Abdallah CHAHINE
Les retrouvailles Orient – Occident

Abdallah Chahine à son piano
( collection famille Chahine )

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Né en 1894, un adolescent se découvrit un jour une passion : la musique orientale. Son père, qui ne voulait pas en faire un "troubadour", consentit cependant à lui offrir un petit harmonium. Il put ainsi donner libre cours à son imagination et très vite les improvisations de Abdallah Chahine démontrèrent un sens musical exceptionnel et un goût raffiné pour la musique orientale. Il n’était alors âgé que de 14 ans.

Pendant des années il tint l’harmonium à l’église Saint-Joseph de Beyrouth lors de toutes les messes. L’abbé Colingite, étonné par les dons de ce jeune homme, pria ses parents de l’envoyer étudier au conservatoire de Vienne, mais ceux-ci refusèrent ! Cela ne l’empêcha pas de se lancer dans une carrière en rapport étroit avec la musique : la réparation et l’accordage des pianos, ce qu’il faisait d’ailleurs avec une grande habilité. Il sera même parmi les tout premiers à importer au Liban des instruments de musique occidentaux.

Sa passion pour la facture ne le quitta pas un seul instant, même dans ses vieux jours. Sa nièce Dany raconte que dans sa vieillesse, alors qu’il n’avait plus la force de visser les cordes, il s’était résolu à confier ce travail à l’un de ses élèves Assad Hanna, mais cependant il tint toujours à être présent !

Abdallah Chahine photographié avec un cadre de piano.
( collection famille Chahine )

La maison de commerce fondée en 1942 à Beyrouth par Abdallah Chahine est dirigée depuis son décès arrivé le 9 janvier 1975 par ses fils Joseph, Richard, Mozart, Bertrand, Antoine et René, et sa fille Amira. Ils ont heureusement su appliquer une politique commerciale dynamique, et aujourd’hui la Maison " A Chahine & Fils " est l’une des plus grandes sociétés, spécialisée dans la vente d’instrument de musique et dans la production de disques sous la marque " Voix de l’Orient ". Sa réputation est mondiale, notamment pour avoir conçu et réalisé le piano oriental à ¼ de ton avec le concours du fabricant autrichien Hoffman.

Le piano Chahine est un véritable piano droit occidental-oriental, fabriqué à partir de 1954 à Vienne par les usines Hoffman, avec le concours des usines Renner à Stuttgart pour la partie mécanique. La conception de cet instrument en revient à Abdallah Chahine qui avait réalisé un prototype dès 1930-1931, à partir d’un vieux piano droit à cordes et à clavier de 6 octaves, après de longues années de réflexions et d’essais.

La première exposition de ce nouveau piano eut lieu en 1954 à Damas, dans le pavillon Autrichien. Deux ans plus tard, au cours d’une démonstration des nombreuses possibilités de son instrument aux membres du congrès de l’U.N.E.S.C.O. à Beyrouth, Chahine déclarait : "Ce prototype a été fabriqué et transformé de mes propres mains avec les moyens élémentaires à ma disposition. Ce fruit de 40 ans de travail est suffisant et pose les intervalles de base, permettant de jouer les principaux airs et modulations avec leurs divergences, outres les airs arabes pouvant être joués sur le clavier tempéré occidental". Plus tard, en 1962, il enregistre un disque vinyle (30 cm) de musique typiquement orientale, qu’il joue sur ce prototype conservé chez lui, dans son appartement de Beyrouth.

Le 13 mars 1974 dans la soirée, autour d’une pièce montée et d’une coupe de champagne, Abdallah Chahine, alors âgé de 80 ans, était décoré de l’ordre du Cèdre, au grade de Chevalier. Il dit à cette occasion : " Malgré mon âge, j’espère poursuivre encore longtemps mes activités et je mets à la disposition de tous ce piano oriental que j’ai inventé".

Le musicologue Jacques Chailley a longuement parlé du piano Chahine, en soulignant notamment son " intérêt éducatif, à abolir la barrière entre les deux civilisations musicales occidentales et orientales ". Marc-Henri Mainguy, de son côté à écrit que " les taqsims1 improvisés et enregistrés sur disques par cet inventeur et interprète de qualité sont là pour témoigner aujourd’hui de la richesse d’inspiration que permet la musique arabe lorsqu’elle est repensée par un artiste à toutes les formes musicales ". Aloys Haba, le compositeur tchèque bien connu (1893-1973), a quant à lui longuement félicité la simplicité et la perfection de cette réalisation technique. Précisons que Aloys Haba, qui s’est intéressé à la musique traditionnelle orientale et a composé dans des intervalles inférieurs au demi-ton, et le compositeur russe ayant vécu en France Ivan Vychnégradsky (1893-1979) ont construit un piano à 2 claviers, l’un accordé un ¼ de ton plus haut que l’autre.

Mais comment fonctionne le piano Chahine ? Quelles sont ses caractéristiques et ses particularités?

Son clavier de 7 octaves un quart comporte 88 touches allant du la-1 au la 7. Le nombre des marteaux correspond à celui des touches. Des quadruples cordes sont installées pour les registres moyen et aigu, ce qui leur donne la répartition suivante :

Abdallah Chahine entouré d'amis observant le cadre d'un piano.
( collection famille Chahine )

- registre "contre basse" : 12 notes, 12 cordes.

- registre "grave" : 18 notes, 18 doubles cordes.

Les notes à double fonction (orientale et occidentale) sont au nombre de 5 par octave et ont chacune une corde accordée à l’oriental et une autre à l’occidental.

Le registre médium et aigu comprend 58 quadruples cordes (regroupées 2 par 2) c’est-à-dire 232 cordes à raison de 4 par marteau. Dans ce registre il y a 58 notes occidentales et 24 notes orientales supplémentaires.

Pour résumé, nous avons là un total de 31 notes orientales supplémentaires, et toutes les notes possibles au clavier sont au nombre de 119, avec 280 cordes. Rappelons que le piano occidental ordinaire ne compte que 224 cordes.

Abdallah Chahine a ajouté au 12 ½ tons de la gamme tempérée, 5 nouveaux intervalles par 5 notes nouvelles : si  b , mi  b , la  b , ré  b  et fa  #  permettant ainsi d’exécuter les différents modes ou maquams2 orientaux, comme le Bayati, Rast ou Saba... Ces subdivisions tonales orientales, sont qualifiées de ¼ et ¾ de tons. Ce n’est pas sans mal que Abdallah Chahine est parvenu à résoudre tous ces problèmes mathématiques !

La modalité du nouvel instrument Chahine passe instantanément de l’expression orientale à l’occidentale grâce à une troisième pédale de médiante. Lorsque la pédale est baissée, le piano est accordé à l’occidentale à échelle tempérée, lorsqu’elle est levée le piano est accordé à l’orientale.

Abdallah Chahine (à l'extrême gauche)
en compagnie du chanteur Mohamed Abdel Wahab (au centre) et de la chanteuse Feyrouz (à l'extrême droite).
( collection famille Chahine )
Le port de Beyrouth
( photo SOLIDERE, Société Libanaise pour le Développement et la Reconstruction du Centre-Ville de Beyrouth )

Si ce piano Chahine ne pourra jamais rivaliser avec un autre instrument à sons mobiles (luth oriental, violon...) en ce qui relève de l’expressivité mélodique, il lui suffira de pouvoir enrichir la palette orchestrale orientale par ses caractéristiques proprement pianistiques. Cet instrument a longuement intéressé les chanteurs tels Abdel Wahab (l’un des plus grands compositeurs du monde arabe du XXe siècle, rénovateur de la musique orientale), et Feyrouz (" la voix " qui a eu un immense succès à Baalbeck en 1998)..., les musicologues libanais tel Louis Hage, les compositeurs comme le père Joseph Khoury, directeur du Conservatoire National de Beyrouth à l’époque, Georges Baz, Boghos Gélalien ou encore Toufic Succar…Sa contribution au progrès de la musique arabe est d’une grande importance pour l’avenir de cette musique qui commence à creuser son chemin dans la science polyphonique et le mystère d’une harmonie à ¼ de ton. Le compositeur Toufic Succar en a pris conscience et ses premiers essais dans ce domaine sont pleinement réussis.

Abdallah Chahine toujours avide de perfectionnements, ne s’est pas arrêté à cette première invention. Il l’a en effet étendue à deux autres instruments : l’accordéon et l’harmonium. A la place d’une pédale c’est la clé d’un registre que l’on doit baisser. Par la suite, en avril 1974, est apparu le premier orgue électronique occidental-oriental qui offre des possibilités presque illimitées.

Terminons cette brève étude par ce mot de Marc-Henri Mainguy : " En ce temps où la Méditerranée, d’Est en Ouest, et du Nord au Sud, se retrouve, après 500 ans d’écart, peut-être est-il temps de rétablir la liaison artistique – notamment musicale – entre ces conceptions culturelles voisines et plus ou moins parentes par l’Histoire. Le piano du regretté Abdallah Chahine pourrait singulièrement aider entre autres à ces retrouvailles Orient-Occident."

Rita Eid
Professeur au Conservatoire de Beyrouth

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1) Les taqsims sont des sortes d'improvisations instrumentales non mesurées. [NDLR] [ Retour ]

2) On sait que les notes de la gamme peuvent être espacées de façons différentes de manière à former des modes différents. Les théoriciens estiment qu'il existe 96 modes ou maquams. Au Liban on en utilise une vingtaine. [NDLR] [ Retour ]

Les sources :

- Journal, L’Orient le jour (1974)
- Marc Henri Mainguy, Vie musicale
- Safa, Les reflets de la ville, p. 11
- Correspondance de Jacques Chailley
- Conférence d’Abdallah Chahine au Palais de l’UNESCO en 1956
- Louis Hage, Un piano occidental-oriental
- Entretiens avec Joseph Chahine, fils d’Abdallah, et sa nièce Dany

CD Hommage à Abdallah Chahine par Al Nagham Al Khaled (piano), qui interprète 10 taqsims
( CD Voix de l'Orient VDLCD 552, produit par la maison A. Chahine & Fils en 1992 )

 


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