Emile MARTIN
(1850 – 1916)
Émile Martin, 1850-1916,
organiste de Saint-Léon de Nancy,
ami de Florent Schmitt
( coll. François Bonnet ) DR
Mercredi 19 courant [juillet 1916], en l'église Saint-Léon IX [de Nancy], ont été célébrées, au milieu d'une affluence d'artistes, d'amateurs et d'amis, les obsèques de M. Emile Martin, organiste du grand orgue de cette église et professeur de musique au Lycée de Nancy.
En diffusant la biographie de ce bon serviteur de la Musique, enlevé bien trop tôt à son art ainsi qu'à l'affection des siens et de ses amis, nous sommes certains, d'une part, de nous accorder au sentiment pieux et ému de tous ceux qui se groupèrent autour de ses restes au cimetière de Préville. De l'autre, puisque le regretté défunt est un artiste lorrain, très connu et très estimé dans le monde musical de notre région, nous croyons, en honorant publiquement sa mémoire honorer du même coup l'art qui a fait le fond de sa vie, et qui n'a cessé de le préoccuper, même jusqu'à ses derniers moments. Et donc, tout en évoquant son passé, ce nous sera une occasion de rappeler, au courant de la plume, les qualités primordiales requises pour porter au point de perfection où M. Martin l'a laissée la technique si difficile de l'orgue, et faire aimer toujours plus ce noble instrument.
Emile Martin, issu d'une vieille famille lorraine, est né à Nancy, le 18 juin de l'année 1850. Bien que nous n'ayons pu, dans le court laps de temps que nous nous sommes fixé pour assembler ces notes, faire des recherches qui nous eussent permis de relater avec précision son enfance, nous sommes — étant donnée sa vie, remarquable d'unité — induit à penser, sans crainte de nous écarter sensiblement de la vérité, qu'une affinité naturelle, une vocation vraie, que rien ne semble avoir contrarié, le porta de bonne heure vers l'art si passionnant et si complexe des églises.
Certes, le Nancy d'avant 1870 n'offrait pas toutes les richesses d'art du Nancy de maintenant : il n'y avait point encore de basilique Saint-Epvre aux larges verrières d'où, certains jours, des flambées de couleur, attisées par le soleil d'été s'élancent à jets éperdus dans la nef. Personne ne pouvait songer à cette autre basilique qu'est le Sacré-Cœur, poussée avec ses tons chauds de pierre dorée, en un rien de temps, pas plus qu'à Saint-Joseph, tout constellé de " rutilantes mosaïques, lamé d'or vert et enrichi, de marbres finement tournés, polychromes.
Mais si le jeune Martin fut moins favorisé sous ce rapport que nous le fûmes dans la suite, du moins put-il, en revanche, et autant que sa jeune compréhension le lui permit, se passionner pour une branche concomitante — et non la moins significative — de l'Art. Simple transposition du domaine des couleurs dans celui des sons.
En même temps que, dans l'église Saint-Fiacre et dans la chapelle de l'Hôpital civil, il s'essaie à la musique religieuse, nous le voyons auprès du toujours regretté M. Hess, organiste du grand orgue de la Cathédrale de Nancy, dont il devient l'élève.
Quelle impression profonde ne dut-il pas ressentir au contact presque journalier de ce maître qui possédait à fond l'un des plus beaux instruments de France, édifié par cette célébrité qu'était Cavaillé-Coll ! Avec quelle complaisance le « père Hess », comme on le nommait familièrement, dut, on le devine, étaler devant l'enfant avide de musique, son incomparable palette sonore ! C'est qu'il avait entrevu en ce dernier une solide promesse de talent. Et il brossait d'immenses fresques dont il empruntait les thèmes aux Primitifs de la musique sacrée ; il improvisait aussi, lui découvrait à mesure le secret du mélange judicieux des timbres, ne dédaignait peut-être pas, afin de lui rendre plus accessibles ses leçons, de s'attarder à quelque tableautin léger, quelque aquarelle intime et vaporeuse, ou même à de simples touches musicales, en demi-teintes, qu'il savait toujours rendre expressives et vraies.
Cependant, si personnel et si artiste qu'ait été M. Hess, il ne put suffire au besoin de savoir du jeune Martin. Ce dernier a maintenant 18 ans. Hanté par l'étude de l'accompagnement rationnel et parfait du plain-chant, de l'harmonie, de la fugue et du contrepoint, qui sont les mathématiques supérieures de la Musique, voilà qu'il quitte son maître pour aller prendre conseil de cette autre lumière qu'est, à Paris, Niedermeyer. Il passe deux années dans son école, obtient plusieurs récompenses et la guerre de 1870 éclate et l'arrache à ses travaux. Du musicien rêveur, mystique peut-être, qu'il est, elle fait un excellent soldat.
La tourmente est passée ; bien des vies pleines de promesses ont été fauchées (comme aujourd'hui, hélas !), mais Emile Martin a été épargné. Nous le retrouvons à Nancy, professeur au collège de la Malgrange, et l'année 1888 le voit à la console du petit orgue de l'église Saint-Léon.
Émile Martin à la console de l'orgue Cavaillé-Coll de Saint-Léon de Nancy
( coll. François Bonnet ) DREntre temps Cavaillé-Coll, qui a établi pour le compte de cette paroisse le projet d'un grand orgue, construit enfin le remarquable instrument que tout le monde connaît. Vallin père est chargé de la partie décorative. Il s’inspire, pour le buffet, du style même de l’église, enferme les piliers de soutien, les colonnettes et les sujets dans une sorte de gaine de bronze ciselé, auquel le temps ajoute peu à peu une savoureuse patine.
En 1889 l'orgue est achevé : Ch-M. Widor l'inaugure. C'est un chef-d’œuvre, aussi bien pour l'œil que pour l'oreille. Et le merveilleux instrument devient la grande chose docile que M. Martin anime chaque dimanche, qui traduit ses meilleurs sentiments et ressuscite aussi les pensées profondes des génies morts et vivants de la Musique.
Emile Martin avait atteint son rêve.
Jusqu'à ces jours derniers, c'est-à-dire pendant près de 30 ans, l'artiste et l'orgue n'ont fait qu'un, pour ainsi dire. Aux rares personnes qu'un pareil attachement pourrait étonner, nous citerons ce trait, qui peint bien un des côtés de l'artiste dont nous déplorons la perte. Sommé par les médecins, sous peine de mort rapide (il était atteint d'une maladie de cœur), d'avoir à renoncer définitivement à son orgue, Emile Martin a préféré abréger sa vie plutôt que d'abandonner, pendant des jours mesurés, l'ami auquel il avait voué un véritable culte qui n'avait d'égal que celui qu'il portait aux auteurs qu'il interprétait. Quelques jours à peine avant l'issue fatale il répétait encore chez lui, au piano, une pièce de César Franck qu'il se proposait de jouer à son orgue, pour ses « fidèles » de Saint-Léon.
Comme on le voit, il plaçait très haut sa foi en la Beauté. Avec quelle facilité, quelle chaleur rayonnante et communicative il la faisait partager, cette foi, quand, de sa voix grave et réfléchie, qui prenait une assurance dogmatique, il se mettait à énumérer ses dieux, les génies qu'il vénérait le plus, ceux à qui on peut, comme à des amis sincères, des guides sûrs, se confier. J.-S. Bach, Boellmann, César Franck, A. Guilmant, F. de la Tombelle, G. Fauré, Saint-Saëns, Guy Ropartz (qui lui a dédié plusieurs compositions pour grand orgue), tels étaient les auteurs qu'il savait si bien faire goûter.
Ses éminentes qualités de cœur et d'esprit n'avaient d'égales que son extrême modestie. Très exigeant pour lui-même, il n'acceptait qu'avec la plus visible gêne les compliments de ses « fidèles », s'effaçait devant la personnalité de l'auteur qu'il avait interprété, et regrettait toujours de n'avoir pu mieux faire.
Membre du comité d'enseignement de notre Conservatoire, on faisait souvent appel à sa compétence, et ses avis étaient très écoutés. Dire que M. Martin était écouté n’est rien : tous les habitués de cette maison, tous ses confrères l'aimaient. Ses élèves eux-mêmes devenaient ses amis. Aujourd'hui tous le pleurent, car sa disparition laisse un gros vide dans le monde musical lorrain.
Quoique M. Martin, comme compositeur, ait laissé un suffisant bagage (œuvres pour piano et pour orgue), quoiqu'il ait enseigné son art au Lycée de Nancy, pendant de longues années, quoiqu'il fut enfin le modèle de l'artiste et de l'excellent cœur dans ce qu'il a de plus pur, aucune distinction honorifique n'est jamais venue récompenser (?) sa vie si probe, si haute et si bien remplie. Que sa famille qu'il aimait tant n'en conçoive point de chagrin ; il était au-dessus de ces misères. N'a-t-il pas eu.de la vie la meilleure part ? Il a trouvé — dans son art qui plane en dehors du temps, les plus grandes jouissances qui se puissent envier ; et comme il a toujours donné à cet art et à ses affections le meilleur de lui-même, il peut être proposé comme modèle et sa mémoire ne périra point.
H. P.
L’Est républicain, 30 juillet 1916