Charles-Marie Widor au grand orgue de St-Sulpice ( cliché Branger-Doye, vers 1900 ) |
Organiste de l’église Saint-Sulpice à Paris de 1870 à 1934, Charles-Marie Widor (1844-1937) est né à Lyon. Après avoir travaillé sous la direction de son père, organiste à l’église Saint-François-de-Sales, c’est avec Lemmens, à Bruxelles, qu’il s’était perfectionné.
Widor fut titulaire de la classe d’orgue du Conservatoire de Paris de la mort de César Franck en 1890 jusqu’en 1896. Il attachait, tout comme son prédécesseur, de l’importance à l’étude de l’improvisation. Voici, rapportés par Louis Vierne (1870-1937) qui fut son élève puis son assistant dès 1892, les propos qu’il tint à son arrivée au Conservatoire :
" En ce qui concerne l’improvisation, leur dit-il à la fin de la classe, je n’ai rien à changer à ce que vous a appris Franck. Ce fut le plus grand improvisateur de notre temps... Seulement quelques détails dans les formes, rien dans les procédés [...] Widor faisait ses cours d’exécution avec une minutie et une rigueur parfois fatigantes. Au contraire, il faisait preuve de beaucoup de largeur de vue dès qu’il s’agissait d’improvisation. Lorsque ses élèves se livraient à des recherches harmoniques outrancières pour tâter le terrain, il ne se fâchait pas et se bornait à leur donner des aperçus ingénieux sur la manière de développer les thèmes. Insensiblement, il leur apprit à se servir des formes diverses, depuis le choral varié jusqu’à la sonate. "[Bernard Gavoty, " Louis Vierne, la vie et l’œuvre ", Paris, Albin Michel, 1943, p. 57]
Il faut reconnaître que, chez César Franck, la science de l’improvisation éblouissait les auditeurs :
" [...] Franck fut par essence, par goût, par métier, un improvisateur à l’orgue ; cela peut permettre d’expliquer la force éclatante de son art symphonique et ses évidentes faiblesses.
L’improvisation de l’organiste, sommet de son génie, fut une merveille sans cesse renouvelée ; ses auditeurs fortunés des années 1880-1890 l’ont vantée et même analysée. Son don de créateur à l’improviste était tel qu’il lui permettait de réaliser spontanément à l’orgue de véritables tours de force ou plutôt de virtuosité, qu’il n’aurait pas réussis dans le jeu ordinaire ou étudié. " [Léon Vallas, " César Franck " in : Histoire de la musique, coll. Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1963, p. 895]
Bien que très compétent, Charles-Marie Widor était, semble-t-il, plus académique dans ses cours d’improvisation. Il avait cependant conscience de l’importance du plaisir musical pour l’improvisation, rejoignant Jehan Alain qui notait plus tard dans ses réflexions :
" Il est indispensable que le travail d’improvisation soit intéressant et agréable à l’improvisateur. Sinon, qu’il quitte le clavier, mette son manteau et aille acheter une bouteille de quinquina en prenant le chemin qui traverse la forêt. " [Ibid., p. 191]
Comme le rappelle Naji Hakim dans l’introduction de son " Guide pratique d’improvisation " [Londres, UMP, 2001] :
" D’une manière générale, l’improvisation est une forme de composition spontanée, non écrite mais exécutée instantanément. Elle peut également constituer un préalable à la composition ou servir simplement de divertissement au musicien. A l’orgue, elle occupe une place spéciale dans la liturgie ou en concert. "
Contrairement à un préjugé fort répandu, l’improvisation n’est pas qu’affaire de talent. C’est une science qui se travaille autant que l’exécution.
Comme compositeur, Widor a montré la grande maîtrise qu’il avait des instruments sortis de la maison Cavaillé-Coll de Paris et des nombreuses possibilités de registration que ceux-ci offraient :
" [...] La musique d’orgue, presque exclusivement polyphonique jusqu’alors, allait pouvoir, grâce aux nouveaux procédés d’expression dont elle venait d’être dotée, faire une place infiniment plus large qu’auparavant aux recherches et aux combinaisons de timbres, aux artifices de virtuosité spéciale : elle allait être appelée – ce qui était à la fois un progrès et un danger – à se rapprocher de plus en plus de la musique d’orchestre. Dès lors, le titre de symphonie pouvait s’appliquer sans témérité aux compositions musicales destinées à l’orgue moderne, pourvu toutefois que ces productions – et tel est bien le cas pour l’œuvre de M. Widor – réunissent bien les éléments essentiels de toute œuvre symphonique, l’unité dans le plan et dans le style, la précision dans la coupe et la logique dans les déductions, le sentiment symphonique dominant les développements de détail et les épisodes de virtuosité instrumentale [...]" [Le Nouveau Labarum, n° 24, Nancy, Crépin-Leblond, mai 1907, p. 381]
En effet, ce sont ses œuvres pour grand orgue qui ont assuré la notoriété de Widor alors même que, par l’emploi de l’instrument d’église, un genre orchestral tombé dans une certaine désaffection retrouvait une nouvelle jeunesse :
" Les Dix Symphonies de M. Widor constituent les plus parfaits modèles de cette nouvelle manière de concevoir et de traiter la musique d’orgue. Toutes les ressources du colossal instrument de Saint-Sulpice dont se joue l’incomparable exécution de M. Widor, sont exploitées avec une richesse d’invention, une profusion de moyens qui confine presque à la prodigalité. Certaines imaginations débiles pourraient s’étonner, s’effrayer même devant ces combinaisons d’une hardiesse sans cesse croissante, ces difficultés accumulées comme à plaisir, qui donnent parfois l’impression d’une sorte de folie de la virtuosité. " Ce sont là jeux de prince ", leur répondra-t-on avec le poète. L’auteur est un exécutant d’un talent merveilleux, doué tout à la fois d’une fougue ardente et d’une impeccable précision. Y a-t-il lieu de s’étonner que sa science profonde des effets dont l’orgue est susceptible, que son enthousiasme fanatique pour ce vivant orchestre qu’il sait, à son gré, déchaîner ou modérer, se traduisent par des œuvres à sa taille, qui resteront après celles de J.-S. Bach le plus vaste monument élevé à la gloire de l’orgue. " [Le Nouveau Labarum, n° 24, Nancy, Crépin-Leblond, mai 1907, p. 381]
En analysant ainsi sa Cinquième Symphonie, Widor dévoilait une partie de sa méthode d’improvisation :
" Je n’ai eu d’autre idée, nous expliqua-t-il, que de prendre une phrase très simple, pour la pousser peu à peu jusqu’à son maximum de puissance. " [Le Nouveau Labarum, Nancy, Crépin-Leblond, juin 1907, pp. 6-7]
Les voûtes de l’église Saint-Sulpice résonnaient souvent d’harmonies célestes ou tonitruantes selon les circonstances. Le Widor improvisateur s’y révélait tout entier :
" La dernière messe basse de la matinée, vers 11 heures 30-12 heures, dans les grandes paroisses uniquement, était la messe-récital. L’organiste jouait pendant toute la durée de l’office, excepté au moment de l’élévation qui se faisait généralement dans le silence. A Paris, il était de bon ton , pour les gens cultivés, d’aller écouter la messe-récital jouée par Vierne à Notre-Dame ou par Widor à Saint-Sulpice. Ils allaient en quelque sorte au concert. " [Aurélie Decourt, " Un Musicien dans la ville, Albert Alain et Saint-Germain-en-Laye (1880-1971) ", Condé-sur-Noireau, Valhermeil, 2001, p. 72]
Les messes basses en musique trouvèrent leur terme avec le Concile Vatican II à partir de 1960 :
" Il nous faudrait trouver un remède au silence de la messe de onze heures.
Cette phrase, je la copie dans une lettre reçue naguère du curé d’une grande paroisse de Paris. [...] Cette messe au silence insupportable, c’était une messe avec orgue, comme il en existait un peu partout voici peu d’années encore, et, comme il en disparaît un peu partout aujourd’hui. Ce qui signifiait, pour le signataire de la lettre, l’identité absolue de la musique avec Rien. [...] Cette petite phrase lourde de menaces peut nous mener jusqu’à l’une des explications possibles (ce n’est pas la seule) de la crise que traverse dans l’Eglise catholique de France ce qui fut et reste depuis des siècles l’un des auxiliaires les plus efficaces de la spiritualité, la musique sacrée. Car pour remplir ce rôle, il faut qu’elle soit Quelque Chose et reconnue comme telle. " [Jacques Chailley, " Propos sans orthodoxie et autres chroniques impertinentes sur la musique d’hier et d’aujourd’hui (1950-1988) ", Paris, Zurfluh, 1990, pp. 130-131]
A propos de la musique d’orgue à Saint-Sulpice, voici l’avis très nuancé de J. K. Huysmans :
" L'orgue avalait alors une strophe sur deux et, sous le séditieux prétexte que la durée de l'office des encensements était trop longue pour être emplie, tout entière, par ce chant, M. Widor, installé devant son buffet, écoulait des soldes défraîchis de musique, gargouillait Là-Haut, imitant la voix humaine et la flûte, le biniou et le galoubet, la musette et le basson, rapiotait des balivernes qu'il accompagnait sur la cornemuse ou bien, las de minauder, il sifflait furieusement au disque, finissait par simuler le roulement des locomotives sur les ponts de fonte, en lâchant toutes ses bombardes.
Et le maître de chapelle, ne voulant pas se montrer inférieur dans sa haine instinctive du plain-chant à l'organiste, se donnait la joie, lorsque commençait le salut, de remiser les mélodies grégoriennes, pour faire dégurgiter des rigodons à ses choristes. " [Joris-Karl Huysmans, " En Route ", Paris, Tresse et Stock, 1895, chap. VI]
Il n’y a certainement pas lieu de prendre pour argent comptant ce jugement péremptoire lorsqu’on lit dans le même ouvrage à propos des cérémonies d’obsèques :
" Le malheur aussi, c'est que, pour rehausser le misérable apparat de ces fêtes, l'on joue du Massenet et du Dubois, du Benjamin Godard et du Widor, ou pis encore, du bastringue de sacristie, de la mystique de beuglant, comme les femmes affiliées aux confréries du mois de mai en chantent ! " [Ibid., chap. I]
Certes, les thèmes d’improvisation choisis par Widor restaient simples et ne contenaient pas d’emphase lyrique. Pour autant, cela ne nuisait en rien à l’expressivité, à condition de faire preuve d’imagination :
" Ce n’est pas le thème le plus riche qui donne les meilleurs développements. Sa variété risque de lui enlever l’unité de caractère. Quatre ou cinq notes sont souvent plus expressives qu’un fragment très ouvragé.
On remarquera que souvent les grands maîtres ne tirent pas parti – exprès – de toutes les ressources de leur thème. " [Bernard Gavoty, " Jehan Alain, musicien français (1911-1940) ", Paris, Albin Michel, 1945, p. 190]
Marcel Dupré (1886-1971) qui fut son successeur à Saint-Sulpice sut, par son génie musical, rester fidèle aux exigences de son maître. Il assura ainsi la continuité de la tradition d’improvisation française.
Olivier Geoffroy
Une courte interview de Charles-Marie Widor
Extraite de l’hebdomadaire Le Nouvelliste de l'Est, numéro du 17 mars 1889 (à l'occasion de l'inauguration de l'orgue Cavaillé-Coll de l'église Saint-Léon-IX de Nancy :
« Une interview de M. Ch.-M. Widor à Nancy.
Mercredi soir, après la magnifique audition de Saint-Léon, dont nous avons parlé, nous abordions M. Ch.-M. Widor, au moment où il descendait l’escalier de l’orgue et nous lui demandions un rendez-vous.
- Très volontiers, seulement je dois être à l’église à neuf heures. Pourriez-vous venir plus tôt ?
- A huit heures et demie ?
- Très bien.
Ce matin, nous arrivions donc, à l'heure dite, à l 'Hôtel de Paris. Le célèbre organiste était à table.
M. Ch.-M. Widor est un homme d’une quarantaine d’années, grand et vigoureux ; front légèrement dégarni ; grands yeux bruns. La moustache blonde, taillée en grosse, souligne les pommettes saillantes.
Un artiste et un journaliste étant toujours pressés, la conversation s’engage vite.
- Vous êtes pour quelques jours à Nancy ?
- Hélas non, je suis obligé de repartir par le train de 1 h. 25, car je dois être demain à Lyon.
- J’aurais bien voulu, pourtant, revoir la place Stanislas, dont j’ai gardé le plus poétique souvenir.
- Eh bien, disons-nous au maître, nous avons le temps. Voulez-vous que nous y allions ? Nous causerons en marchant.
- Bravo !
Nous partons immédiatement. Chemin faisant, nous interrogeons M. Widor, qui, tout en admirant les portes, si curieusement élégantes de la place Stanislas, nous met obligeamment au courant de ses projets.
Comme nous lui demandons pourquoi il repart si vite :
- Je dois, nous dit-il, me trouver dès demain à Lyon, où l’on monte ma Korrigane. Or, il faut que nous répétions généralement demain. Il s’agit d’une représentation au bénéfice des « Fourneaux de la Presse ». Cette œuvre a été organisée par vos confrères lyonnais, lesquels sont un syndicat, sous le haut patronage de Mgr Foulon, du général commandant le corps d'armée, du préfet. La misère étant grande à Lyon, le Comité a voulu donner au théâtre une représentation de gala. On a donc monté la Korrigane qui est toujours au répertoire de l'Opéra et on m'a demandé de venir conduire.
De plus, l'Académie nationale de musique a bien voulu céder ses artistes.
- N’avez-vous rien, en ce moment, sur le chantier ?
- Si fait ! j’écris une partition d’opéra qui aura probablement quatre actes.
- Le livret est un sujet historique ?
- Non ; il s’agit, d’une pure fantaisie, d'une légende.
Et le maître ajoute modestement :
- Comment prendre un sujet historique après les Huguenots ?
Tout en causant, nous sommes arrivés devant l’église Saint-Epvre. M. Ch.-M. Widor, séduit, par les vitraux, veut absolument y entrer, bien que l’heure le presse, et nous le quittons en le remerciant de sa complaisance. »
G. D.
Collecte : Olivier Geoffroy
(août 2022)
Charles-Marie WIDOR
Souvenirs, par Isidor PHILIPP
(1863-1958, professeur de piano au Conservatoire de Paris, puis à New York et à Louisville (Québec), compositeur)
(in Le Passe-Temps, revue musicale, littéraire et artistique,
Montréal, 50e année, n° 883, février 1945)
En 1888, j'eus l'occasion de lire un concerto de piano lequel me plut infiniment. Il était signé Charles Marie Widor. Je travaillai tout de suite cette oeuvre très brillante, avec l'intention de la proposer à l'un de nos chefs d'orchestre. Mais j'aurais voulu avoir les conseils de l'auteur, que l'on disait fort distant, réservé jusqu'à la froideur, intéressé seulement par un certain monde aristocratique qu'il fréquentait. Je priai Saint-Saëns, toujours bienveillant, de me recommander et je répétai ce que j'avais entendu dire. "Potins ridicules, me dit-il. Oui, il est distant. N'espérez pas qu'il va vous sauter au cou... Ecrivez lui et il vous répondra."
En effet, j'eus aussitôt une aimable réponse et un rendez-vous. Widor demeurait alors rue Garancière, une des vieilles rues autour de Saint-Sulpice. Il avait là un bien modeste appartement de garçon au cinquième et au rez-de-chaussée une grande chambre qu'il appelait "ma cave" dans laquelle étaient un piano, un pédalier, une table de travail, et, piquées au mur, des invitations nombreuses... Widor me reçut cordialement, semblant très content que je veuille jouer son oeuvre et me dit avec mélancolie : "Les pianistes ne me gâtent guère." Il m'invita aussi à revenir, et, à partir de ce jour, date une amitié qui a duré 52 ans. Widor, organiste du grand orgue de Saint-Sulpice, — il avait été nommé à 18 ans — était considéré à juste titre comme le plus éminent organiste du temps. "Les plus habiles organistes, lui disait un jour Saint-Saëns — lui aussi un des maîtres de l'orgue, — n'ont qu'à vous tirer leur chapeau"... Ses symphonies d'orgue étaient sur tous les programmes, non seulement en France, mais en Angleterre, en Allemagne, en Amérique... Ces oeuvres d'une forme nouvelle où tout est construit de main de maître, où se trouvent des pages délicates, expressives ou puissantes, eurent une grande influence sur la technique et la registration de l'orgue moderne. Mais il n'était pas seulement un organiste célèbre. Il venait d'avoir un succès avec un opéra sur un livret de François Coppée, Maître Ambros, et son ballet la Korrigane avait été acclamé à l'Opéra et a tenu à juste titre la scène pendant 50 ans. Des idées charmantes, la verve endiablée des rythmes, une orchestration spirituelle font de la Korrigane une oeuvre pouvant rivaliser avec le chef-d'oeuvre de Delibes, Coppélia.
La clarté et la simplicité de Widor, son esprit si fin, sa culture rare — il s'amusait à écrire des vers latins et n'avait pas oublié son grec — n'étaient pas goûtés par tout le monde, car il était distant, comme disait Saint-Saëns, ou plutôt timide. Mais petit à petit, le succès venant, il se modifia.
À Saint-Sulpice, il arrivait exactement à l'heure de la grand'messe. Déjà une foule d'artistes ou de femmes élégantes entouraient son orgue, et ses émouvantes improvisations, comme sa virtuosité, faisaient l'étonnement de tous. Le dimanche, après le service, on déjeunait chez Foyot, le célèbre restaurant en face du Sénat. Mais c'est chaque mercredi que l'on pouvait trouver à sa table des amis, Alexandre Dumas fils spirituel, Forain ou Brunetière, méchants et haineux tous deux, Calvé et son ami Henri Cain, se chamaillant sans cesse, Jean de Reszké et sa femme, la belle comtesse de Mailly, Maupassant taciturne et triste, les peintres Carolus Duran et Humbert, des musiciens, Delibes , Gédalge et Henri Büsser, des sénateurs amis, et lorsqu'ils étaient à Paris, Busoni, Nikisch, Safonoff, Godowsky et Albert Schweitzer.
A ce moment la musique française était en pleine effervescence. Ce n’était plus la bataille wagnérienne. Mais la lutte menée par d’Indy et ses amis contre les maîtres classiques : Gounod, Saint-Saëns, Massenet, Delibes, Lalo ; Widor ne faisant partie d’aucun clan, ne demandait que la paix dans son travail. Ses oeuvres parurent sur les programmes au compte-gouttes, oserais-je dire. Puis voici qu’il donne un drame lyrique à l’Opéra-Comique, Les Pêcheurs de Saint-Jean, dont le succès fut brillant, et il écrivit la musique pour le Conte d’Avril de Dorchain, petit chef-d’oeuvre de grâce et de charme, qui fut joué des centaines de fois.
Puis, ce fut sa Fantaisie pour piano et orchestre, oeuvre solide et élégante, sereine et noble, que je fis entendre à la Société Philharmonique de Londres aux concerts du Conservatoire de Paris, à Bruxelles, ailleurs, et dont le succès fut partout brillant. La réussite de cette oeuvre l’engage à écrire un second concerto où les innovations raffinées et très modernes abondent... Sa musique de chambre, ses mélodies si charmantes, commencèrent à paraître sur les programmes. S’étant présenté en 1906 à l’Académie des Beaux-Arts, il fut battu par Gabriel Fauré qui avait, grâce à son beau-père le grand sculpteur Frémiet, de nombreux amis à l’Institut, et la lutte fut dure. Mais lors d’une nouvelle vacance en 1910, Widor fut nommé, et en 1914 on le pria d’accepter la place de secrétaire perpétuel. Grâce à l’extrême générosité du baron Edmond de Rothschild, avec qui il s’était lié intimement à l’Institut, grâce aussi à un don de Poincaré, il put fonder à Madrid, la Casa Velasquez, pendant de la Villa Médicis de Rome, qu’il alla inaugurer à l’âge de 84 ans. Je me souviens qu’un jour en allant le voir dans son bel appartement de l’Institut, il accompagna à la porte un personnage qui me sembla fort important et je reconnus Alphonse XIII, venu le remercier de ce don magnifique...
Ses discours à l’Académie étaient de petits chefs-d’œuvre de pureté et d’élégance. Un jour qu’il avait blâmé la critique acerbe et décourageante de certains, il ajouta "qu’il faut se garder de nos ascendants, tant les besoins d’imagination et de sensibilité changent avec les générations…"
Au Conservatoire, il avait succédé à César Franck comme professeur d’orgue, et Dubois professeur de composition, ayant été nommé directeur, il quitta la classe d’orgue pour une classe de composition. Dans les deux classes, il avait été un professeur admiré et aimé.
Il avait une particulière affection pour quatre de ses élèves, Henri Büsser, de qui l’élection à l’Institut avait été une joie pour lui, Gabriel Dupont, auteur de La Glu et d’Anfar, mort trop jeune, Marcel Dupré, son successeur à Saint-Sulpice, et Albert Schweitzer, son collaborateur pour une édition Bach, l’auteur d’un des livres les plus lus sur Bach, organiste, théologien, philosophe, médecin bienfaiteur de l’humanité par ses recherches sur les piqûres mortelles de la tsé-tsé ; Widor admirait la haute intelligence et l’altruisme de Schweitzer. Il estimait aussi beaucoup un autre de ses élèves, Claude Delvincourt, l’actuel directeur du Conservatoire National.
Mais comme Secrétaire perpétuel de l’Académie au moment de la guerre — une guerre en dentelles, comparée à la tragédie d’aujourd’hui — qu’il sut montrer qu’il comprenait la misère humaine. Président de nos associations, je fus un mendiant officiel et j’usai et j’abusai de notre amitié. Malgré tout son travail, qu’il faisait d’ailleurs méthodiquement, il acheva après la guerre un remarquable drame lyrique pour l’Opéra Nerto sur un livret de Maurice Léna dont le succès du début fut compromis par le caprice d’une jolie Prima Donna et d’un directeur snob et entêté. Widor faisait sa classe au conservatoire à la même heure que moi et chaque lundi il venait frapper à ma porte ; nous nous promenions dans le couloir pendant une demi-heure — au grand désespoir de mes élèves — nous racontant les petits potins du Paris musical...
Il avait organisé des concerts à l’Institut, dont il me confia la direction et nous fîmes entendre des oeuvres classiques et aussi des oeuvres françaises modernes ou d’artistes étrangers peu joués en France tels que Glazounoff, Martucci, Sgambati, Dvorak et d’autres. Bientôt la salle Decaen, où ces concerts furent donnés, devint trop petite.... À sa grande joie, Saint-Saëns prit part à quelques-uns de ces concerts, jouant son Septuor et son Scherzo pour deux pianos.
Puis ce fut en 1922, la création, grâce au Général Pershing et à Walter Damrosch, du Conservatoire franco-américain de Fontainebleau, Widor, directeur de l’école fit là un travail magnifique allant de Paris à Fontainebleau plusieurs fois par mois pour faire une classe d’orgue. Là aussi nous collaborions activement. L’école eut un brillant succès pendant 12 ans, lorsque je décidai de la quitter pour venir aux États-Unis. Widor donna sa démission, moi n’étant plus là et ainsi firent de même, Salignac et Félia Litvinne, professeurs de chant et de déclamation lyrique.
On connaissait et l’on appréciait l’esprit vif et les reparties de Widor. Je me souviens d’un concert à Angers, dirigé par lui et auquel j’avais pris part et après lequel nous fûmes invités à un dîner offert par le comte de Romain, président de l’Association des concerts. Y assistait aussi une vicomtesse de Trédern, chanteuse mondaine qui n’aimait pas Widor, qui le lui rendait bien d’ailleurs. Cette petite bourgeoise, fille du sucrier Say, avait cherché pendant le dîner à agacer Widor, qui finalement lui dit avec calme "Oserais-je vous prier, Madame, de mettre dans vos discours un peu du sucre que M. votre père fabriquait si bien." L’arrogante mondaine se tut. Elle n’aimait pas se souvenir que son père n’avait pas été aux croisades.
Si Saint-Saëns aimait passionnément la nature et les lointains voyages, Widor n’aimait que Paris et de Paris, le vieux Paris. En 1894 on lui avait offert un magnifique engagement au Canada et aux États-Unis, mais il ne voulait accepter que si je pouvais m’arranger pour l’accompagner. "On donnera des concerts orgue et piano", me dit-il. Mais je refusai. Nous n’étions pratiques ni l’un ni l’autre !
Il connaissait chaque pierre du vieux Paris. Souvent nous faisions de longues promenades de Saint-Sulpice à Notre-Dame, suivant les quais, et allions de là à la Sainte-Chapelle et à Saint-Séverin pour revenir au Luxembourg. Et c’était des souvenirs sur Voltaire et sur Rousseau, sur Grimm et sur Mozart. À Saint-Sulpice, il ne passait jamais devant les Delacroix sans s’écrier : "Vraiment, c’est aussi beau que du Rubens", ou il allait jouer quelques mesures de Mozart sur le clavecin de Marie-Antoinette, qu’il avait fait placer dans une encoignure de l’église pour le protéger...
Secrétaire perpétuel, il désirait ardemment voir à l’Institut, les artistes les plus éminents. C’est ainsi qu’il voulait faire nommer Puccini. Mais "les opérateurs comiques" — c’est ainsi qu’il appelait certains des musiciens jaloux des grands succès du maître italien — se liguèrent et surent empêcher son élection. Puis il pensa à Rodin et à Debussy qui, tout en disant du mal de l’Académie et du secrétaire perpétuel, avaient l’ardent désir d’être élus. Widor ayant accepté le poste de secrétaire perpétuel, son siège devenait libre et l’on n’avait pas à prononcer son éloge, ce qui était de règle lorsqu'un membre disparaissait. Il écrivait donc à Debussy de poser sa candidature et ajouta : "On vous recevra avec joie et vous aurez l'agrément de n'avoir pas à prononcer son éloge." Sur quoi Debussy répondit la lettre la plus déférente. Mais il mourut sans avoir la satisfaction d’être membre de l’Institut. Puis il voulut avoir Paul Dukas et il me chargea de demander à mon vieux camarade, mon collègue au Conservatoire, de poser sa candidature. Dukas, toujours modeste refusa, mais un mois après son refus vint me voir et me dit : "Si Widor n'a pas changé d'idée et me veut toujours, je pose ma candidature." Il fut élu à l’unanimité. Il vint me voir pour me remercier et me dit : "Widor est l’homme le plus charmant, le plus compréhensif, le plus généreux, et je suis heureux de le connaître. C’est un grand artiste et un grand Français."
La franchise de Widor était proverbiale. Comme Saint-Saëns, il disait ce qu’il pensait mais avec plus de douceur et de diplomatie. Son influence dans le monde de la musique était considérable. À l’Académie, il fut un animateur étonnant et jamais secrétaire perpétuel n’avait été aussi respecté. Tous les honneurs dont il était titulaire n’éveillèrent en lui ni orgueil ni vanité.
Ce super virtuose de l’orgue, cet improvisateur génial était comme Debussy et Ravel, un chef d’orchestre timide, incertain. Mais il aimait conduire... C’est cet étrange désir qui causa sa dernière maladie. Un de ses amis ayant conçu l’idée de faire entendre à Saint-Sulpice sa Symphonie pour orchestre et orgue, fit construire une estrade et engagea l’orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire. Dès la première répétition, on s’aperçut que l’orgue monumental était trop loin et hors de vue du chef d’orchestre, Philippe Gaubert ; on pouvait facilement prévoir une déplorable exécution, d’autant plus que l’acoustique dans cet immense vaisseau de l’église est détestable. Et voici que Widor voulut absolument conduire. Ce fut une catastrophe. Widor, avec une énergie incroyable, essaya de diriger et voulut aller jusqu’au bout. On dut le porter évanoui à sa voiture. Il avait 90 ans et dut renoncer à Saint-Sulpice. Impossible de monter le petit escalier conduisant à l’orgue qu’il avait monté si alertement pendant 60 ans. Mais il retournait souvent écouter son élève et successeur Marcel Dupré. Et cela aussi devint impossible. Rue de Belloy, dans le bel hôtel de sa femme, il recevait couché, souffrant affreusement. L’esprit était toujours là, le regard était toujours vivant et lucide. Il voulait jusqu’au bout s’occuper des affaires de l’Institut. Il continua la correction de certaines de ses oeuvres, dictant les changements à une de mes élèves, Marcelle Herrenschmidt, une remarquable musicienne qu’il admirait à juste raison.
Un matin, il me reçut avec une touchante affection et me tendit une lettre officielle de M. Marius Roustan, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Lisez, me dit-il. "Je connais bien la valeur artistique et le précieux altruisme de M. Philipp et mon désir est grand de vous être agréable. N’aurais-je qu’une cravate de commandeur, elle sera pour lui," écrivait le ministre. "Mais je ne veux pas, absolument pas, la cravate, dis-je à Widor. Je suis assez récompensé. Je vous suis on ne peut plus reconnaissant d’avoir, malade comme vous l’êtes, songé à me donner cette preuve d’amitié. Mais encore un coup, je ne puis accepter." "Vous avez tort, arrangez-vous avec Roustan..." Le Ministre me reçut et semblait absolument abasourdi, puis-je dire : "Mais on n’a jamais entendu pareille chose me dit-il. C’est très exagéré comme délicatesse, mon cher professeur. Celui qui aura la cravate que je vous destine ne saura même pas qu’il vous la doit..." "Je sais bien M. le ministre, il ne saura rien, si on ne lui dit pas." Et l’affaire s’arrêta là, au grand regret de Widor, qui me dit : "Vous m’avez privé d’une joie."
Je le voyais aussi souvent que je pouvais. Ne m’abandonnez pas, me dit-il. Dieu m’a oublié ! Serais-je comme Léon XIII à qui le Cardinal Rampolla disait : "Vous irez jusqu’à cent ans, Sainteté" et à qui le pape répondit : "Pas de limitations, mon fils, pas de limitations !" Tout de même, ajouta Widor, il ne faut rien exagérer...Tenez, je veux vous citer une pensée de Bossuet qui me hante : "Ah, si quelques années après votre départ vous reveniez, hommes oubliés, au milieu du monde, vous vous hâteriez de retourner dans vos tombeaux pour ne plus voir votre nom terni, votre mémoire abolie..." "Allons, lui dis-je, ne perdez pas courage surtout, vous reprendrez des forces." Malheureusement je fus obligé d’aller à Varsovie assister au Concours Chopin. Là, je reçus un télégramme de Madame Widor, me priant de revenir de suite, mais j’arrivai trop tard...
Exécuteur testamentaire, je lus avec émotion ses dernières volontés. Je sus ainsi combien lui, qui ne se plaignit jamais avait souffert de l’ingratitude de certains. "D’où viendra le salut ? Qui nous sauvera, qui sauvera la France ?" Ce sont les derniers mots de son testament.
Isidor Philipp
Charles-Marie Widor (1845-1937), président de l'U.M.C.O., à l'orgue de l'Institut (Salle de Caen) ( Photo X... ) |
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Conservatoire de Paris, classe d'orgue 1895-1896 de Charles-Marie Widor. Assis, de g. à dr. : Maurice Rottembourg (1875-1956), aveugle, organiste, pianiste, violoniste et professeur à l’INJA, Widor, Louis Vierne, son assistant, qui a obtenu le 1er prix en 1894. Debout : Henri Mulet (1878-1967), organiste, violoncelliste, professeur d’orgue à l’Ecole Niedermeyer et à la Schola cantorum (organiste à Saint-Roch, Saint-Philippe-du-Roule et à Draguignan), Achille Runner (1870-1940), organiste de choeur et Maître de chapelle à la Madeleine, Charles-Marie Michel (mort à 20 ans en 1897, petit-fils du facteur d'orgues Joseph Merklin), Albert Harnisch (1874-1935), aveugle, organiste de la cathédrale de Lausanne de 1904 à 1929 et professeur au Conservatoire de cette ville, Charles Quef (1873-1931), alors sous les drapeaux depuis le 13 novembre 1894 au 128ème Régiment d'Infanterie (organiste de Saint-Nicolas-des-Champs, puis de Sainte-Marie-des-Batignolles, il le sera ensuite durant une trentaine d'années à La Trinité), Alfred Marichelle (1866-1919), organiste de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle et professeur d'harmonie à l'Ecole Niedermeyer. [Note : certaines sources ne mentionnent pas le nom d’Albert Harnisch (1er accessit d’orgue en juillet 1896), mais avancent celui de Gustave Galand (mort en 1898 à l'âge de 26 ans, organiste du grand orgue Cavaillé-Coll du Jardin d'acclimatation, dans la grande salle du Palais d'Hiver et professeur de musique à Paris), 1er prix d’orgue en 1895, mais notons que l’élève en question est visiblement non-voyant, or Galand ne l’a jamais été !] (photo E. Pirou publiée en 1895 dans Le Monde musical pour le centenaire du Conservatoire, coll. BNF/Gallica) DR. |
Fragments (couverture et premières mesures) de la Marche américaine pour piano de Charles-Marie Widor,
op. 31 (Feuillets d'album) n° 11 (1876), Paris, J. Hamelle
( coll. D.H.M. )
Extrait sonore : Toccata de la 5e symphonie de Ch.-M. Widor,
par Elisabeth Havard de la Montagne, concert d'inauguration
du grand orgue de la Basilique d'Argenteuil, 19 juin 1973.
Lettre autographe signée de Widor, adressée le 22 mars 1929 du Palais Mazarin (Institut de France) à l'Union des Maîtres de Chapelle et Organistes, 15 avenue du Maine, dont il est le président : "Je prie le Bureau de l'Union des Maîtres de Chapelle et Organistes de vouloir bien se réunir chez moi, lundi 25 mars courant à 6 h. (à l'Institut) au sujet du poste d'organiste à St Vincent de Paul. Urgence" ( coll. D.H.M. ) |