise, le 24 avril 1913, Jan Verbeeck, issu d’une famille aisée de négociants, s’orientera vers le chant et l’art lyrique plutôt tardivement. Il étudiera à l'Académie de Musique de Borgerhout avec Jan Delseaux, entre 1933 et 1939, puis il poursuivra ses études musicales avec le réputé pédagogue Olympe De Preter à Gand (l’épouse du chef d’orchestre et compositeur belge Maurice De Preter.) Une fois sa technique de chant acquise, le jeune ténor participera à des récitals et concerts, à l’aube de la seconde guerre mondiale et ses débuts lyriques auront lieu en juin 1947 dans Alfredo de La Traviata à l'Opéra Royal Flamand d'Anvers. C’est ainsi que démarrera une longue association avec ce théâtre. Devenu premier ténor lyrique, puis demi-caractère et dramatique (tout en acceptant de chanter des seconds emplois dans le but de parfaire son art scénique), Jan Verbeeck abordera un nombre impressionnant de rôles, embrassant l’opéra, l’opérette et la création contemporaine. Son caractère chaleureux et intègre, ainsi que sa légendaire bonne humeur communicative feront de lui un artiste tout à fait particulier et attachant. Sa voix possédait un indéniable magnétisme: métal composé de cuivre et de bronze, lave brûlante déversant des torrents de braise. L’émission était robuste, vaillante et percutante, convenant tout particulièrement aux emplois de ténor demi-caractère et dramatique: ses caractérisations de Canio (Pagliacci), Dick Johnson (La Fanciulla del West), Calaf (Turandot) ou Paul (Die tote Stadt) – sous oublier son Manrico (Il Trovatore) ou Otello – resteront ancrées longtemps dans la mémoire des mélomanes. La facilité confondante de son émission et surtout, le naturel de son chant hisseront le ténor au rang des meilleurs artistes belges de sa génération. Personnalité attachante, il représentera tout au long de son long parcours artistique une image tutélaire appréciée par tous ses camarades de théâtre et par ses fidèles amis. Jan Verbeeck abordera quelque 80 rôles tout au long de sa carrière, en leur insufflant une flamme, un feu sacré proprement exemplaires. Fouillant la caractérisation du personnage dans les moindres détails, sa voix, animée par sa fabuleuse intuition musicale, deviendra le vecteur de l’artiste qui, toujours méticuleusement préparé, franchira la scène en connaissant son rôle sur de fond en comble. Combien de fois Jan Verbeeck, grâce à sa fabuleuse mémoire musicale, ne viendra-t-il pas au secours d’un partenaire défaillant, en lui soufflant le texte, voire la musique.Véritable force de la nature, ses incarnations vibreront d’une intensité et une d’une virilité confondantes: entièrement axé sur son instrument. Peut-être ne sera-t-il pas toujours un acteur exemplaire, voire impeccable, mais sa voix tout entière était Jan Verbeeck et Jan Verbeeck était le personnage incarné, sous ses facettes les plus multiples. D’un registre grave mordant et sombre de baryton au medium charnu et rond, à des aigus puissants et lumineux, l’artiste investira tout son talent et l’essentiel de son art dans la voix, délaissant parfois le jeu scénique, mais se laissant toujours guider par l’instinct et par son infaillible bon sens. Finalement, ce sera son intelligence musicale qui le guidera de manière convaincante vers la quintessence même d’un chant essentiellement intense et intègre, radieux et humain, à l’instar de l’être extraordinaire qu’il était. Sa versatilité interprétative lui permettront de traverser près de trois siècles de musique en brassant à peu près tous les styles et répertoires: oratorio, musique religieuse et profane, opéra, opéra comique, opérette, comédie musicale, création contemporaine et mélodie! Lors de chacune de ses interprétations, l’artiste insufflera une intensité, un mordant, une flamme toute personnelle: si parfois, au crépuscule de sa carrière, des accents véristes intempestifs et un pathos parfois trop exacerbé entraveront une ligne de chant superbement aboutie, ils seront bien vite occultés, tant la caractérisation du personnage sera saisissante, envoûtante. Cette même aisance naturelle de l’émission, confortée par son extraordinaire mémoire musicale, lui permettront d’aborder en matinée une opérette et le soir, une œuvre du répertoire dramatique! Combien de fois Jan Verbeeck n’a-t-il pas interprété l’après-midi un opéra dans une ville française, pour le soir même, remplacer au pied levé un collègue ayant déclaré forfait en Belgique? Il sera guidé par son exceptionnelle capacité d’apprentissage et par sa prodigieuse mémoire musicale, instantanée et littéralement photographique! En effet, il lui suffira de parcourir une nouvelle partition pour la mémoriser en quelques heures: sa lecture à vue était exemplaire. En outre, le ténor sera d’une probité artistique à toute épreuve, qu’on en juge plutôt: des milliers de représentations en Belgique, France, Allemagne, Espagne, Algérie, Hongrie sur près de 30 années, sans jamais déclarer forfait! De nature plutôt réservée, voire timide, il évitera les mondanités et les frivolités inutiles, préférant se concentrer sur l’apprentissage des rôles. Le ténor aura traversé sa carrière sereinement, heureux de retrouver son épouse après la représentation, préférant d’amicales agapes à la maison aux sorties bruyantes et enfumées dans les restaurants à la mode. Au crépuscule de sa vie, bien peu avait changé dans ses habitudes: le ténor continuera à entretenir de chaleureuses amitiés, notamment avec certains de ses élèves de l’Académie de Deinze, tout en s’adonnant avec verve et succès à la peinture: sur sa riche palette, des couleurs vives et chatoyantes, à l’instar de l’homme qu’il était. Combien de fois ne se plaira-t-il pas à égayer les soirées entre amis en chantant des extraits des rôles de son répertoire? La voix, malgré les ans, avait conservé sa brillance, son autorité et son timbre si caractéristique. Après avoir officiellement fait ses adieux à la scène en 1976, il deviendra un excellent pédagogue, formant ainsi de nombreux élèves avec succès, s’investissant pleinement dans ce nouveau rôle, repassant entièrement avec ses protégés les rôles à l’étude, cultivant ainsi un organe qui, à plus de 80 ans, semblait intact. C’est la raison pour laquelle il continuera à se produire au récital et au concert, jusqu’à plus de 90 ans! Justement, à l’occasion de la cérémonie organisée par les autorités locales anversoises à l’occasion de ses 90 ans, Jan Verbeeck interprétera encore avec panache un éventail de mélodies flamandes: ineffable et confondante leçon de style, d’autorité et de musicalité. Lors des visites de l’auteur en son domicile, combien de fois n’a-t-il pas égrené avec véhémence des passages de Otello, Tosca, Paillasse, André Chénier ou de Die tote Stadt? Cette voix! Ce bronze, cette couleur latine et animale, étaient demeurés intacts près d’un demi-siècle après ses débuts! De petite taille, le poids des ans semblait avoir rendu l’homme encore plus petit, alors qu’il paraissait un géant de par sa seule voix. Jan Verbeeck, égal à lui-même dans sa modestie, était resté tout entier l’artiste qu’il était: servant avec la plus exemplaire humilité la musique et l’art lyrique.

Jan Verbeeck dans le rôle-titre de Lohengrin
Jan Verbeeck dans le rôle-titre de Lohengrin à l'Opéra Royal Flamand, Anvers
( Fonds musical de l'auteur )

Lors du dernier entretien avec l’auteur en 2004, après avoir chanté, avec un aplomb et un contrôle du souffle inouïs, des extraits du duo ‘Glück, das mir verblieb’ tirés du premier acte de Die tote Stadt, Jan Verbeeck, regarda, de ses yeux bleus un brin mélancoliques, son grand portrait de Lohengrin trônant à proximité du piano dans le salon. Sans doute se remémora-t-il alors avec sérénité les milliers de représentations et les dizaines de rôles incarnés à la scène, parcourant inlassablement les flots tumultueux et incessants de la musique, sa raison de vivre, tel le chant du cygne?

 

Jan Verbeeck dans le rôle de Canio, dans Pagliacci
Jan Verbeeck dans le rôle de Canio, dans Pagliacci à l'Opéra Royal Flamand, Anvers
( Photo J.M. Mertens, Anvers
Fonds musical de l'auteur )

 

Extrait de la galerie de rôles abordés par Jan Verbeeck :

trois siècles de musique et une étonnante diversité de répertoire

(dans l’ordre chronologique des prises de rôles)

 

Ulrich Eisslinger (Die Meistersinger von Nürnberg), Verhaler (Bethléem), le 1er Chevalier (Parsifal), Vladimir Igorevich (Le Prince Igor), le rôle-titre dans Tannhäuser, Nicias, Herder (Die tote Augen), Max (Der Freischütz), Pharès (La Passion), Goethe (Frederika), Enéas (Esclarmonde), le rôle-titre dans Paganini, Tybalt (Roméo et Juliette), Mario Cavaradossi (Tosca), Erik (Der fliegende Holländer), Don José (Carmen), Koltay (Victoria et son hussard), Sándor Barinkay (Der Zigeunerbaron, le rôle-titre dans Faust, Loris Ipanov (Fedora), Dimitri (Boris Godounov), Hoffmann (Les Contes d’Hoffmann), le rôle-titre dans Lohengrin, Luigi (Il Tabarro), le Prince Dimitri (Resurezzione), Roméo (Roméo et Juliette), le rôle-titre dans André Chénier, Roussillon (La Veuve joyeuse), Radames (Aida), Alfred (Die Fledermaus), Manrico (Il Trovatore), Canio (I Pagliacci), Calaf (Turandot), Jésus (La Passion), Siegmund (Die Walküre), Julien (Louise), Hans (La Fiancée vendue), Jenik (La Fiancée vendue), le rôle-titre dans Otello, Narraboth (Salomé), Caramello (Nuit à Venise), Lyonel (Martha), Samson (Samson et Dalila), Tamino (Die Zauberflöte), Gratiaan (Beatrijs), Florestan (Fidelio), Ferrando (Cosí fan tutte), Edgardo (Lucia Di Lammermoor), le rôle-titre dans Don Carlos, Bacchus (Ariadne auf Naxos), Hugo Van den Goes (Abigaïl), Matteo (Arabella), Jean (Hérodiade), le Prince Sou-Chong (Le Pays du sourire), le rôle-titre dans Le Tsarévitch, Bank (Bank Ban), Merlyn (Der Herbergprinses), Pedro (Tiefland), Dick Johnson (La Fanciulla del west), le Poète (Spoutnik), le rôle-titre dans Werther, Paco (La Vida breve), Levinus (Anna Marie), le rôle-titre dans Sadko, Ismaele (Nabucco), Rietje Rans (Paradijsgeuzen), Osaka (Iris), Paul (Die tote Stadt), Macduff (Macbeth), Turiddu (Cavalleria rusticana), Gennaro (Lucrezia Borgia), Freddy (Dollarprinses), Lancelot (Lancelot en Sanderien), Arrigo (I Vespri siciliani), Walther von Stolzing (Die Meistersinger von Nürnberg), le Roi Dageraad (Le Songe d’une nuit d’hiver), Andrej (Krutnava), Egiste (Elektra), Raoul de Nevers (Les Huguenots), Ercol (Pénélope), Isegrin (Reinaert De Vos), Schweik (De brave Soldaat Schweik), Bürgermeister (Der Besuch der alten Dame), Peter (Porgy and Bess.)

 

 

 

Une existence tout entière consacrée au chant et à l’art lyrique

 

Les retentissants succès remportés par l’artiste à Anvers inciteront la direction de l’Opéra Royal de Gand dès la saison 1952-1953. Ce sera le réputé soprano belge Vina Bovy (1900-1983), alors directrice du théâtre gantois, qui auditionnera le ténor et s’adjoindra sa précieuses collaboration, jusqu’en 1974. Vina Bovy, au terme d’une longue et splendide carrière internationale, fera preuve d’un excellent jugement en engageant, soit au cachet, soit en saison ou encore, en qualité de membre de la troupe, des artistes de tout premier plan. De nombreux artistes internationaux de premier plan, surtout français, italiens et dans une moindre mesure, allemands, seront applaudis à Gand. La présence de ces interprètes confirmés permettra aux membres de la troupe de travailler et d’évoluer en pleine harmonie avec des légendes internationales; nul doute que la direction de Vina Bovy aura finalement ravi la vedette à d’autres théâtres lyriques belges, en matière de choix des interprètes et qualité d’ensemble! Finalement, les deux théâtres de prédilection du ténor seront ceux d’Anvers et de Gand.

Vina Bovy, soprano belge (1900-1983) dans le rôle de Violetta
Vina Bovy, soprano belge (1900-1983) dans le rôle de Violetta dans La Traviata, dans une gouache de Christos Simatos, Monte-Carlo, ca. 1930
( Fonds musical de l'auteur )

Le Théâtre Royal de la Monnaie n’accueillera finalement jamais Jan Verbeeck. Peu avant le départ du ténor ukrainien Joseph Rogatchewsky (1891-1985) de la direction du théâtre, une promesse d’engagement avait été faite pour la saison 1959-1960, pour quarante représentations, comprenant Jean dans Hérodiade. Hélas, deux semaines après cet accord, " je reçus une lettre de Maurice Huisman, son successeur, m’informant de son arrivée à la tête du théâtre et m’avisant qu’il ne donnerait pas suite aux engagements pris par son prédécesseur et donc, qu’il ne voulait pas m’entendre! J’entretenais pourtant d’excellents contacts avec Joseph Rogatchewsky qui lui, connaissait très bien les voix, ayant été le réputé ténor que vous savez! Quant à Maurice Huisman, il venait d’être nommé par la Ville de Bruxelles, ce qui en dit long sur ses compétences musicales et lyriques! (confié à l’auteur lors d’un entretien.) Maurice Huisman congédiera du reste sans ménagement les meilleurs éléments de la troupe, se prévalant de seules considérations économiques. Pourtant, une belle carrière européenne attendra Jan Verbeeck et jamais l’artiste ne considérera que seules l’importance ou la réputation d’un théâtre devraient être les vecteurs de ses ports d’attache. C’est la raison pour laquelle autant des théâtres de premier plan, que des salles de province trouveront grâce à ses yeux et pourront l’applaudir, parfois avec des partenaires, il est vrai, peu dignes de son talent. L’artiste sera particulièrement apprécié en France à une époque où les véritables ténors dramatiques faisaient cruellement défaut. Il est regrettable que Jan Verbeeck n’ait pas été en mesure de confier sa voix aux micros des studios d’enregistrement et à l’heure actuelle, seules des bandes pirates subsistent, pour l’essentiel avec les membres des troupes d’Anvers et de Gand, précieux témoignage de l’art exalté de cet exceptionnel et talentueux artiste.

 

 

 

Extraits d’une interview consentie à Claude-Pascal Perna

à Anvers en juin 2002

 

Etes-vous issu d'une famille de musiciens et comment votre vocation pour le chant est-elle née?

Ma famille était axée sur le commerce, principalement sur le négoce de diamants. Nous ne chantions pas à la maison en tant que professionnels, mais mes parents n’étaient nullement réfractaires à la musique classique, bien au contraire. Nous assistions à des concerts et parfois, nous nous rendions au théâtre. Pourtant, depuis ma tendre enfance, j’étais fasciné par la voix humaine et j’éprouvais ainsi l’envie de chanter! Adolescent, je connaissais un professeur de musique à Borgerhout, dans la banlieue anversoise, qui enseignait le piano et le solfège: je décidai alors de m’inscrire à son cours et demandai à être admis dans sa classe de chant. Au bout de trois ans, j’obtins un Premier Prix de chant et de piano! Il s’agissait de Jan Delseaux:il possédait encore toute sa voix, après avoir été chanteur puis directeur de théâtre à Anvers. Sa technique était excellente et il me montra comment nuancer l’émission vocale, en chantant ‘piano’, voire ‘pianissimo’. Je lui dois vraiment beaucoup sur le plan technique et son enseignement me fut très précieux. J’ai également suivi une formation avec un pédagogue de Hambourg, dont le nom m’échappe, et qui m’enseigna à ne pas forcer l’instrument, à ne pas " pousser " au moment de l’émission. Figurez-vous que je me rendais au cours en voiture, en conduisant d’Anvers jusqu’en Allemagne: j’en fis des trajets, par dizaines! Finalement, je me perfectionnai auprès d’Olympe De Preter, l’épouse de Maurice De Preter, brillant chef d’orchestre et compositeur:ce fut un couple de musiciens vénérés à Gand, où ils furent d’excellents pédagogues. Ce fut donc très jeune que je me passionnai pour le chant, bien que je ne débutai sur scène sur le tard, puisque j’avais alors la trentaine, ce qui n’est pas plus mal, la voix ayant eu le temps de s’épanouir et de mûrir.

 

Pourriez-vous évoquer votre premier contact avec le monde lyrique?

Je débutai en 1947 dans ‘La Traviata’ à l’Opéra Royal des Flandres à Anvers, dans des circonstances bien amusantes. A l’époque, j’avais repris le flambeau de l’entreprise familiale. Dans les ateliers, je fredonnais des mélodies ou des airs d’opéra, et il m’arrivait même, le soir venu, alors que les locaux étaient déserts, de chanter à pleine voix. Mes collègues me taquinaient souvent, mais d’autre part, malgré mon apparente réserve, ils me savaient intrépide! Un jour, l’un d’eux, qui connaissait bien le directeur de l’Opéra, me soumit le pari de me rendre au théâtre, tout à fait spontanément, pour y faire entendre ma voix. J’acceptai de relever ce pari un peu fou et me rendis promptement vers le bureau directorial, après qu’une secrétaire m’eût annoncé. Je pénétrai dans son bureau et lui demandai, sans trop de préliminaires et de façon très directe:" Bonjour Monsieur, êtes-vous bien le Directeur de l’Opéra?" L’élégant intendant m’observa, me dévisagea, curieux et intrigué par cette visite non sollicitée et il me répondit froidement par l’affirmative et je lui répondis, droit comme un if et tout naturellement:" Eh bien, moi je suis Jan Verbeeck, ténor! ". Il me demanda, en souriant et quelque peu amusé par tant d’audace:" Que voulez-vous chanter, dites-moi? " Comme je venais d’entendre la veille le ténor belge Frans De Guise dans Tosca à l’Opéra, je lui proposai de chanter l’air de Mario Cavaradossi, ‘Recondita armonia’. Il se leva et me conduisit vers les coulisses du théâtre et je me retrouvai sur la scène même, moi qui n’avais encore jamais chanté dans un aussi vaste espace! Je pensai alors: " Ciel, on ne m’entendra pas! " Finalement, je n’eus aucune difficulté à me faire entendre. Entre-temps, il avait appelé l’un des pianistes attitrés du théâtre, qui nous rejoignit. Je le connaissais un peu et en passant derrière moi, alors que le directeur avait pris place au cinquième rang du parterre, il me dit:" Jan, chante l’air un demi-ton plus haut, pour épater la galerie! " Etonné, je commençai à chanter l’air et tout de suite, je fus décontenancé par la nouvelle tonalité que m’imposait le pianiste! Mais je m’ajustai très vite et tout se passa fort bien. Après m’avoir écouté attentivement, le directeur me demanda si je pourrais chanter le rôle d’Alfredo dans ‘La Traviata’ dans un mois. Je lui répondis que j’acceptais de relever le défi, car j’apprenais très vite:il pensa que je bluffais un peu et pourtant, déjà deux semaines plus tard – car j’étais tout simplement incapable d’attendre plus longtemps -, je signai mon premier contrat d’engagement avec Anvers! Je dois dire que j’avais une chance inouïe: je déchiffrais la partition le matin et je connaissais mon rôle par cœur le soir même! Voilà donc le commencement de ma collaboration avec ce théâtre!

Jan Verbeeck dans le rôle-titre d'André Chénier
Jan Verbeeck dans le rôle-titre d'André Chénier et Vina Bovy dans celui de Madeleine de Coigny
à l'acte I de l'opéra éponyme à l'Opéra Royal, Gand
( Fonds musical de l'auteur )

Ainsi se développa une belle et longue association avec l’Opéra Royal de Gand …

En effet, Vina Bovy, le célèbre soprano belge devenu directrice de l’Opéra Royal me recruta en saison et me proposa une série d’engagements en France, notamment à Bordeaux, Toulon, ainsi que dans de nombreuses autres villes françaises. Elle paraîtra toujours à la scène en qualité d’artiste lyrique, tout en dirigeant l’opéra: une lourde tâche, vous en conviendrez, mais elle était une brillante artiste et une femme extraordinaire. J’eus l’honneur de chanter le rôle-titre d’André Chénier pour ses adieux à la scène: ce fut une soirée particulièrement émouvante. Je suis toujours resté extrêmement attaché à la belle ville de Gand et le public y était particulièrement chaleureux et connaisseur de voix.

Sur le plan vocal, vous êtes passé du ténor demi-caractère, vers le ténor dramatique ou fort ténor sans accrocs et tout à fait naturellement …

Tout à fait:ce changement s’est opéré naturellement. Dès le début de mon parcours artistique, soit peu après 1947, le directeur de l’Opéra d’Anvers décèlera en moi un fort tempérament dramatique, tant sur le plan purement vocal, qu’interprétatif. Un peu plus tard, vers 1953, au moment où ma carrière prendra réellement son envol à Gand, très vite je réalisai qu’en effet, je pouvais faire mieux, en allant plus loin, mais toujours avec la plus grande prudence. Car j’appris de mes maîtres de chant, précepte que j’inculquai plus tard à mes élèves, de ne jamais forcer l’instrument. Je décidai alors d’aborder le rôle de Julien dans ‘Louise’, justement avec l’exquise collègue et amie que fut Vina Bovy, dans le rôle-titre. A vrai dire, il ne s’agissait guère d’un emploi facile pour un débutant! La partie du ténor est tendue, avec une orchestration parfois lourde, demandant vaillance et une grande concentration.

 

Interprétiez-vous les opéras dans leur langue originale ou dans leur traduction française?

Les deux: dans la traduction vers le français ou le néerlandais, puis également dans la langue originale. Il m’est arrivé, dans une même semaine, de chanter ‘Lohengrin’ en flamand et deux jours plus tard, à Liège, par exemple, en français – alors que je connaissais l’œuvre dans sa mouture originale allemande! Je chantais aussi bien en flamand, français, italien, allemand et même en anglais! Un véritable Européen dans l’âme!

 

Parmi les rôles qui ont marqué la mémoire de vos admirateurs, celui redoutable de Paul, dans La Ville morte occupe une place particulière …

Il s’agit d’un rôle difficile, en effet, mais il ne m’a causé aucun problème. Je l’ai appris tout calmement, en l’abordant scène après scène, aidé en cela par mon excellente mémoire musicale. J’étudiai toutes les répliques et non seulement celles rattachées à mon rôle: c’est ainsi que celles de tous les solistes m’étaient connues. Cela me rappelle que lors d’une reprise, l’un des soprani, interprétant le terrible rôle de Marietta/Marie, connut des problèmes de mémoire et je dus lui souffler le texte tout en me concentrant sur ma partie et en observant discrètement le chef d’orchestre dans la fosse, qui était, je l’avoue, quelque peu paniqué par cette situation périlleuse.. Pour en revenir à l’emploi de Paul, j’avais lu attentivement le livret (les auteurs, Julius et Erich W. Korngold le publieront sous le pseudonyme Paul Schott), basé sur un roman de Georges Rodenbach et intitulé ‘Bruges la Morte’, paru en 1892.) Bref, je m’en étais imprégné: la musique est vraiment très belle, dramatique et intense:j’ai beaucoup aimé interpréter Paul. Parmi mes meilleures collègues de théâtre dans le double rôle de Marietta et du Spectre de Marie, je me souviens de la très belle Jacqueline Van Quaille, soprano belge. Grande, élégante et blonde, elle incarnait la complexité de ces deux personnages avec conviction et à la perfection. Sa voix ample, brillante et possédant une phénoménale aisance dans le registre aigu, apparemment inépuisable, convenait merveilleusement aux élans dramatiques de ‘Die tote Stadt’. Jacqueline a illuminé de sa présence ce double personnage: que de beaux souvenirs … embrassez-la pour moi, voulez-vous?

 

Quels furent vos chefs d’orchestre préférés?

Je songe en particulier à Hugo Lenaerts, car il connaissait les voix à la perfection. A titre d’exemple, lorsqu’il lui arrivait d’interrompre un soliste, il était extrêmement patient, expliquant à l’artiste où se situait l’erreur, détaillant la structure de la ligne musicale, pointant la simple ou double croche incriminée, reprenant avec l’orchestre avec une patience magistrale. Parfois, la traduction du texte pouvait causer problème en se greffant sur une partition, sur une portée musicale qui, elle, restait bien évidemment inchangée. Il n’hésitait jamais à reprendre tout un acte avec les solistes, parfois même avec l’ensemble et je me souviens du superbe mezzo-soprano Yetty Martens qui habitait à l’époque Bruxelles: combien de fois ne dut-elle pas demander à un collègue possédant un véhicule de la reconduire à la maison, car la répétition avait duré longtemps et plus aucun train ne circulait! Il était un grand musicien et un perfectionniste. C’était un homme travaillant et évoluant en parallèle étroitement avec les artistes:si je commettais une erreur, il s’arrêtait et nous reprenions le passage défectueux, dans un esprit très constructif. J’ai beaucoup travaillé avec lui et nous étions amis:parfois, il lui arrivait de poursuivre dans sa direction d’orchestre, en dépit d’une faille ou d’une erreur, sans ne rien dire, pour ne pas interrompre le cours de la soirée. Puis, la répétition ou la représentation terminée, il nous faisait retravailler en aparté les passages qui avaient causé problème. Parmi les autres chefs, j’ai hautement apprécié Luigi Martelli, qui dirigera de nombreuses œuvres du répertoire italien à l’Opéra Royal de Gand. A l’instar de Hugo Lenaerts, il connaissait et ménageait les voix:il était toujours à l’écoute des préoccupations des artistes – autant les solistes, que les seconds plans. En outre, il excellait dans le répertoire belcantiste, qu’il défendait avec main de maître, dans la grande tradition italienne belcantiste. J’ai, bien sûr chanté avec tant d’autres chefs d’orchestre, mais ma mémoire ne m’est plus très fidèle aujourd’hui.

 

Quelle est votre vision du monde du chant actuel et quels sont les conseils que vous prodigueriez à tout aspirant chanteur?

Le conseil prodigué devrait toujours dépendre de l'individu à qui il s'adresse:on ne devrait jamais généraliser un conseil ou le considérer comme universel, applicable à tous, la panacée musicale n’existe pas, croyez-en mon expérience! Chaque voix est unique, au même titre que l’être humain qui l’abrite. La base technique est peut-être la même, mais elle doit être adaptée en fonction de la nature de la voix, de sa physionomie et de ses particularités. Comme je vous l’ai déjà dit, ne forcez surtout pas, travaillez la voix naturelle que vous avez. C’est pourtant difficile, surtout au début, notamment pour ce qui concerne la question du chant ‘fortissimo’ ou ‘forte’:les élèves ont cette fâcheuse tendance à chanter trop fort, car souvent, les orchestres jouent ‘forte’, sans nuances! C’est avec l’expérience réelle de la scène que la maîtrise de l instrument s’opère. Surtout, lorsque l’on doit interpréter un répertoire exigeant sur le plan vocal, il est préférable de l’aborder ‘mezzo forte’ ou ‘piano’, toujours moins fort, pour éviter d’écraser l’émission vocale et l’appui sur le diaphragme.

Jan Verbeeck dans le rôle de Don José, dans Carmen
Jan Verbeeck dans le rôle de Don José, dans Carmen à l'Opéra Royal Flamand, Anvers
( Photo J.M. Mertens, Anvers - Fonds musical de l'auteur )

A-t-on été tenté parfois de vous proposer des rôles inadaptés à votre voix?

Hélas, je dois bien vous répondre par l’affirmative, cela est parfois arrivé, notamment dans des théâtres de province, tant à l’étranger qu’en Belgique. Toutefois, j’ai toujours résisté à la tentation d'aborder des rôles inadaptés à ma voix, ce qui m’a permis de conserver un instrument très frais et qui m’aura permis de chanter longtemps. Encore aujourd’hui, vous le savez, je chante de manière satisfaisante au vu de mon grand âge: quand je suis en forme, je peux encore émettre des contre-Ut, sans problème! Si j’avais accepté de relever des défis impossibles sur le plan vocal ou stylistique, je ne pense pas, en toute sincérité, que j’aurais conservé mon instrument presque intact au fil des ans.

 

Vous possédez une excellente mémoire, presque photographique de la partition …

En carrière, grâce à ma mémoire, je pouvais apprendre et mémoriser un opéra entier de 350 pages en moins d’une semaine. A titre d’exemple, alors que j’étais en tournée en France, je chantais ‘Tosca’ le lundi soir, ‘André Chénier’ le mardi et ‘Lohengrin’ le vendredi soir! Non seulement, je passais d’un personnage, d’une époque à une autre, mais je devais aborder un style - wagnérien en l’occurrence -, tout à fait différent! Je possédais vraiment une excellente mémoire, ce qui fut une réelle chance et m’aida beaucoup dans ma carrière et qui me permettait également de mémoriser aisément le livret. Je pouvais lire une lettre reçue au courrier le matin et après l’avoir mise de côté, je pouvais la réciter par cœur le soir! Aujourd’hui, c’est bien différent après toutes ces années!

 

Quel part de votre carrière avez-vous consacrée au récital, au concert et à l'oratorio?

Une part minime, car finalement, je n’ai pu disposer que de fort peu de temps, devant me concentrer sur mes prises de rôles, sur leur apprentissage progressif. Je possédais avant tout une voix pour le grand opéra et je ne pense pas que même si l’on m’avait proposé des messes ou des oratorios, j’aurais véritablement accepté. Jésus dans ‘La Passion’, le drame sacré en quatre actes d’Albert Dupuis, fut en cela une incursion intéressante dans une œuvre à caractère religieux et de structure musicale tout à fait particulière. Je me rappelle qu’il y avait beaucoup d’enfants sur la scène pour la représentation du choeur et lorsqu’ils m’ont vu, drapé d’une toge blanche, les cheveux ornés d’une couronne d’olivier, ils se sont spontanément agenouillés, sans aucune indication du metteur en scène! Peut-être ont-ils cru à une apparition divine? Une dizaine d’enfants se sont agenouillés, puis par mimétisme, tous les autres bambins ont suivi dans ce mouvement, ce fut une expérience transcendante.

Jan Verbeeck dans le rôle de Jésus dans La Passion
Jan Verbeeck dans le rôle de Jésus dans La Passion à l'Opéra Royal, Gand
( Fonds musical de l'auteur )

Quel est le bilan que vous pouvez tirer de vos années d’enseignement?

Un bilan très mitigé, je ne vous le cache pas. J’ai donné cours de chant à Gand, pendant près de 15 ans, plus précisément aux Conservatoires de Lockeren et de Deinze, mais à vrai dire, ce ne fut pas brillant. S’agissant d’une classe de chant et non d’art lyrique, j’accompagnais moi-même mes élèves et surtout, je chantais quotidiennement pour leur illustrer la caractérisation du personnage. Bien que cela fût particulièrement épuisant, je pouvais ainsi parfaitement entretenir ma voix, ce qui, en partie, explique ma longévité artistique. C’était un cours de 10 heures quotidiennes et il m’arrivera de chanter à la scène, notamment à l’Opéra des Flandres, Otello, Radames ou Mario Cavaradossi le soir même! Il m’est aussi régulièrement arrivé de devoir donner des concerts, après une journée d’enseignement et ce, sans aucune répétition! Ce n’est pas facile, je puis vous l’assurer, d’entonner ‘Celeste Aida’ sur une vaste scène de théâtre, épuisé par une journée de cours … pourtant, ce fut mon lot quotidien, si je puis dire. Pour conclure sur ce sujet, je n’ai pas trouvé parmi mes élèves, de motivation fondamentale, de profonde vocation: les bons éléments n’ont certes pas manqué et certains parmi ceux-ci chantent professionnellement à tous les niveaux, mais je n’ai pas été en mesure de déceler un véritable oiseau rare. Toutefois, si je trace un bilan mitigé de ces années d’enseignement, j’ai trouvé une grande satisfaction à enseigner et j’ai toujours été comblé sur le plan humain par tous mes élèves et par l’environnement académique.

Jan Verbeeck dans le rôle de Jésus dans une scène extraite de La Passion
Jan Verbeeck dans le rôle de Jésus dans une scène extraite de La Passion, à l'Opéra Royal, Gand
( Fonds musical de l'auteur )

Pour conclure, quel est le bilan personnel et artistique tracez-vous de votre carrière lyrique?

Je peux déclarer que je suis fort satisfait avec tout ce que j’ai entrepris. Venu au chant sur le tard, j’ai pu préserver ma voix longtemps et chacun des rôles que j’ai interprétés à la scène m’a apporté son lot de satisfaction, de découverte et souvent, d’émerveillement. Chaque personnage m’a fait découvrir mille et une facettes, ce qui a constitué une inépuisable mosaïque artistique. Avoir pu paraître à la scène avec autant d’artistes belges et internationaux, venus d’horizons si différents, aura représenté un fabuleux enrichissement artistique et personnel. J’ai traversé ma vie et ma carrière avec un grand équilibre et dans une totale sérénité d’esprit: je suis donc heureux de pouvoir me reposer, après tant de dur labeur, en me consacrant à la peinture que j’aime tant. Et puis, vous le savez, je fredonne toujours les airs de mon répertoire: il m’arrive encore de chanter à pleine voix!

 

Claude-Pascal PERNA
(tous droits réservés, novembre 2005)

 


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