Pierre Boulez et le père Couturier

retour sur une possible dette

 

 

Pierre Boulez (DR.)

 

Le 22 mai 2009, on peut lire sur le site internet Forez-info.com, l’annonce suivante[1] : « Campagne de mécénat pour la chapelle du collège Victor de Laprade ». On y lit : « C'est une opération de sauvetage qui a débuté au Centre musical Pierre Boulez le 1er décembre 2008 avec le lancement de la campagne de Mécénat pour la restauration de la chapelle du Collège Victor de Laprade. L'objectif de cette souscription, à l'initiative de l'Association des Anciens de Victor de Laprade, en partenariat avec l'Association immobilière "La Montbrisonnaise", propriétaire des murs, et de la Fondation du Patrimoine, est de réunir des fonds pour restaurer le lieu qui a souffert les outrages du temps. Les besoins sont estimés aux environs de 150 000 euros. » Il s’agit de restaurer la chapelle du collège en mauvais état qui « garde onze vitraux remarquables signés par le peintre espagnol Francisco Bores et réalisés avec son gendre le maître verrier Henri Déchanet », vitraux posés en 1968, mais aussi les « fresques et toiles marouflées du Père Couturier », le fameux dominicain, rappelons-le originaire de Montbrison, et qui est resté célèbre dans la première moitié du XXe siècle pour son infatigable apostolat en faveur d’un art religieux ouvert sur l’art contemporain., cela aussi bien comme commanditaire[2] (église de Ronchamp, chapelle de Saint-Paul de Vence) que comme rédacteur en chef de la revue L’Art sacré. Et Forez-info.com de préciser : « Comme dans les années 60, lors de l'installation des vitraux, la solidarité des "anciens" de Victor de Laprade sera sollicitée. Le projet, soutenu par la Ville, est d'ailleurs parrainé par le compositeur et chef d'orchestre montbrisonnais Pierre Boulez, ancien élève de l'établissement. » Cinq ans après les travaux sont terminés et nous lisons sur le site du journal Le Pays que : « Dominique Berthéas, la directrice de l'ensemble scolaire Saint-Aubrin, a inauguré le site cultuel, au côté du père Christian, prêtre référent de l'enseignement catholique et de René Tavaud, président de l'association des Anciens et amis de Victor de Laprade. » Si nous en croyons toujours le site du Pays les choses ne furent pas si simples. Ainsi, René Tavaud souligne qu'en 2013, l'association a connu « de grosses difficultés. » et Le Pays de préciser enfin que : « Finalement, grâce aux soutiens médiatiques de Pierre Boulez et Paul Bouchet et aux souscriptions de particuliers auprès de la fondation du patrimoine, les travaux ont pu se terminer. Entre la réfection totale des boiseries, des plafonds, des murs, la rénovation complète du plancher et la mise en place d'une nouvelle protection des vitraux signés Francisco Borès, ils auront, au total, coûté 137.000 €. »

 

L’implication de Pierre Boulez dans ce projet et cet appel aux dons, lui-même étant d’ailleurs un des généreux donateurs, est pour le moins surprenante si l’on se réfère à l’image habituelle, conventionnelle pourrait-on dire, que nous avons du grand compositeur et chef d’orchestre[3]. Qu’est-ce que l’implication de Pierre Boulez, déjà âgé (en 2009, il a 84 ans), dans ce projet de restauration nous dit de lui, de ses relations avec son passé montbrisonnais et aussi ses relations avec le Père Couturier[4] ?

 

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I – Une enfance provinciale et catholique

 

Pierre Boulez naît à Montbrison en 1925 dans une famille que l’on pourrait qualifier de la classe moyenne puisque son père est ingénieur[5]. D’une certaine manière, il est né et a passé son enfance dans un monde disparu, celui des sous-préfectures du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Château-Gontier dans la Mayenne, Lannion dans les Côtes-du-Nord aujourd’hui d’Armor, Dreux ou Châteaudun en Eure-et-Loir, Vendôme dans le Loir-et-Cher, Sablé dans la Sarthe, Segré dans le Maine-et-Loire, Saintes en Charente-Maritime, autant de villes qui étaient pourvues d’une forte identité léguée par l’histoire et qui avaient une vie culturelle bien plus active qu’on ne pourrait le penser, avec des élites locales bien implantées, une identité politique, une autonomie et une existence administrative marquée par la présence d’un sous-préfet, d’un lycée et d’un tribunal avec toutes les professions qui accompagnaient ce tribunal comme notamment les avoués-plaidants et souvent une étude de notaire et une charge d’huissier de justice. D’une certaine manière, la réforme judiciaire de 1958, en concentrant les tribunaux de grande-instance dans les seuls chefs-lieux de département, cela avec toutes les conséquences afférentes comme la suppression des charges d’avoués qui n’étaient plus que de cour d’Appel, et qui dès lors ne plaidaient plus, a été une étape dans le déclin ou au moins la transformation de cet échelon essentiel de la carte socio-politico-administrative de la France.

 

Montbrison, cour d'honneur de l'Institution Victor de Laprade
(CP., photo X...) DR.
Abbé Antoine Coizet, juin 1957
(coll. DHM) DR.

L’enfance de Boulez est une enfance catholique. Il effectue toute sa scolarité au collège Victor de Laprade. C’est un enfant des écoles libres et non de la communale comme on disait à l’époque. Situé dans un couvent d’Ursulines du XVIIe siècle, ce collège date de la Restauration, de 1824 exactement, moment où l’Archevêque de Lyon ferme la période de la Révolution en faisant des bâtiments de ce couvent, désaffectés depuis la Révolution, un Petit Séminaire. C’est en 1907, dans le contexte de la loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat que ce Petit Séminaire prend le nom de Victor de Laprade. Pierre Boulez y suivra finalement un enseignement qui ne se différencie guère de ceux de tous les établissements religieux, ici diocésains, d’avant la loi Debré et d’avant le concile Vatican II. On peut toutefois souligner deux éléments essentiels qui marqueront durablement le compositeur même si finalement il n’en a jamais parlé : une vie musicale de très bon niveau animée par le bon abbé Coizet, sur lequel nous reviendrons, et la présence plusieurs mois du fameux Père Couturier, élève de Maurice Denis, venu peindre des fresques dans la chapelle du collège en 1935 et 1946[6].

 

A l’époque de la scolarité de Pierre Boulez à Victor de Laprade, le maître de chapelle est l’abbé Coizet[7]. Né en 1907, à Saint Chamond dans la Loire, et mort à Montbrison en 1958, Jean-Antoine Coizet est ordonné prêtre en 1927. Dès son ordination, en 1927 donc, il est nommé maître de chapelle au collège Victor de Laprade et y restera jusqu’à sa mort. C’est un prêtre musicien comme il y en a eu tant : Joseph Besnier à Nantes, Henri Carol à Monaco, Michel Levron à Angers, Jean-Marie Mesmasque dans le diocèse d’Arras, avant eux le fameux chanoine Fauchard en Mayenne et tant d’autres. On a, par la « Fiche de renseignements concernant les Maîtrises de de France » émanant du Comité professionnel de l’art musical et de l’enseignement libre de la musique dont le président était Alfred Cortot et le président du 9e bureau, Orgue et musique d’église, Marcel Dupré, de substantiels éléments sur le répertoire pratiqué sous la direction de l’abbé Coizet. Dans la fiche de l’année 1944, datée du 13 avril, et qui concerne l’année 1943[8], l’abbé précise en premier lieu, ainsi qu’il lui est demandé, l’effectif du chœur : 27 à 30 soprani, 9 à 12 alti, 9 à 12 ténors et 10 à 14 basses. Le programme général des œuvres exécutées en 1943 se divise en trois rubriques : a) cérémonies liturgique b) concerts spirituels c) chant grégorien. Le mieux est peut-être de lui laisser la plume :


1ère page de l'enquête sur les Maîtrises en 1944 portant les réponses manuscrites de l'abbé Coizet
(coll. DHM) DR.

 

A) Cérémonies liturgiques : Indépendamment des offices grégoriens exécutés chaque dimanche, certains offices plus solennels sont exécutés en musique, soit, dans l’Institution, soit dans les Eglises de la ville de Montbrison. Au cours de ces offices furent chantés en 1943 : Noyon : Messe St Augustin (en entier) ; Montillet : Messe en Fa (fragments) ; P. Kunck : Messe Ste Bernadette (fragments) sans compter évidemment les offertoires adéquats : Justorum anima (Wittberger), Gaudet chorus (Marcello) Alleluia (Messie – Haendel) etc… ni les motets du Salut…

 

B) Concerts spirituels (ou profanes) :

a) Concerts spirituels : - chaque année, de Février à Pâques, la maîtrise s’efforce de préparer un petit concert spirituel ou une autre manifestation analogue. En 1943, ce fut une journée solennelle des Vocations, présidée par Mgr Gerlier, en l’Eglise Ste Marie, à St Etienne. Au programme :

Concours 1938 de devoirs de vacances des Ecoles Libres de la région de ripagérienne : parmi les primés on relève le nom de Pierre Boulez, Institution Victor de Laprade à Montbrison qui gagne un stylomine
(L'Echo de Rive-de-Gier, 6 février 1938) DR.

1) Messe de 11 heures : Domine non Secundum (Franck) Benedictus (Noyon : Messe St Augustin) Laudate (Gretchaninoff)

2) Cérémonie du soir : Poème du sacerdoce (cantate soli-chœurs : Coizet) O salutaris (Franck) A Maria (Hymne ancienne) Verbum caro (Mendelssohn) Cantate Domino (Alain).

 

b) audition profane : pour la proclamation des prix : Au programme : Le semeur (Ducoudrailt sic.) Le blé qui lève Prière pour le pain (Noyon). En cassant des noisettes… Mon père m’a donné un mari (Berthier)

 

C) Chant grégorien : chaque dimanche : les chants de la grand-messe, des Vêpres et du Salut.

 

D) Activités pédagogiques exercées par la maîtrise (instruction musicale, solfège etc.) : cette activité pédagogique se fait au cours des 2 heures hebdomadaires de répétition de la maîtrise (notes solfiées, mesure, justesse etc) – En outre, il est bien évident que la pratique même du chant choral implique la formation musicale (formation des voix… Pratique d’un solfège difficile [les messes modernes de Noyon, Kunck, Renard etc]) sens du rythme grégorien ou musical. – éveil à la beauté musicale (bonne tenue du répertoire… disques, explications diverses) surtout si la maîtrise, comme c’est notre cas, a, par tradition, d’assez importants programmes musicaux à présenter… Pour les élèves qui ne sont pas de la maîtrise, les horaires prévoient, pour toutes les classes, un temps consacré au solfège et à la musique[9].

 

Un tel programme entre en résonance avec cette phrase de Pierre Boulez évoquant ses émotions musicales remontant à l’enfance : « J’ai fait toutes les cérémonies religieuses imaginables ». Les œuvres ici exécutées appartiennent au répertoire spécifique et assez commun des maîtrises du temps, on pensera par exemple aux œuvres de Joseph Noyon[10] extrêmement chantées à l’époque. Elles en disent beaucoup sur le rapport à la musique de celui qui n’est encore qu’un musicien en herbe. Dans ses entretiens avec François Meïmoun, le compositeur insiste d’emblée sur le piano mais cette phrase, discrète, qui ne fait que passer dans un moment de documentaire où il évoque brièvement son enfance, en dit beaucoup… Surtout lorsqu’on pense à ce que pouvait représenter une vie de maitrisien d’église dans l’emploi du temps et le ‘’temps de cerveau disponible’’, dirait-on aujourd’hui, d’un enfant et d’un adolescent de culture catholique de cette génération. Pour en revenir au répertoire chanté par le jeune Pierre Boulez, on remarquera, si l’on compare avec la fiche similaire remplie par l’abbé Besnier, maître de chapelle de la Cathédrale de Nantes, une sous-représentation du répertoire polyphonique des XVe et XVe siècle, Josquin des Prés par exemple. C’est un peu étonnant… Est-ce spécifique à l’année 1943 ? Il peut y avoir aussi des sous-entendus comme par exemple l’« Et incarnatus est » du Credo de la Messe Pange lingua de Josquin des Prés presque systématiquement chanté jusqu’au concile Vatican II au milieu du Credo III grégorien. En revanche, il est vraisemblable que Boulez ait chanté le petit oratorio-cantate pour soliste, chœur et orgue de l’abbé Coizet : le Poème du sacerdoce composé en 1938 et édité en 1943. On connaît cette œuvre par un enregistrement de 1960 dirigé par Jean Fabing avec à l’orgue Joachim Havard de la Montagne[11]. Précédé d’un chœur d’introduction, elle est en trois parties qui évoquent en musique la marche vers le sacerdoce puis la joie du sacerdoce proprement dit à travers celle du jeune ordonné : I – Les ordres mineurs, II – Les ordres majeurs, III – La prêtrise. Sans être marquée par le génie, c’est une composition d’honnête et belle facture, bien écrite, qui atteste de l’incontestable niveau musical du maître de chapelle du collège Victor de La Prade à Montbrison, sous-préfecture du département de la Loire.

 

C’est dans ce contexte à la fois musical et religieux, lequel est aussi profondément émotionnel, qu’apparait, en général l’été, en tout cas assez régulièrement au cours de l’année, dans les rues de Montbrison, dans la cour et l’église du collège Victor de Laprade, lors de la messe dominicale à l’église Notre Dame, sans doute aussi chez la famille Boulez, la mince et belle silhouette blanche d’un dominicain : le Père Couturier.

 

 

II – Le Père Couturier

R.P. Marie-Alain Couturier (DR.)

 

Durant toute l’enfance et la jeunesse de Boulez, le Père Couturier est en effet LA figure de Montbrison. Né à Montbrison le 15 novembre 1897, dans une famille de minotiers et d’industriels du bois, il y a beaucoup de bois dans le Forez, le père Marie-Alain Couturier est l’enfant du pays dont on parle bien au-delà des limites du canton[12]. Il quitte en effet Montbrison en 1919 et monte à Paris pour rejoindre les ateliers d’art sacré de Maurice Denis et Georges Desvallières. Elève de Maurice Denis, il apprend aussi l’art du vitrail avec Marguerite Huré. C’est alors qu’il entre dans l’ordre des dominicains, abandonnant ainsi une carrière de peintre et de maître-verrier qui s’avérait prometteuse. Il prend l'habit le 22 septembre 1925, fait sa profession simple un an plus tard et est ordonné prêtre le 25 juillet 1930 au couvent du Saulchoir de Kain, près de Tournai en Belgique. Maurice Denis, Georges Desvallières et Jacques Maritain assistent à la cérémonie. Les années qui suivent sont des années assez complexes. Le séjour à Rome où le Père Couturier était parti finir ses études et où il est notamment étudiant du Père Garrigou-Lagrange à l’Angelicum, est interrompu par des craintes de tuberculose qui l’amènent à s’éloigner de Rome et à séjourner dans divers endroits, en particulier à Sallanches où il sera pendant trois ans aumônier d’un préventorium de jeunes filles. C’est en 1936, définitivement fixé à Paris au couvent de la rue du Faubourg Saint-Honoré, cela depuis mai 1935, qu’il prend avec le Père Regamey[13] la direction de la revue l’Art sacré dont il lance la nouvelle formule en 1937[14]. Bien qu’ayant renoncé à la peinture en entrant dans la vie religieuse, le Père Couturier, cela en accord avec ses supérieurs, qui, remarquons-le, auront su faire preuve, dans le cas présent, de discernement, n’arrêtera en fait jamais de peindre. Il peindra d’ailleurs, fera des vitraux, commandera des œuvres toute sa vie et c’est même une de ses spécificités que de n’avoir jamais séparé ministère, activité artistique et réflexion sur l’art cela en relation avec son infatigable activité de directeur de revue, de conférencier et d’écrivain.

 

De la refondation de l’Art sacré en 1936-1937 jusqu’à sa mort, le 9 février 1954, le Père Couturier sera une des figures les plus importantes du Tout Paris artistique et littéraire. Son rayonnement intellectuel et artistique dépassera d’ailleurs de loin le monde parisien et la France en raison, notamment, de ses longs séjours dans le continent nord-américain et de son compagnonnage après le 2e guerre mondiale avec des artistes tels que Matisse, Picasso ou Le Corbusier. Pourtant, le Père Couturier n’abandonnera jamais Montbrison. On doit à sa nièce, Jeanne Aicardi-Couturier, un intéressant témoignage : « Il était très fidèle et attaché à Montbrison. Chaque fois qu’il revenait, il prêchait. Même si c’était pour une période assez courte, il ne manquait pas de rendre visite à ses amis d’enfance. Il allait toujours voir la vieille domestique de mes grands-parents […]. Il venait tous les ans pour la fête de ma grand-mère. Sa venue égayait la maison, habituellement plutôt triste, car mes grands-parents étaient repliés sur le deuil d’une fille qu’ils avaient perdue. Il aimait particulièrement cette maison qu’il leur avait fait acheter pour qu’ils s’y installent après le mariage de mes parents. C’était une belle maison du XVIIe siècle, rue Martin Bernard à Montbrison, avec des têtes de lion en façade, un plafond à caisson à l’intérieur. Quand il venait mon oncle la décorait, déplaçait des tableaux. Il y a même réalisé deux fresques avec Desvallières, vers 1922-1923 […]. Quand la maison fut vendue, cet homme pourtant détaché de tout m’a dit : ‘’maintenant, je n’ai plus de maison’’ »[15].

 

Les fresques et les vitraux du collège Victor de Laprade faites par le Père Couturier en 1935 puis 1946 ne sont en définitive qu’une petite partie d’un ensemble finalement plus vaste qu’on ne pourrait le penser. Le grand dominicain-plasticien laisse une œuvre picturale, des vitraux aussi, en France, à Oslo, à Jersey, à Rome, dans le continent nord-américain… Au moment où le Père Couturier vient peindre au collège Victor de Laprade Pierre Boulez a 10 ans. Ensuite, en 1946, il a 21 ans, année de grande maturation qui voit naître de nombreuses œuvres telles que la 1ère Sonate, la Sonatine pour flûte et piano et le Visage nuptial. De secrètes affinités, qu’il conviendrait de préciser davantage, lient l’esthétique de Boulez à celle du Père Couturier puisque le combat du Père Couturier, qui aura été le combat d’une vie, notamment via la revue l’Art sacré, aura été celui d’un militantisme en faveur de l’art abstrait et de la rencontre entre l’art abstrait et l’art sacré, cela associé à une critique implacable de l’historicisme et du néo, néo-gothique, néo-byzantin, qui était encore de mise dans la première moitié du XXe siècle[16]. Pensons par exemple à la Basilique de Lisieux.

 

Les années de guerre voient le Père Couturier dans le continent nord-américain. Arrivé à New-York pour prêcher le carême qui commençait cette année-là le 7 février, le Père séjourne à Montréal de mars à mai 1940. Il y donne des conférences à l’université de Montréal, cela à l’invitation d’Etienne Gilson, des cours aux Beaux-Arts, puis retourne à New-York. Il choisit de ne pas rentrer en France en raison de l’Armistice et s’engage dans la France Libre. Il sera avec Maritain l’un des premiers. Il est impossible de détailler ici la richesse de ces années nord-américaines où il aura beaucoup voyagé, aussi bien aux Etats-Unis qu’au Canada, déployé une activité infatigable, et qui surtout ont été des années d’intense maturation. « Il en revient avec l’étonnante prescience d’un monde nouveau qui rend caduque, quelque regret qu’il en ait, les structures politiques, artistiques, sociales et religieuses de l’Europe. »[17]

 

Le 21 août 1945, il quitte l’Amérique et arrive à Marseille le 30. Le 7 septembre, on lit sur son agenda[18] : « 7 h départ pour Montbrison » ; le 12, on trouve, toujours sur ce même agenda : « 7 h dîner chez Jean – Boulez » ; le 16 : « sermon N. D. 10 h » et le 20 : « départ pour Paris ». Jean est le frère du Père Couturier. Quant à cette mention du 7 septembre, « Boulez », on ne sait s’il s’agit de Pierre Boulez lui-même, de son père qui est probablement un de ces amis d’enfance dont parle plus haut Jeanne Aicardi-Couturier ou… des deux ! Nous reviendrons tout à l’heure plus en détail sur les relations entre Pierre Boulez et le Père Couturier, au moins entre 1945 et 1948. Survolons rapidement les activités marquantes du Père Couturier après-guerre. En dehors de tout ce qui a trait à la revue l’Art sacré et qui lui prend quand même beaucoup de temps et d’énergie, notons trois voire quatre chantiers essentiels. Le premier est la poursuite du chantier de l’église d’Assy. Consacrée en 1950 mais construite en pleine guerre suite à un projet datant de 1935, la petite église du plateau d’Assy en Haute-Savoie, conçue par l’abbé Devemy et confiée à l’architecte Maurice Novarina, regroupe de nombreux chefs d'œuvre de l'art contemporain : Fernand Léger, Marc Chagall, Pierre Bonnard, Jean Lurçat, Matisse, Georges Rouault... et le célèbre Christ de Germaine Richier qui fit tant scandale et fut à l’origine d’une violente campagne, jusqu’au Vatican, contre le Père Couturier et l’Art sacré. En ce sens, l’église du plateau d’Assy peut être considérée comme un véritable manifeste d’un art sacré ouvert sur la modernité. Ainsi que l’écrit le Père Couturier :

 

« Voilà donc terminée cette petite église. Avant même qu’elle ne fût achevée, on en aura parlé dans tous les pays du monde. Depuis plus d’un siècle, pour aucune église cela ne s’était vu : les plus somptueuses basiliques ont pu être édifiées sans attirer, dans les milieux artistiques ou même, disons-le, simplement dans les milieux vraiment cultivés, la moindre attention…

 

D’où vient à cette église de montagne cette universelle et subite gloire ? D’être un chef-d’œuvre ? Non, mais d’être née d’une idée juste.

 

Et c’est cela qui a frappé les gens, en tous pays ; c’est cette idée très simple que pour garder en vie l’art chrétien, il faut, à chaque génération, faire appel aux maîtres de l’art vivant. Aujourd’hui comme autrefois, et pour l’art religieux comme pour l’art profane : car l’art ne vit que de ses maîtres – et de ses maîtres vivants. Non des maîtres morts, si précieux que soient les héritages.

Rien ne naît ou ne renaît que de la vie. Même la tradition.

 

Si donc à Assy on a écarté tout ce qui était académique (Écoles, Prix de Rome. Institut), c’est qu’il n’y a plus, dans ces milieux, aucune sève, aucun germe de renaissance authentique.

 

Si on s’est adressé aux plus grands des artistes indépendants, ce n’était pas par snobisme, parce que ceux-là étaient les plus illustres ou les plus avancés, mais parce qu’ils étaient les plus vivants. Parce qu’en eux abondaient la vie et ses dons et ses plus grandes chances.

 

Voilà ce qui a frappé les esprits, partout où la nouvelle en est parvenue : cette vie débordante, violente, follement généreuse de l’art moderne allait donc être agréée, bénie par la sainte et vieille et… maternelle Église ! … offerte au Christ comme le plus bel hommage ! …

 

C’est là la vraie leçon d’Assy sa seule leçon. Mais là aussi était le risque : on prend la vie où on la trouve et comme elle est.

 

Or, cette vie de l’art indépendant n’était finalement très chrétienne ni dans ses thèmes habituels, ni dans ses inspirations… Qu’en attendre qui pût être vraiment sacré ?

 

On décida cependant de « parier pour le génie »

 

On se disait : « Tout artiste vrai est un inspiré. Déjà par nature, par tempérament, il est préparé, prédisposé aux intuitions spirituelles : pourquoi pas à la venue de cet Esprit lui-même qui souffle, après tout, où il veut ? Et tu entends sa voix… Mais tu ne sais ni où il va, ni d’où il vient… »[19]

 

Le deuxième chantier est celui de Saint Paul de Vence. Il commence en juin 1948 par la rencontre avec Matisse. S’ensuit la relation d’amitié et l’intense collaboration artistique bien connues, lesquelles ont pour contrepoint une autre amitié et une autre collaboration artistique, avec Le Corbusier cette fois. Ce projet d’une basilique souterraine à la Sainte Baume, dont la réalisation devait être confiée à Le Corbusier, occupera beaucoup le Père Couturier aux alentours de 1948-1949 mais échouera. Les deux derniers chantiers sont bien sûr la chapelle Notre-Dame-du-Haut de Ronchamp et le couvent de dominicains Notre-Dame-de-la-Tourette. Le père Couturier ne verra ni Ronchamp ni La Tourette puisqu’il meurt en février 1954. Il n’en reste pas moins que, malgré la maladie, ces deux projets l’ont occupé jusqu’à ses derniers instants. A la fin de l’année 1953, le Père Couturier « ne peut ni bouger, ni écrire ; il voit et articule à peine. Il parvient cependant à composer avec le Père Dubarle et le Père Duployé, le numéro de l’Art sacré ‘’Espagne’’ et à dicter son dernier article » qui est justement « un vibrant hommage au génie de Le Corbusier »[20]. Dans ce texte, qui est son dernier texte, le Père Couturier définit ce que peut être le génie de la modernité dans sa relation avec le sacré et montre, par la vigueur de son style, ce qu’a pu être sa formidable combativité :

 

« Certains se sont étonnés de l’hommage sans réserve que nous avions rendu à Le Corbusier, lors du commencement des travaux pour l’église de Ronchamp. Nous disions que ‘’non seulement nous tenions Le Corbusier pour le plus grand architecte vivant, mais encore pour celui en qui le sens spontané du sacré est le plus authentique et le plus fort…’’ Nous le redirons et nous insisterons. Et nous ajouterons qu’il y a plaisir à redire de telles choses, face à la conjuration des médiocres […] qui ne cessent de la calomnier, de l’épier et de le piller. […] On enferme les créateurs dans un isolement où leur génie s’exaspère et se durcit, on leur refuse […] les amples travaux où ce génie se serait épanoui et apaisé. […] Le Corbusier bâtit des villes, mais c’est aux Indes et en Amérique. […] Réjouissons-nous donc du moins, de ce que ces derniers mois auront apportés à l’art chrétien : les murs de Ronchamp s’élèvent. […] Le chapitre provincial des Dominicains de Lyon vient de confier à Le Corbusier le soin d’édifier le nouveau Couvent d’études de la Province […] dans la campagne de l’Arbresle, à une vingtaine de kilomètres de Lyon. Il marquera certainement une étape importante dans le renouveau de l’architecture religieuse. Déjà les premières études sont en train. Voilà donc de nouvelles raisons d’espérer… »[21]

 

De son côté, Le Corbusier, apprenant la mort du Père Couturier, conclura : « L’œuvre du Père Couturier était en plein élan… »[22]

 

 

III – En consultant les agendas du Père Couturier : le concert du 5 mars 1946

 

Les agendas du Père Couturier, conservés dans les archives du couvent des Dominicains de la rue Glacière, sont une preuve supplémentaire de son activité débordante. Ainsi, en date du 22 mai, nous lisons par exemple : « 9 h baptême Marianne ; 11 h Julien [peut être Julien Green ?] ; 1 h déjeuner Croisset ; 3 h Cuevas ; 4 h Colette ». Pourtant, le Père Couturier n’était pas mondain pas plus qu’il n’était homme du monde ou du Monde pour reprendre l’expression bien connue de l’Evangile. A la question « vous est-il arrivé de l’entendre parler de son amitié avec des grands artistes ou des personnalités qu’il côtoyait », sa nièce Jeanne Aicardi-Couturier, dans l’entretien que nous avons déjà cité tout à l’heure, répond : « Il n’en parlait pas. Mon oncle fuyait les journalistes et, de ce fait, ne pouvais se montrer avec les artistes qu’il connaissait. Mais il est certain qu’il a fréquenté le milieu intellectuel et artistique de Paris après la guerre. La preuve, j’étais un jour invitée à une exposition au Petit-Palais. On me présente à André Malraux comme étant la nièce du P. Couturier ; il me dit : ‘’C’était un homme remarquable.’’ Ils s’étaient connus sans que j’en sache rien. Mon oncle ne voulait absolument pas être le prêtre mondain qui participe aux soirées. J’ai eu l’occasion de dîner avec lui et Fernand Léger. J’ai vu aussi des lettres de Matisse à propos de la chapelle de Vence, dont les enveloppes étaient couvertes de petites fleurs. » Et Jeanne Aicardi-Couturier d’ajouter dans le même entretien : « Mon oncle a fait se rencontrer Pierre Boulez, qui est originaire de Montbrison lui aussi et le P. Florent, organiste de la messe des artistes. C’est ce dernier qui joua lors de l’enterrement de mon oncle les deux mélodies qu’il fredonnait toujours : la cantate de Bach ‘’Que ma joie demeure’’ et la ‘’Petite musique de nuit’’ de Mozart’’. Le Père François Florand[23] (et non Florent), lui aussi Dominicain, était l’organiste du couvent des Dominicains de la rue du Faubourg Saint Honoré et en même temps l’aumônier des artistes.  Il était aussi le musicien de la revue l’Art sacré. On a une trace de ses vraisemblables conversations avec Pierre Boulez qui ont peut-être même été des discussions à trois ou quatre, car on voit difficilement le Père Couturier et le Père Regamey absents de ces conversations[24], dans un article de la revue l’Art sacré du mois de juin-juillet 1946 qui sera repris dans l’ouvrage du Père Florand, Jean-Sébastien Bach. L’œuvre d’orgue suivi d’un Essai sur l’expression musicale du sentiment religieux, avec préface de Marcel Dupré, Paris, Cerf, 1957. On trouve dans cet article[25] des références fort bouléziennes et finalement un peu étonnantes pour qui a un peu l’habitude de la culture musicale des hommes d’Eglise de cette époque-là : « von Webern » dès le début du texte, page 4, puis, une nouvelle fois, page 8, dans un long § qui a pour titre « Le procès de la musique ‘’atonale’’ » accompagné cette fois de « Schoenberg » et « Alban Berg ». Un peu plus loin, page 9, apparaît « Leibowitz » mais mentionné comme critique des excès de sensualité de… Messiaen. Nous y reviendrons. Signe de son importance, le nom de Leibowitz reviendra dans un autre numéro consacré à la musique, en 1947. Dans ce numéro, lui aussi essentiel, et dont le sujet est Le chant sacré[26], le Père Florand introduit l’ensemble par un grand article qui a pour titre : « De l’autel à la tribune ou la difficile vocation du prêtre musicien »[27]. Le nom de Leibowitz arrive dès les premières lignes de l’article, donc au tout début du numéro. La façon dont le Père Florand fait écho, d’emblée, au chapitre de son article du numéro de 1946 consacré à la musique atonale est assez étonnante d’abord en soi et ensuite parce qu’il convoque Schoenberg et Leibowitz dans une réflexion sur la question de la tradition et de la nouveauté tout à fait en accord avec les conceptions du Père Couturier : « Ce qui, seulement, me paraît être au-dessus de toute discussion, de toute préférence est un accord sur la nécessité de n’admettre que les traditions vivantes et de se prêter à un renouvellement des valeurs communes à tous les temps, à tous les lieux. […] Il y a un existentialisme absolu, un positivisme radical de l’actuel, qui est irrecevable chez nous ; c’est d’ailleurs pourquoi Arnold Schoenberg et l’enseignement de son disciple M. Leibowitz me paraissent ne pouvoir exercer sur la musique religieuse qu’une influence indirecte[28]. Qu’on le veuille ou non, l’art chrétien est lié à un minimum de philosophie des essences. Ce qui, toutefois, paraît également indésirable a provoqué des jugements sans indulgence de trop de bons esprits, est un essentialisme primaire qui ne pense qu’à revenir aux thèmes fondamentaux de la création artistique, à les fixer dans une forme unique pour les imposer ensuite à tout le monde jusqu’à la fin des siècles. »

 

Ce qui est pour le moins surprenant, c’est de voir, dès le numéro de 1946, la question du rapport de la musique liturgique à la tradition indexée à la question du sérialisme, et ce non seulement du sérialisme de Schoenberg mais plus précisément de Leibowitz… Contrairement à un Stravinsky ou même à un Messiaen qui font vraiment partie de la culture commune et de la culture plus spécifique d’un dominicain s’intéressant aux arts et à la musique, l’arrivée de Leibowitz dans l’univers de Joseph Noyon, de Joseph Samson, de l’abbé Besnier, de Duruflé et de Dom Gajard se conçoit assez difficilement en dehors de la proximité d’un Boulez qui aurait fait part au bon Père Florand, et probablement aussi au Père Couturier, de ses interrogations ! Les premiers mois de 1946 sont justement ceux où Boulez s’éloigne de l’enseignement de Leibowitz, et de Leibowitz lui-même, et il n’est sans doute pas fortuit que l’article du Père Florand de 1946, probablement écrit dans les premiers mois de 1946, puisque le numéro a été publié au début de l’été, puis celui de 1947, soient indirectement le témoin de ses questionnements.

 

 

Les agendas du Père Couturier montrent que les relations entre Pierre Boulez et son compatriote montbrisonnais ont duré à peu près deux ans et demi soit de la fin de l’été 1945, moment où le Père Couturier rentre de son long séjour aux Etats-Unis et au Canada, à la fin de l’année 1948, cela avec un grand vide qui dure toute l’année 1947. Il est vrai que, de janvier à juin 1947, le Père Couturier est au Canada et aux Etats-Unis tandis que de son côté, Boulez est dans une longue tournée avec la Compagnie Renaud-Barrault puis l’été dans le Vaucluse. On ne trouve ensuite que deux mentions de Boulez dans les agendas de l’année 1948. Le 25 mars 1948, on lit : « 11 h 30 P. Boulez » et le 3 octobre de cette même année 1948 : « Déjeuner Maheu [ou Malraux la graphie étant assez difficile à déchiffrer, avec à côté dans la marge] Préfecture [et plus loin en dessous sous Maheu ou Malraux] P. Florand [et à côté] P. Boulez ». Cette mention d’octobre 1948 montre bien une sonate en trio associant Pierre Boulez à un dominicain musicien, le Père Florand, et un dominicain plasticien, le Père Couturier. Après cette date, on ne trouve plus de mention du nom de Boulez dans les agendas du Père.

 

1948 est l’année où Boulez rencontre Suzanne Tézenas. Celle-ci est une vieille connaissance du Père Couturier. Il est communément admis que la rencontre entre Suzanne Tézenas et Pierre Boulez s’est faite par l’intermédiaire de Pierre Souvtchinsky[29] mais il n’est pas exclu que ce soit le Père Couturier qui soit aussi à l’origine de la rencontre voire même un réseau russe plus complexe lié à la réalisation des numéros sur la musique de 1946 et 1947 où entreraient aussi Marina Scriabine et Boris de Schloezer. On trouve par exemple le nom de Tézenas dans les agendas du Père le 24 octobre 1948 : « 9 h conférence Mme Tézenas » cette conférence étant précédée de deux repas avec « Jean », selon toute vraisemblance le frère du Père Couturier, la veille au soir, le 23, à « 8 h » et le midi de ce même 24 octobre à « 12 h ».  Là encore, nous retrouvons le département de la Loire mais externalisée en quelque sorte à Paris aussi bien en ce qui concerne Jean Couturier que Suzanne Tézenas. On oublie souvent de préciser que Suzanne Tézenas est en réalité une Tézenas du Montcel, et là nous retrouvons une famille bien connue non seulement à Paris mais aussi et plus encore justement dans le département de la Loire et plus précisément à Saint-Etienne. Les Tézenas du Montcel sont une famille d’industriels bien connus à Saint-Etienne où ils tiennent le haut du pavé après s’être enrichis au XVIIIe et au XIXe dans les soieries et les rubans.

 

Le voyage dans le continent nord-américain du Père Couturier durant le premier semestre 1947 aura, de facto, introduit une rupture dans les relations entre le dominicain et le jeune musicien. Finalement, malgré la timide reprise de 1948, le compagnonnage entre les deux se limite à l’année 1946. C’est en février puis l’été 1946 que Marie-Alain Couturier achève son travail dans la chapelle Sainte Ursule du collège Victor de Laprade. On lit dans son agenda en date du 13 août 1946 : « Départ Montbrison » ; puis le 17 août : « 7 h 30 dîner chez Jean [ici un nom indéchiffrable] Boulez » ; le 21 août : « fresques séminaire » ; et enfin le 28 août : « 9 h départ pour Paris ». C’est durant le premier semestre 1946 que le Père Florand et le Père Couturier élaborent le numéro spécial des Cahiers de l’Art sacré consacré aux « Problèmes de la musique sacrée ». Ce numéro mériterait un travail à lui tout seul. Les contributeurs sont prestigieux et les sujets larges… C’est dans le contexte de l’élaboration de ce numéro que prend place la présence du Père Couturier au concert du Triptyque le 5 mars 1946[30]. L’agenda du Père Couturier est sans ambiguïté. On lit en date du 5 mars : « 9 h Concert Boulez », et un peu plus haut le même jour : « 5 h Lacretelle ». Les relations entre Marie-Alain Couturier et le Triptyque ne datent pas de 1946 puisqu’il existe un portrait bien connu de Pierre d’Arquennes par l’atelier de Maurice Denis[31] mais c’est surtout pour soutenir son jeune compatriote montbrisonnais que le Père donne, avec la générosité qu’on lui connaît, de son temps, précieux, et se déplace au concert ce jour-là. Ainsi, un tout jeune musicien de 21 ans, encore élève au Conservatoire, aura déplacé l’une des personnalités les plus en vue du Tout Paris des arts et des lettres et réputée pour son progressisme, son avant-gardisme. Il faut imaginer l’effet qu’a dû produire la présence du Père Couturier à ce concert ce soir-là car, un habit blanc de dominicain, on ne voit que ça !

 

Par la simple présence du Père Couturier, Pierre Boulez sort ce jour-là de l’anonymat. Il devient un nom et un nom associé au Progrès en art. Il cesse d’être un provincial monté récemment à Paris. Il commence à devenir parisien.

 

Reste un dernier point : le rapport avec Messiaen. Etonnamment, les agendas du Père ne révèlent pas grand-chose sur un éventuel compagnonnage artistique, et spirituel, entre Couturier et Messiaen. Certes, Marie-Alain Couturier s’occupe en priorité du monde visuel. C’est le Père François Florand qui est le musicien du groupe. D’ailleurs, à peine arrivé à Paris, il voit le 31 août le Père Florand dixit le précieux agenda. Le mois d’octobre voit apparaître justement Olivier Messiaen. En date du 9 octobre, nous lisons : « Messiaen » et à côté « vitrail ». Cela donne une journée un peu difficile à interpréter. Soit le père Couturier a rencontré Messiaen et ensuite s’est occupé du vitrail qu’il était en train de composer à ce moment-là. Soit Messiaen s’est déplacé dans l’atelier du Père Couturier et lui a rendu visite pendant que celui-ci travaillait. On ne saura probablement jamais… Une chose est sûre, l’année 1946 est une année où Messiaen, le Père Couturier, le Père Florand et Boulez se fréquentent. Boulez est élève de Messiaen au Conservatoire. Le Père Florand publie un article dans le numéro des Cahiers de l’Art sacré de l’été 1946 sur Les trois petites liturgies (pages 43-46 du numéro). Messiaen et Marie-Alain Couturier se voient le 9 octobre.

 

Pour finir avec l’agenda d’octobre 1946… 16 octobre : « Varillon »[32]. Comme quoi les dominicains et les jésuites peuvent s’entendre ! 18 octobre : « départ Montbrison » ; 26 octobre : « départ de Montbrison ».

Dans quelques semaines, le Père embarquera pour New-York.

 

*   *

*

 

Arrivé au terme de ce bref périple consacré aux relations de Pierre Boulez et de celui qu’on appelait, en religion, Frère Marie-Alain, que dire ? Que conclure ?

 

1°) Sans doute faut-il remarquer en premier lieu quelque chose de très général qui est qu’une ascension sociale parisienne à partir de la province s’appuie probablement assez souvent sur un réseau parisien qui a des attaches fortes avec la province et une province spécifique. Ici ce sont les villes principales du département de la Loire : Saint-Etienne et Montbrison. Le Père Couturier est de Montbrison et les Tézenas du Montcel sont une des familles les plus importantes de Saint-Etienne. En soutenant le jeune Boulez, le Père Couturier et Suzanne Tézenas (du Montcel) ont aidé l’enfant du pays.

 

2°) Les relations entre le Père Couturier et Pierre Boulez, telles qu’on peut les connaître par les agendas du Père, furent courtes et se limitent à la fin de l’année 1945 et à l’année 1946. Après 1948, les précieux agenda sont muets.

 

3°) Pierre Boulez n’en a jamais parlé. Le Père Couturier est le grand absent des biographies consacrées au compositeur et est un inconnu dans le milieu des proches de Pierre Boulez, de ceux qui l’ont beaucoup côtoyé. Les quelques sondages que j’ai pu faire auprès de bouléziens historiques sont sans ambiguïté. Personne n’en a entendu parler. Dans les entretiens qu’il a accordés à François Meïmoun, Pierre Boulez insiste beaucoup sur le piano mais élude son enfance catholique montbrisonnaise et ne parle pas de son grand et si célèbre compatriote dominicain. D’une certaine manière, il efface la trace mais… comme il l’a fait pour Jolivet et les autres dans sa 1ère Sonate, ainsi que l’a si bien montré François Meïmoun[33]. Est-ce pour autant que cet effacement est du même ordre que pour la 1ère Sonate ? Est-ce qu’il s’agit d’effacer la trace d’une influence, laquelle peut être aussi de l’ordre de la dette, et qui empêcherait de théâtraliser l’invention d’un monde entièrement nouveau. Il est probable que ce ne soit pas de cet ordre-là mais bien plutôt de celui d’une extrême pudeur associée au monde de l’intime, du jardin secret. En ce sens, Pierre Boulez est un anti-Messiaen. Le catholicisme, et avec lui sa relation avec le Père Couturier, n’est pas ce qu’il extériorise dans l’espace public comme image de soi, comme élément de la construction théâtralisée d’un personnage public, mais ce qu’au contraire il enfouit au plus profond de lui, jusqu’à peut-être même l’oublier. De toute façon, ce qui relève du for interne, de la vie spirituelle, dans la culture et la tradition catholique est quelque chose qui ne se raconte pas sauf à son confesseur lequel est là pour ça mais in persona Christi. Il n’en reste pas moins que l’engagement de Boulez à la fin des années 2000, il a alors plus de 80 ans, dans le projet de restauration des fresques de la chapelle Sainte Ursule aura été sans doute ce petit détail qu’on laisse échapper à son insu pour dire quelque chose de soi et plus de cinquante ans après, qui sait, aura été l’expression de la reconnaissance de la dette… et de ce que Frère Marie-Alain lui avait donné. Il y a longtemps en 1946.

 

Cette brève notation sur un agenda : « 9 h concert Boulez » est par exemple ce qui nous reste de ce qu’a pu être ce don.

 

4°) Difficile d’imaginer ce qu’a pu représenter pour un jeune homme de 21 ans, en pleine construction de soi, comme Pierre Boulez, une personnalité comme celle du Père Couturier[34]. Une chose est sûre Frère Marie-Alain, c’était un engagement. C’était une pensée. C’était une conception extrêmement construite de l’art moderne et des relations de l’art moderne avec l’art religieux et la Foi. C’était un type de rapport sans concession au monde. C’était aussi un style... Incisif. Percutant. Passionné. Presque même parfois violent. L’architecte des Cahiers de l’Art sacré était un polémiste redoutable et redouté. Peut-on imaginer Points de Repères, les Relevés d’apprentis sans la plume du Père Couturier ?

 

Bruno Moysan

(juin 2021)


Institut de Recherche en Musicologie (IREMUS), 12 mai 2022, conférence de Bruno Moysan sur "Pierre Boulez et l'Art sacré. Itinéraires d'une recherche, réseaux et interrogations esthétiques" (lien Youtube).




[2] Le terme commanditaire est un raccourci mais qui ne rend pas compte exactement de la complexité des processus de décisions à acteurs multiples mis en réseaux, dont le Père Couturier évidemment, qui ont été à l’origine entre autres de l’église d’Assy, de la Chapelle du couvent des Dominicaines de Saint-Paul-de-Vence ou de la Chapelle Notre-Dame-du-Haut de Ronchamp. Pour une analyse fouillée de l’histoire de ces réalisations mémorable, on se reportera avec profit à l’ouvrage majeur, et qui reste la référence en la matière, de l’historienne d’art Françoise Caussé, La revue « L’Art sacré ». Le débat en France sur l’art et la religion (1945-1954), Paris, Cerf-Histoire, 2010 et plus spécifiquement aux pages 289-411. 

[4] Le passé montbrisonnais, et catholique, de Pierre Boulez est relativement connu. Les relations du grand compositeur avec le Père Couturier en revanche ont été totalement oubliées. Pierre Boulez lui-même n’en a jamais parlé et il n’en est question nulle part.  La présente contribution ne prétend pas épuiser le sujet car bien des incertitudes demeurent, de nombreux éléments en sont encore au stade de la vérification et certaines données doivent être encore sourcées avec rigueur. Mes remerciements et ma gratitude vont à mon ami François Meïmoun qui m’a beaucoup encouragé à me lancer dans cette recherche et à écrire ce texte. Puisse cette contribution apporter, malgré le travail qui reste à faire, de nouvelles données que la recherche scientifique boulézienne se chargera de préciser, modifier, voire infirmer.

[5] Sarah Barbedette (dir.), Pierre Boulez, Paris, Actes Sud-Philharmonie, 2015, p. 212.

[6] D’après la chronologie donnée en fin du volume Marie-Alain Couturier, La vérité blessée. Avant-propos de Michel Serres, Paris, Plon, 1984, p. 427.

[7] Je tiens à remercier chaleureusement Denis Havard de la Montagne qui, avec la générosité, l’érudition et la compétence qui le caractérisent, m’a fourni la documentation concernant l’abbé Coizet, la maîtrise du collège Victor de Laprade et celle de la Cathédrale de Nantes, dont je suis, pour cette dernière, un ancien petit-chanteur.

[8] En 1943, Pierre Boulez a 18 ans et a quitté Montbrison depuis deux ans. Il est donc peu probable qu’il ait chanté spécifiquement les œuvres indiquées dans cette fiche sauf lors de ses retours dans sa famille, cela en admettant qu’il ait continué à participer, au moins ponctuellement, aux activités de la maîtrise. Dans l’attente de renseignements plus précis sur ce qu’il a chanté réellement, ce document permet d’avoir une idée du contexte esthétique et musical dans lequel il a passé son enfance, les répertoires des maîtrises étant relativement standardisés, au moins jusque dans les années 1970, ce dont je peux témoigner en tant qu’ancien petit-chanteur.

[9] Fonds Denis Havard de la Montagne.

[10] Joseph Noyon (1888-1962), compositeur. Ancien élève de l’Ecole Niedermeyer. Organiste et maître de chapelle (Saint-Cloud, Notre Dame d’Auteuil, Saint Honoré d’Eylau). Sur ce musicien voir : http://www.musimem.com/noyon.htm

[12] Les principaux éléments de cette brève biographie proviennent de la chronologie en fin de volume (pages 425-431) de l’ouvrage Marie-Alain Couturier, La vérité blessée, déjà cité, complétée des actes du colloque donné à Nice les 3-5 décembre 2004 et publiés sous la référence Père Antoine Lion (dir.), Marie-Alain Couturier. Un combat pour l’art sacré, Nice, Serre, 2005.

[13] Le Père Pie-François Regamey était né le 10 janvier 1900 dans une famille protestante. Il se convertit en 1926 au catholicisme. Historien d’art de formation, il entre dans l’ordre des dominicains en 1928 et est ordonné prêtre en 1934. Il meurt le 12 mars 1996.

[14] La revue l’Art sacré paraît pour la première fois en juillet 1935 mais elle ne prendra véritablement son essor qu’en 1937 moment où le Père Couturier et le Père Regamey en prennent la direction. Interrompue durant les années de guerre, elle reparaît à partir de 1945 mais sous le nom des Cahiers de l’Art sacré pour redevenir l’Art sacré en janvier 1947. On peut avoir le sommaire des différents numéros en ligne sur le site de l’INHA : https://agorha.inha.fr/inhaprod/ark:/54721/003131465/doc/264432 et aussi dans Françoise Caussé, La revue « L’Art sacré ». Le débat en France sur l’art et la religion (1945-1954), déjà cité.

[15] Père Antoine Lion (dir.), Marie-Alain Couturier. Un combat pour l’Art sacré, p. 58

[16] Comme introduction à la spiritualité, l’esthétique et aux combats du Père Couturier, on consultera le bel article du Père Antoine Lion, « Art sacré et modernité en France : le rôle du P. Marie-Alain Couturier » dans Revue de l’histoire des religions, 1/2010, p. 109-126 disponible en ligne à l’adresse :

 https://journals.openedition.org/rhr/7567 (consulté le 17 avril 2021).

[17] La vérité blessée, p. 429

[18] Les agendas du Père Couturier font partie du Fonds Couturier déposé dans les Archives de la Province Dominicaine de France (APDF) situées dans les locaux de la Bibliothèque du Saulchoir, 43 bis rue de la Glacière, 75013 Paris. Je tiens à remercier chaleureusement Frère Jean-Michel Potin o.p., archiviste de la Province Dominicaine de France, pour son accueil si bienveillant et l’aide qu’il m’a apportée.

[19] Marie-Alain Couturier, « La leçon d’Assy » dans L’Art sacré, n° 1-2, Assy, sept.-oct., 1950, p. 16-20

[20] La vérité blessée, p. 431.

[21] Père Antoine Lion (dir.), Marie-Alain Couturier. Un combat pour l’Art sacré, p. 102

[22] Père Antoine Lion (dir.), Marie-Alain Couturier. Un combat pour l’Art sacré, p. 103

[23] Né à Issoire en 1902, décédé en 1961 à Clermont-Ferrand, le Père François Florand était le fils d'un architecte. Ordonné prêtre en 1925, organiste de la chapelle des Dominicains de la rue du faubourg St-Honoré à partir de 1941 (successeur de Philippe de Bremond d'Ars), il était membre de l'UMCO (Union des Maîtres de Chapelle et Organistes), alors présidée par Henri Büsser qui avait succédé à Widor en 1936... Renseignements fournis par Denis Havard de la Montagne que je remercie chaleureusement.

[24] Comme le souligne Françoise Caussé dans son ouvrage, La revue « L’Art sacré », déjà cité, c’est le Père Régamey qui a assuré, en grande partie, de 1945 à 1948 l’essentiel du travail de réalisation et de coordination de la revue. Ce n’est qu’à partir de 1949 que le Père Couturier a eu rôle véritablement actif. « Dès cette époque [i.e 1945], précise Françoise Caussé, son attitude [son désignant ici le Père Régamey] à l’égard de la revue fut ambivalente ; il se savait qualifié pour ce ministère important et urgent, mais durant la guerre il s’était lancé dans la rédaction d’écrits de spiritualité qui lui tenaient à cœur au point de considérer qu’il dévoyait son énergie en travaillant pour L’Art sacré. Cette direction unique fut donc le fruit des circonstances et Régamey considéra toujours Couturier comme le chef de l’entreprise. De son côté, Couturier, sollicité par son propre ministère, renâclait tout autant à reprendre du service. Durant près de trois ans, l’essentiel de la tâche reposa sur les épaules de Régamey, Couturier suivant le travail de loin : il se prêta à des conférences et donna son avis sur des questions importantes. » dans Françoise Caussé, La revue « L’Art sacré », p. 77-78.

[25] Père François Florand, « Essai sur l’expression musicale et le sentiment religieux » dans Les cahiers de l’art sacré, n° 6, Paris, Cerf, juin-juillet 1946, p. 4-12.

[26] Père Couturier et Père Regamey (dir.) avec la collaboration du Père Florand, L’Art sacré n° 6-7, Chant sacré, Paris, Cerf, juin-juillet 1947.

[27] Père François Florand, « De l’autel à la tribune ou la difficile vocation du prêtre musicien » dans, L’Art sacré n° 6-7, Chant sacré, Paris, Cerf, juin-juillet 1947, p. 147.

[28] On trouve, presque soixante ans après, un lointain écho de cette relation entre l’existentialisme et le sérialisme dans cette remarque de François Meïmoun et le dialogue qui suit entre lui et Pierre Boulez : « Pierre Boulez, écrit François Meïmoun, s’il dit être intimidé par les philosophes, n’a cessé de les fréquenter. De son côté, Leibowitz, porte-parole du sérialisme en France, était lié aux intellectuels de Saint-Germain. Le plus fameux d’entre eux, Jean-Paul Sartre, déclarait existentialiste la musique atonale… » dans François Meïmoun. Entretien avec Pierre Boulez. La naissance d’un compositeur, Château-Gontier, Aedam, 2010.

[29] Dominique Jameux, Pierre Boulez, Paris, Fayard, 1984, p. 72 ; Christian Merlin, Pierre Boulez, Paris, Fayard, 2019, p. 41 ; Sarah Barbedette (dir.), Pierre Boulez, p. 213.

[30] On trouve une mention de ce concert dans la notice de la BNF consacrée aux Fonds Le Triptyque qui y est déposé : https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc99503w. Le Triptyque était une association de concerts fondée en 1934 par le pianiste, et homme du monde, Pierre d’Arquennes (1907-2001). C’est lors du concert organisé par Le Triptyque, le 12 février 1946, qu’Yvette Grimaud a créé les Trois Psalmodies et les Notations de Pierre Boulez. 

[31] Ce portrait est visible sur le site de l’association : http://le.triptyque.free.fr/entretien.htm

[32] Dans l’état actuel de nos connaissances, l’identification de ce nom reste floue. Il peut s’agir du Jésuite et théologien bien connu François Varillon (1905-1978) mais aussi, même si le Père Couturier n’aimait pas beaucoup les maurrassiens, on trouve dans ses notes écrites durant les années de guerre une critique implacable de l’Action française et de Vichy, du publiciste Pierre Varillon (1897-1960). 

[33] François Meïmoun, La construction du langage de Pierre Boulez. La Première Sonate pour piano, Château-Gontier, Aedam Musicae, 2019.

[34] Un élément qui ne sera pas abordé ici c’est la façon dont la relation entre le Père Couturier et Boulez, et plus globalement l’enfance catholique de Boulez, surdéterminent subtilement certains de ses combats futurs. Dans ce contexte, la relation entre Pierre Boulez et Marcel Landowski change par exemple un peu de nature… Elle apparaît aussi comme étant un élément du feuilleton du combat implacable entre les Deux France commencé à la fin du XIXe siècle. Pierre Boulez est un enfant de la France catholique provinciale. Marcel Landowski est un héritier de la France radicale, républicaine et parisienne puisqu’il est, on l’oublie souvent, le petit-fils de Jean Cruppi, indéboulonnable élu de la France radicale et républicaine, tendance combiste, de la Garonne et plusieurs fois ministre entre 1900 et 1914, ce qui fait de Marcel Landowski un des descendants directs d’Adolphe Crémieux, la femme de Jean Cruppi étant née Louise Crémieux et petite-fille d’Adolphe. Dans ce conflit bien connu, les rôles entre le conservatisme et l’avant-garde apparaissent comme inversés puisque le conservateur est Marcel Landowski, le républicain, et le révolutionnaire avant-gardiste Pierre Boulez, l’enfant du catholicisme…




CD de Pierre Boulez consacré à Bartók (Sony Classical) portant dédicace autographe signée de Boulez "Avec mes remerciements et mes meilleurs souhaits. Aix 31.07.98", adressée à l'altiste Marie-Claire Méreaux-Rannou qui avait joué sous sa direction
(coll. Max Méreaux) DR.
 

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