Colette BAILLY

Musicienne trop tôt disparue


 

(coll. Sophie Boisgallais) DR.

 

 

« Tout le monde ne possède pas la subtilité savante de l’écriture d’une Colette Bailly », c’est ainsi que s’exprimait[1] en 1969 le musicologue Antoine Goléa lors d’un concert donné à la Maison de l’Amérique latine, organisé par les Grands Concerts de la Sorbonne que Max Deutsch avait fondés en 1960 et au cours duquel étaient notamment interprétées en 1ère audition ses Trois Inventions (1968) pour violon (Jean Chassaing), clarinette (Tony Marchutz) et violoncelle (Jean-Jacques Risler). Ces manifestations musicales étaient destinées à diffuser les musiques des compositeurs de la seconde école de Vienne (Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern) ainsi que celles des élèves de son fondateur.


1914, Conservatoire de Lyon dirigé à l'époque par Augustin Savard, classe de piano de Georges Quévremont ? : Alice Jarry est à gauche de la pianiste de droite, accoudée au piano et coiffée avec des macarons.
(coll. Sophie Boisgallais) DR.

 

Jacques Boisgallais
(coll. Sophie Boisgallais) DR.

Née le 27 août 1928 à Saint-Rambert-l’Ile-Barbe, près de Lyon, fille de Paul (1884-1951) et d’Alice Jarry (1895-1997), Colette Bailly, dont la mère était pianiste et lauréate du Conservatoire de Lyon, était aussi issue par sa grand-mère paternelle d’une dynastie de musiciens : les Laussel. Son aïeule était en effet la fille d’Alexis Laussel (1821-1895), professeur de musique et organiste du temple du Change à Lyon (1859 à1892), lui-même fils de Cyprien Laussel (c.1795-1845), originaire de Clermont (Hérault) et musicien également. Cette famille, primitivement  installée à Clermont où elle exerçait la noble profession de cardier, donna encore bien d’autres musiciens parmi lesquels l’on se doit de citer Auguste Laussel (1816-1867), neveu de Cyprien, professeur de musique à Clermont, puis à Cannes, et son fils Adam Laussel (1845-1893), condisciple de Fauré à l’Ecole Niedermeyer avec lequel il partagea le 1er prix de composition dans la classe de Saint-Saëns (1863), pianiste, organiste à Paris puis à Cannes et violoncelliste.[2]

 

C’est ainsi que musicienne dans l’âme dès son enfance, Colette Bailly débutait son apprentissage avec sa mère qui la conduisit au Conservatoire de Lyon, avant de rejoindre en 1947 le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Là, elle fréquenta notamment les classes de piano d’Yvonne Loriot, d’harmonie de Georges Dandelot (1948), de contrepoint et fugue de Simone Plé-Caussade (1951). C’est sur les bancs de cet établissement qu’elle va faire la connaissance de Jacques Boisgallais, lui-même élève dans la classe de Simone Plé-Caussade, avant de bientôt devenir son épouse en juillet 1952.

 

Ouverte à toutes formes de musique, après cet enseignement classique au Conservatoire et durant la décennie suivante elle se tourne un temps vers le dodécaphonisme[3] et suit les cours de Max Deutsch. Compositeur, chef d’orchestre, pédagogue, ayant étudié la composition auprès de Schoenberg, parfois qualifié de « franc-tireur de la musique », disciple de la seconde école de Vienne, il s’était installé à Paris où il était notamment chargé par l’Unesco d’enseigner la composition aux jeunes étrangers de talent et bénéficiant d’une bourse d’études. On lui doit ainsi de nombreux émules tels le Japonais Nashiko Kai, la Belge Jacqueline Fontyn, le Suédois Gunnar Bucht, l’Anglais Wilfred Josephs, le Polonais Juliusz Luciuk, le Grec Kyriacos Sfetsas, le Marocain Ahmed Essyad, les Chiliens Jorge Arriagada et Cirilo Vila, les Italiens Sylvano Bussotti et Marcello Panni, les Américains Eugène Kurtz, Nil Sir, Donald Harris et William Albright, etc… Néanmoins, avec Colette Bailly, on trouve quelques Français ayant aussi bénéficié des cours de Deutsch selon la méthode de Schoenberg, entre autres Dominique Salmson, Jeannine Richer et Raymond Vaillant.

 

Colette Bailly fit ainsi partie du « Groupe expérimental des G. C. de la Sorbonne » et participait à ce titre, dès la fin des années soixante, aux « Grands concerts de la Sorbonne », association culturelle dirigée par Max Deutsch avec pour président le philosophe Vladimir Jankélévitch. Aussi, sa Symphonie de chambre pour flûte, 2 clarinettes, basson, cor, quintette à cordes, composée en 1968, est donnée lors du concert du 17 février 1969 au Théâtre de la musique, Gaité Lyrique (square Arts et Métiers), consacré aux « Disciples de Max Deutsch ». C’est elle-même qui commentait son opus en ces termes : « L’œuvre comporte trois parties de durées égales étroitement liées les unes aux autres par une thématique qui, dès le premier mouvement, agit à partir de trois brèves cellules génératrices. Des développements restreints et concis traités plutôt dans l’esprit de la variation dotent la thématique polyphoniquement et harmoniquement de contrastes qui conduisent aux pointes extrêmes souvent périlleuses d’une tension voulue constante. Elle s’apaise dans l’Adagio qui cependant n’y renonce pas tout à fait, mais profite du calme relatif pour élaborer les motifs qui animeront le finale. » Quant à Antoine Goléa il écrivait dans le journal Carrefour du 26 février 1969 : « … Pour finir, on entendit, sous la direction souple, déliée, et pourtant si précise, de Deutsch lui-même, l’œuvre d’une Française, Colette Bailly, qui, avant de bénéficier des conseils de Max Deutsch, a travaillé au Conservatoire avec Simone Plé-Caussade et Yvonne Loriod. On sentait, à travers sa Symphonie de chambre pour cinq vents et quintette à cordes, les fruits de cet enseignement solide entre tous, avec, dans le traitement de la polyphonie et l’allure de certaines lignes mélodiques, certaines traces, encore, d’académisme. Mais ce n’étaient que des traces ; Colette Bailly est manifestement très douée, et le vent libérateur de l’enseignement de Max Deutsch a commencé, de toute évidence, à la soulever. »

 

Le 9 janvier 1970 à 21h, à la Cité Universitaire (21, boulevard Jourdan), ses Oscillations (1969) sont interprétées en première audition par un orchestre de chambre dirigé par Max Deutsch, avec Renaud François (flûte et picollo), Alain Gassin (cor anglais), Jean-Claude Jorend (trompette), R. Creixans de Herrera (guitare), Yves Poterel (violoncelle), Chantal Raffo (contrebasse), Anne-Marie François (piano), Gaston Sylvestre et Marta Ptasxywska (percussion). Parmi les autres compositeurs joués ce soir-là, est donnée, en première audition également, La Passion selon moi, pour bande magnétique (1969), de Jorge Arriagada. C’est ce dernier qui dirige plus tard, le concert du vendredi 13 novembre 1970 à l’American Center (261, boulevard Raspail), au cours duquel Grappes, pour cor (J. Romano), piano (N. Kai) et vibraphone (J.-C. Vincent), de Colette Bailly est joué. Est précisé pour cette œuvre : « Opposition de formes et de coloration. Recherche expressive, jeux d’espaces. »

 

22 juillet 1961
(coll. Sophie Boisgallais)) DR.

Le mardi 15 avril 1975, à l’auditorium du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, son œuvre intitulée Spirale, pour violon et piano, comportant des cellules aléatoires, est créée par Jean Chassaing (violon) et l’auteur au piano, en même temps que Septuor n° 2 de Hans Eisler, Octuor de Nikos Skalkottas, et Ligne interrompue pour contrebasse de Jeannine Richer, sous la direction d’Alexandre Myrat. A propos de sa composition, Colette Bailly elle-même la commente ainsi : « L’idée de départ, qui appelle, lors de l’élaboration de l’exécution, une part de réflexions communes et de choix, cette idée principale est la recherche d’un centre d’équilibre ou d’unité autour duquel, symboliquement, s’enroulent irrégulièrement une ou plusieurs spirales sonores, préfigurant peut-être les phénomènes cosmiques autant qu’universels de stagnation, d’attraction et de dispersion. Rythmes-durées, rythmes-temps, différenciation dynamique et de jeu, choix des transpositions sont variables. Ecriture souple, délibérément non pré-déterminée, sauf à de rares instants où elle fonctionne plutôt à l’état de repères. »

 

A cette époque, entre 1970 et 1975, elle enseigne au Conservatoire de Chatillon (Hauts-de-Seine) et  son catalogue est déjà bien fourni avec, en plus des œuvres citées précédemment, Trio de chambre pour piano, violon, violoncelle (1968), Trois choeurs a cappella : Pastiche, Avenue du Maine, Périscope de Mentana, sur des textes de Max Jacob (interprétés par le comédien et chanteur René Bourdet), Murs pour piano, percussion et bande magnétique, Mélismes pour flûte, piccolo, violon, percussion (1971), Six Etapes pour trompette, guitare électrique, piano, percussion (1973), Lumina Vibrata, toccata pour piano (1974), Ko-Hi-Nor, commande d’état pour grand orchestre (1974), Tziem pour bande magnétique. Mais, Spirale en 1975 est sa dernière œuvre. Affaiblie par un cancer, qui durant de nombreux mois l’oblige à cesser toutes activités, Colette Bailly est emportée par la maladie le 18 novembre 1976 à l’hôpital Saint-Antoine (Paris XIIe) à l’âge de 48 ans. Inhumée au cimetière de Coulonges-sur-Sarthe (Orne), elle laissait quatre enfants tous musiciens, nés entre 1954 et 1961 : Nathalie (animatrice à Radio Fip), Vérane (études de musicologie à Paris IV-La Sorbonne, professeur de piano à l’Ecole Montessori), Sophie (études de musicologie à Paris IV-La Sorbonne, diplôme d’ingénieur du son à New York) et Christophe (guitariste et compositeur). Resté veuf, Jacques Boisgallais se remariera en 1979 à la Suisse Maya Heintze, peintre et graveuse, connue sous le nom d’artiste « Maya Boisgallays ». Compositeur, prix de la Ville de Paris (1971), il est décédé près d’un demi-siècle plus tard, le 26 novembre 2021 en Suisse, à l’âge de 94 ans.

 

Christiane Bailly
(coll. Sophie Boisgallais) DR.

Max Deutsch et ses « Grands Concerts de la Sorbonne » vont lui rendre un dernier hommage le 9 mai 1978 au Centre culturel allemand (17, avenue d’Iéna) avec un concert « In memoriam Colette Bailly », au cours duquel sont jouées trois de ses compositions : Mélismes, Lumina Vibrata et Six Etapes. Le musicologue Gérard Condé, dans Le Monde du 13 mai 1978, consacrer un compte-rendu de cette manifestation musicale :

 

« Les concerts d’hommage ont souvent quelque chose d’un peu artificiel, un air obligé ; on y joue « pour mémoire » plutôt qu’ « à la mémoire », des œuvres toutes gênées de se trouver là exposées, et le plaisir de la musique cède la place à la bonne conscience du devoir accompli… Max Deutsch, qui dirige les Grands Concerts de la Sorbonne, se devait sans doute de les mettre à contribution pour honorer celle qui avait été son élève – et l’une des plus marquantes – disparue prématurément, alors que sa personnalité se révélait plus forte d’un ouvrage à l’autre. Pourtant, c’est moins d’une obligation qu’il s’agissait que du désir de réentendre la musique de Colette Bailly en contribuant à la faire connaître. Une musique où passe l’inquiétude, le doute, jouant sur la dissociation des timbres dans Mélismes (1971) pour flûte, violon et percussions, en même temps que sur la discontinuité du discours ; à la recherche d’une harmonie claire, rassérénée – les tierces, les octaves, les consonances – et les refusant à la fois d’un trait de plume angoissé, dans Lumina vibrata (1974), dont Daniel Cadé a su rendre sans les amoindrir. »

 

Colette Bailly était très liée avec sa sœur aînée Christiane Bailly (1924-2000). Dotée également d’une âme d’artiste, elle fit quant à elle une brillante carrière dans la mode qu’elle a marquée dans les années 1960 et 1970. Ancien mannequin de Balenciaga (1957), styliste, elle fut l’une des pionnières du prêt-à-porter en France et travailla, entre autres, chez Chloé (1961), en Italie pour Missoni (1968) puis en France pour Christian Aujard (1972), collaborant aussi avec Cerruti, Hermès, Paco Rabanne et Scherrer. Elle avait épousé en premières noces André Frénaud (1907-1993), un des poètes de la Résistance qui rejoindra le mouvement surréaliste, puis l’architecte Antoine Stinco (né en 1934) appelé notamment à travailler pour le Palais du Louvre, la Bibliothèque Sainte-Barbe et le Théâtre national de Bretagne.

 

Denis Havard de la Montagne[4]

(octobre 2022)


[1] In l’hebdomadaire Carrefour, édition du 3 décembre 1969.

[2] Accompagnant la chanteuse Adèle Damoreau-Cinti avec laquelle il devait se produire à Cannes en tant que pianiste, il fut blessé dans la catastrophe du train au Pont de Brague, près d’Antibes, le 24 janvier 1872, qui fit 6 morts et 7 blessés. Très marqué par cet évènement, il fut atteint par la suite de sidérodromophobie.

[3] Technique de composition inventée par l’Autrichien Arnold Schoenberg (1874-1951) consistant à écrire avec 12 notes de la gamme chromatique, écartant ainsi le système tonal, à l’origine de la musique sérielle. Elle connue un certain succès, mais a été abandonnée depuis.

[4] Remerciements à Sophie Boisgallais (https://www.instagram.com/sowooods.art/) pour nous avoir ouvert les archives de sa famille.




Conservatoire national supérieur de musique, 1951, classe de contrepoint de Simone Plé-Caussade : Colette Bailly (2e rang, 2e à gauche, habillée en noir), Jacques Boisgallais (dernier rang, à l'angle du mur)
(coll. Sophie Boisgallais) DR.


(coll. Sophie Boisgallais)
1ère page de la partition manuscrite de Ko-Hi-Nor pour grand orchestre
(coll. Sophie Boisgallais)


Clermont-l'Hérault, concert-hommage le 21 janvier 2024 à Adam Laussel,
un des membres de la famille maternelle de Colette Bailly

 

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