UN MUSICIEN AUX PYRENEES : HENRI DUPARC
(1848-1933)



Henri Duparc
Cliché F. Calmel, Pau
( coll. BNF/Gallica )

"Au bord du gave capricieux..."
Francis Jammes

 

Henri Fouques-Duparc dit Henri Duparc, né à Paris le 21 janvier 1848 s'éteint à Mont-de-Marsan (Landes) le 12 février 1933. De sa trop brève carrière de compositeur, entravée par une maladie nerveuse, la postérité a retenu son cycle de mélodies (1868-1882). Transposition des poèmes1 de Baudelaire, Bonnières ou encore du symboliste Jean Lahor, dans ces sublimes chants, la rédemption paraît ne pouvoir naître que de l'amour. Duparc s'était impliqué, aux côtés de Bussine et de Saint-Saëns, dans la création (1871) de la "Société Nationale de Musique" et des Concerts de musique moderne pour promouvoir les oeuvres contemporaines.

 

Charles de Bordeu, Francis Jammes, Paul Claudel

L'attrait des montagnes se concrétise par de longs séjours dans les Pyrénées et en Suisse, à Vevey. Pour une période allant jusqu'en 1897, Henri Duparc s'installe à Monein en Béarn. Près de ces terres de vignes où l'on produit le réputé Jurançon, un projet le tente un moment : écrire un opéra d'après la nouvelle de Pouchkine La Roussalka2. Plus tard, il en démembrera lui-même le contenu : c'est que l'ancien élève du collège des Jésuites de la rue de Vaugirard à Paris est manifestement en proie à un mysticisme grandissant et sur le point de renoncer à composer, comme s'il se trouvait dans l'incapacité de traduire en sonorités mystiques ses exigences spirituelles.

Dans les Pyrénées, ses jours sont émaillés de rencontres avec des poètes qui y demeurent : à Abos, Charles de Bordeu, chantre du Béarn, à Orthez Francis Jammes. A nouveau parisien pour quelques années, Duparc n'en fera pas moins son tout premier pèlerinage à Lourdes en 1902 dans "ces Pyrénées ineffables qui tantôt s’ensoleillent comme une liqueur, tantôt s’enneigent comme des capulets bordés de bleu" comme l'écrit son ami Jammes, lui aussi marqué par le réveil des croyances de son enfance : à l'origine de cette reconversion-là, il y a le poète-diplomate Paul Claudel, qui a vécu dans sa jeunesse -épisode connu - l'illumination de la foi, lors de Vêpres à Notre-Dame de Paris.

Et voici que, bientôt, nous allons retrouver en 1906, près de la Grotte de Massabielle, nos trois artistes, le musicien Duparc, les deux poètes Jammes et Claudel, animés d'une même foi renaissante. Pour Duparc, son mysticisme prendra les teintes d'une profonde mélancolie s'amplifiant jusqu'à la fin de ses jours. Dans sa production, on relève cette page de musique sacrée, le motet Benedicat vobis Dominus pour soprano, ténor, baryton et orgue (1882, Salabert), ainsi que des transcriptions pour orchestre (Prélude et Fugue BWV 533 et Choral BWV 615) ou pour deux pianos (Préludes et Fugues BWV 533 et 543) d'œuvres de Jean-Sébastien Bach (ou encore l'adaptation pour deux pianos également des deux Fantaisies, du Cantabile et des trois Chorals pour orgue de son maître César Franck).

Henri Duparc aura contribué à former un élève d'élite, le futur amiral breton Jean Cras à son tour mélodiste raffiné dont l'œuvre est marquée par le goût de la recherche que l'on retrouve dans l'exercice de son métier d'officier de marine : il est l'inventeur de la règle-rapporteur qui porte son nom. Duparc restera en relation épistolaire avec celui qu'il nomme "le fils de son âme" et auquel il tentera d'expliquer son geste : la destruction de partitions comme La Roussalka, jugée inappropriée depuis "la transformation morale que Dieu a opéré en moi".

 

Les Pyrénées et les Duparc

Après ses années suisses et avant son ultime étape à Mont-de-Marsan, Duparc va demeurer dans la région tarbaise, en particulier pour une période englobant les années de la Grande Guerre. De nos jours, la capitale de la Bigorre a vu son ancienne Ecole de Musique devenir le Conservatoire Henri Duparc tandis que, depuis un quart de siècle, un chœur régional ainsi qu'une maîtrise de qualité portent le nom du compositeur... Tarbes lui a aussi consacré une rue.

De son mariage avec l'Irlandaise Ellie Mac Swiney, étaient nés deux fils, ancrés eux aussi dans les Hautes-Pyrénées : Charles, l'aîné, a épousé Suzanne, fille du marquis Charles Pasquier de Franclieu, dont le berceau familial est le château de Lascazères, près de Tarbes. Leur fille Thérèse naîtra à Villefranque, au château voisin de Montegourat, propriété des Duparc. Thérèse deviendra l'épouse de Georges d'Armagnac de Castanet, dont la sœur Marie-Emma se marie avec Marcel Vidal-Saint-André, lui-même organiste et compositeur, formé à la Schola Cantorum dont le maître Vincent d'Indy était un familier des Duparc à Paris. C'est à Marcel que reviendra l'émouvant honneur de faire entendre une dernière fois à Duparc son cycle de mélodies en les chantant et s'accompagnant au piano du maître.

Le fils cadet Léon, né à Paris le 6 août 1874, fera carrière dans l'armée. Les Vieilles-Tiges de l'Aéro-Club de Touraine mentionnent l'obtention de son brevet civil le 10 juillet 1914, ainsi que du brevet militaire n° 576. En 1931, capitaine de réserve, il réside un temps à Mont-de-Marsan où vivent ses parents, qui vont disparaître dans les années suivantes, le compositeur Henri en 1933, son épouse Ellie en 1935. Installé à Lourdes - cette cité mariale qui avait attiré son père Henri - il y meurt le 9 novembre 1936 dans son domaine de Castagno, situé sur la route du Lac.

Refuge apaisant pour Henri Duparc, qui va finir ses jours dans les Landes et sera inhumé au cimetière parisien du Père Lachaise, les Pyrénées auront vu s'enraciner sa descendance.

France Ferran

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1) Théophile Gautier : Au pays où se fait la guerre, Lamento - Armand Sylvestre : Testament - François Coppée : La vague et la cloche - Charles Baudelaire : L'invitation au voyage, La Vie antérieure - Leconte de Lisle : Phidylé - Sully Prudhomme : Soupir - Robert de Bonnières : Le manoir de Rosemonde - Jean Lahor : Chanson triste, Extase, Sérénade Florentine - Thomas Moore : Elégie. [ Retour ]

2) La Roussalka, sujet maudit que cette légende d'ondine ? Pouchkine n'avait pu en venir à bout en lui consacrant un drame, resté à l'état de poème inachevé, tout comme Duparc s'attaquant au sujet. A son tour, Tchaïkovski, devant le refus des Théâtres Impériaux de produire l'opéra qu'il a écrit sur ce même texte de Pouchkine, se verra dans l'obligation de jeter la partition à la corbeille. Par contre, Eugène Onéguine et La Dame de Pique, opéras écrits ensuite sur des textes de Pouchkine, connaîtront le succès. Mais il ne sera pas dit que la naïade n'ait eu le dernier mot : Tchaïkovski à l'âge de 55 ans, dont les mœurs auraient été suspectées, boira de l'eau de la Neva non stérilisée pour s'inoculer sûrement le choléra et en mourir. [ Retour ]


Fichier MP3 Henri Duparc, Benedicat vobis Dominus, motet à trois voix et orgue, dédicacé “à mon fils Charles Fouques Duparc” (Paris, Rouart et Lerolle éditeurs, 1920). Fichier audio par Max Méreaux (DR.)


TROIS GRANDS COMPOSITEURS DE LIEDER :

César FRANCK, Ernest CHAUSSON et Henri DUPARC

Le lied occupe dans la littérature musicale une situation exceptionnelle. Alors que les différents modes d'expression ne sauraient convenir également à toutes les natures, il semble que lui seul possède ce privilège de pouvoir s'adapter au génie propre de chacun.

Certes, nombreux sont les musiciens qui s'épanchent plus librement dans les vastes architectures symphoniques ou dramatiques — pareils à ces fleuves impétueux qui emplissent de leur tumulte les larges horizons. Combien d'autres, pourtant, excellent à ciseler des pièces moins imposantes — semblables à ces eaux tranquilles qui s'étalent paresseusement au soleil, s'attardent le long de leurs rives ombreuses et dont chaque méandre forme et limite à lui seul tout le paysage. La magie sonore de l'orchestre est indispensable aux premiers, tandis que les touches grises du clavier, la souple arabesque d'une voix ou d'un instrument, suffisent aux seconds pour réaliser complètement leur pensée. Et ceux-ci sont destinés, par leur essence même, à triompher dans un genre où la simplicité des moyens s'allie à l'intimité des sentiments. L'exemple de Schubert et de Schumann nous montre même que certains esprits ont trouvé là le moule exact que réclamait leur inspiration. Plus près de nous, M. Gabriel Fauré a pu parvenir à la grande renommée en entr'ouvrant simplement la précieuse cassolette où quelques lieder de choix mélangeaient leur senteur divine. Mais la plupart des compositeurs, et parmi les plus grands, n'ont considéré le lied que comme un délassement entre deux œuvres de large envergure.

Tel est le cas pour César Franck.

On a dit excellemment que la postérité n'accueille personne avec un gros bagage. A mesure qu'augmente le recul, le tassement s'accomplit et quelques pages à peine émergent définitivement. Moins de cinq lustres ont passé depuis la mort de César Franck, et voici que déjà toute une partie de sa production nous paraît à bon droit négligeable. Nous ne voulons voir en lui que ce qu'il a été réellement : un admirable symphoniste. Amoureux des formes classiques, il sut les rénover en créant le style cyclique — "un thème générateur qui devient la raison expressive de tout le cycle musical". Sa pensée avait besoin des périodes nombreuses, des amples développements, pour s'exprimer toute. A sa suite, nous grimpons le long des sentes arides ou douces pour aboutir au point culminant, sommet où le génie met le vent de son aile. Or, il faut aux grands rapaces, de l'espace pour leur essor. Le cadre du lied était trop étroit pour que Franck y pût donner sa pleine mesure. Il en a écrit cependant, et de charmants, et, en particulier, un qui est une manière de chef-d'œuvre.

Les lieder de Franck, suivant l'époque à laquelle ils furent composés, participent de l'un de ses trois styles.

De l'aveu même de M. Vincent d'Indy, la première manière (qui s'étend de 1841 jusque vers 1858), tout en présentant certaines particularités infiniment intéressantes, fut loin de laisser présager tout ce que l'art du maître était appelé à produire par la suite de grand, de neuf, de sublime. Nous trouvons là six mélodies vocales : l'Emir de Bengador, Ninon, Robin Gray, Souvenance, le Sylphe, qui sont toutes de 1842-1843, et l'Ange et l'Enfant qui date de 1846. Chacune d'elles, aussi bien dans le tour mélodique général que dans la disposition, porte l'influence sensible de Méhul et des Français de la fin du XVIIIe siècle.

Viennent ensuite : le Mariage des Roses, 1871 ; Passez, passez toujours, 1872 ; Roses et Papillons, 1872 ; Lied, 1873. Écrites après la musique religieuse, vers le même moment que Rédemption, ces mélodies servent pour ainsi dire de trait d'union entre la seconde et la troisième période. D'un tout autre style que les premières, elles sont par certains côtés révélatrices de la manière définitive de leur auteur.

Enfin la troisième époque, qui vit éclore toute la merveilleuse floraison symphonique, comprend : le Vase brisé, 1879 ; Nocturne, 1884 ; les Cloches du soir, 1888 ; la Procession, 1888. Cette dernière, qui comporte un arrangement original pour orchestre, a été bien souvent exécutée dans les grands concerts dominicaux. Elle est d'une sublimité d'expression souveraine et reflète en la synthétisant la personnalité si caractéristique du "Pater Seraphicus". Et il est impossible, en l'écoutant, "de ne pas être profondément remué par tant de noble, sereine et angélique beauté".

Apparenté plus directement que tout autre à son maître César Franck et professant les mêmes principes d'art, Ernest Chausson fut lui aussi un symphoniste. Mais, tandis que chez Franck la pensée elle-même était classique, c'est volontairement que Chausson élagua des jardins symphoniques toute la végétation capricieuse et folle qui ne demandait qu'à pousser ça et là et à s'épanouir librement au milieu de leur belle et froide ordonnance. Non point que ce musicien eût des tendances modernistes accentuées, mais l'écriture de ses lieder est à ce point de vue suggestive et nous révèle un phénomène de dualité assez curieux. Tout ce que Chausson s'interdisait dans la symphonie : agrégations harmoniques plus savoureuses, traits plus brillants, plus nerveux, combinaisons plus capricieuses, il en usait avec délices dans ses mélodies.

Ces lieder, assez nombreux, furent composés à diverses époques de sa vie d'artiste. Vie trop courte et tragiquement interrompue par un accident stupide avant qu'ait pu s'affirmer complètement sa maîtrise. Une sensibilité originale s'y décèle, un tempérament essentiellement émotif. Musique suave, sereine, avec tout à coup le déchirement d'un sanglot, comme une onde calme qui viendrait se briser sur un récif.

Les premières, parues sous le titre de Sept Mélodies, datent de 1882, époque où il travaillait encore avec Franck. Puis ce furent d'autres mélodies écrites entre 1882 et 1888 : Serres chaudes, 1893-1896 ; Trois Lieder, 1896 ; Chansons de Shakespeare ; Deux Poèmes de Verlaine ; Cantique à l'Epouse ; Dans la Forêt du Rêve et de l'Enchantement, 1898.

"La musique des lieder, a dit M. Camille Mauclair, est beaucoup plus nerveuse, plus capricieuse et d'un registre harmonique plus étendu... Ernest Chausson cherchait à obtenir dans le lied des effets de coloration purement poétique par l'usage de la dissonance, mais il n'admettait guère ces effets dans la symphonie non mélangée à la littérature, et où, à ses yeux, la couleur devait être constamment inféodée au caractère rythmique".

M. Henri Duparc fait également partie de la famille artistique de Franck. Il fut même l'un de ses tout premiers élèves, si l'on considère qu'au collège des Jésuites de Vaugirard, il eut pour maître de piano César Franck lui-même. Les espérances qu'une nature aussi richement douée avaient permis de fonder ne purent malheureusement pas aboutir toutes. On sait qu'après avoir écrit un très petit nombre d'œuvres, le mauvais état de sa santé obligea, dès 1885, M. Henri Duparc à abandonner à tout jamais la composition. Depuis cette époque, M. Duparc n'a rien donné de nouveau.

Nous nous trouvons ici en présence d'un tempérament robuste que tout semblait aiguiller vers la musique dramatique plutôt que vers la symphonie. Le cas de M. Duparc est certainement unique dans l'histoire de l'art musical. Sans cesse grandissante, la réputation de cet artiste repose sur quelques mélodies à peine. En voici les titres : Sérénade, 1868 ; Romance de Mignon, 1868 ; Galop, 1868 ; Chanson triste, 1868 ; Soupir, 1868 ; Invitation au Voyage, 1870-1871 ; la Vague et la Cloche, 1870-1871 ; Extase ; Sérénade Florentine ; le Manoir de Rosemonde ; Testament ; Phydilé ; Lamento ; la Vie antérieure ; Au Pays où se fait la guerre.

Il est vrai que ces mélodies sont pour la plupart admirables ; d'une originalité saine et vigoureuse ; d'une sève généreuse ; d'un pathétique abondant. Qu'il s'agisse de la voluptueuse Chanson triste, du Lamento poignant, ou d'autres encore, c'est de la beauté expressive que chacune d'elles tient enclose dans la courbe de ses volutes. Et l'on doit regretter que les destins hostiles n'aient point permis que M. Henri Duparc poursuivît en paix sa noble tâche.

Peu importe ! Ainsi que je l'ai écrit ailleurs, tandis que beaucoup de vastes productions de ce temps ne seront même plus un souvenir, ses chants fleuriront sur des lèvres de femmes et des cœurs palpiteront d'un délicieux émoi aux tendres appels de Phydilé ou aux nostalgiques aspirations de l'Invitation au Voyage.

Jean Poueigh (1876-1958)
in Musica, juillet 1913



Pour en savoir davantage... 


Paru en 2019, Henri Duparc par Franck Bésingrand, 176 pages abondamment illustrées
avec une préface de François Le Roux, baryton et fondateur du "Centre international de la Mélodie française" (Bleu nuit éditeur, collection "Horizons", n° 69)

 


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