OLIVIER MESSIAEN ( 1908 - 1992 )



Olivier Messiaen, vers 1935
( BNF Richelieu, musique fonds estampes, Messiaen O. 003. )

Musica et Memoria dans son numéro 46 de juin 1992 s’associait à l’événement que représente dans le monde musical la mort d'Olivier Messiaen survenue le 28 avril 1992 à l’hôpital Beaujon (Clichy).

Il nous appartient aujourd’hui de consacrer quelques pages à sa carrière et surtout à quelques aspects de l'œuvre de ce grand musicien, l'un des plus importants de la seconde moitié de notre siècle. Lourde tâche en quelques lignes quand on réfléchit à la complexité de sa musique à sa richesse, à la place dominante qu'occupe son œuvre, à la personnalité originale de l'homme et du catholique convaincu.

J.H.M. (juillet 1992)

Classe d'Olivier Messiaen au CNSM en 1960
1960 : classe d’analyse musicale d’Olivier Messiaen (au piano). Debouts, de g. à dr. : Jean-Louis Petit, François Bayle, Alain Périer
(auteur en 1979 d’un ouvrage sur son professeur, paru chez Seuil/Microcosmes), X...
[toutes précisions sur les 9 autres élèves non identifiés à ce jour seront les bienvenues]
( coll. Jean-Louis Petit ) DR
Olivier Messiaen en 1929
Olivier Messiaen en 1929.
Détail d'une photo de la classe de composition de Paul Dukas.
( photo X... )

Olivier Messiaen est né en Avignon le 10 décembre 1908 " Je suis un Français des montagnes, comme Berlioz " dira-t-il plus tard. Sa mère, la poétesse Cécile Sauvage, selon le propre aveu du musicien, l'influencera toute sa vie. Il évoquera lui-même une "éducation féerique". Avec son frère Alain, également poète, il déclame les œuvres de Shakespeare. Il découvre peu à peu diverses partitions, notamment celles qui demeureront ses préférées : Orphée de Gluck, Don Juan de Mozart, la Damnation de Faust de Berlioz, la Tétralogie de Wagner... C'est la lecture de Pelléas et Mélisande de Debussy qui décidera de sa vocation.

Eglise Sainte-Trinité, Paris, au début du XXe siècle.
( Coll. D.H.M. )

Après des premières études musicales menées sous la direction de Jehan Gibon à Nantes, il entre au Conservatoire de Paris à l'âge de 11 ans. Elève de Jean et Noël Gallon pour l’harmonie, le contrepoint et la fugue, de Maurice Emmanuel (histoire de la musique), de Marcel Dupré pour l'orgue et de Paul Dukas pour la composition, il en sortira en 1930, muni de cinq premiers prix. Mais c'est alors qu'il va acquérir sa véritable personnalité en poursuivant des recherches dans la rythmique hindoue, la métrique grecque, les chants d'oiseaux, le rythme chez Debussy ou Stravinsky, la musique en quarts de ton... A peine sorti de Conservatoire, Olivier Messiaen en 1931 est nommé organiste titulaire de l'église de la Trinité à Paris, succédant à Charles Quef (1873-1931) qui lui-même avait recueilli la succession d’Alexandre Guilmant. Il restera fidèle à sa tribune durant plus de soixante années et son œuvre pour l'instrument-roi sera abondante. Au cours d'une interview recueillie par Irène Meltzheim et le Père Pascal Ide (de la Trinité), en mars 1991, Messiaen s'écrie : " J’aime mon orgue ! Il est pour moi un frère, un fils, et je serais désespéré de m’en séparer ! "1. Dans les dernières années, le vieux maître ayant du mal à gravir l'étroit escalier menant à la tribune de l’orgue, la Ville de Paris fit aménager un ascenseur, mais à l'autre bout de l'église, en sorte qu'il fallait beaucoup de temps à notre organiste pour gagner son instrument.2

En 1936, il commence à enseigner à l'Ecole Normale de Musique de Paris et à la Schola Cantorum. C'est au cours de ces années que paraissent ses premières œuvres importantes d'inspiration religieuse: Le Banquet Céleste pour orgue, les Offrandes oubliées, L'Ascension, La Nativité du Seigneur. Au retour de sa captivité en Allemagne, en 1942, il est nommé professeur au Conservatoire de Paris où il restera jusqu'en 1978, enseignant successivement l'harmonie, l'analyse musicale et la composition. " Ce fut une époque d'exploration, de libération " a écrit l'un de ses élèves, Pierre Boulez, " Ce fut aussi l'amitié et la solidarité d'un petit groupe réuni autour d'un maître sur lequel l'opinion générale butait, chancelait ou renâclait. "3 Parmi ses principaux élèves, citons encore Stockhausen et Xénakis.

Dès lors, la majeure partie de sa carrière sera consacrée à la composition liée à ses recherches de rythmes grecs et hindous, d'harmonie, de polytonalité, de chants d'oiseaux, de modalité. Bref, son langage va de plus en plus se personnaliser et même évoluer jusqu'à l'une de ses toutes dernières œuvres importantes Saint-François d'Assise, opéra commandé par Rolf Liebermann pour l’Opéra de Paris où il fut créé en 1983. Olivier Messiaen n'aura pas eu la joie terrestre d'assister à la nouvelle production de cette œuvre au Festival de Salzbourg, le 17 août 1993. Sa dernière œuvre créée de son vivant a été, précisément, Un Sourire, en hommage à W.A. Mozart. Une œuvre posthume doit être créée en septembre prochain à New-York, sous la direction de Zubin Mehta : il s'agit d'une vaste fresque orchestrale durant environ une heure vingt qu'avait commandée au compositeur le New-York Philharmonic: Eclair sur l'Au-delà...un titre prémonitoire!

Affiche concert "Centenaire d'Alexandre Guilmant", le 12 mars 1937 à l'église de la Sainte-Trinité (Paris), dans le cadre du Congrès international de musique sacrée tenu lors de l'Exposition Internationale de 1937.
( Coll. D.H.M. )

La production d'Olivier Messiaen est abondante. Nous ne saurions ici énumérer et encore moins analyser la totalité de ses œuvres. Evoquons donc plus particulièrement le compositeur religieux, l'organiste épris de liturgie.

A propos des transformations liturgiques qui ont suivi, dans le plus grand désordre, le Concile de Vatican II et qui sévissent encore, hélas, Olivier Messiaen disait, il y a un peu plus d'un an : " Très franchement, je pense qu’il n’y a qu’une seule musique liturgique valable : le plain-chant. On n’a jamais fait mieux et on ne fera jamais mieux ! D’une part, parce que c’est une musique monodique, composée à une époque où l’on ne connaissait pas l’embarras de l’harmonie et des accords. Le seconde raison, qui me remplit d’admiration : le plain-chant n’a pas d’auteur, il a été écrit par des moines anonymes. Cela paraît extraordinaire ! Je n’imagine pas un compositeur du XXe siècle se refusant à signer son œuvre. "4

Pour ma part j’ai le souvenir personnel de Messiaen préoccupé par la liturgie. Peu après la mise en place désordonnée des reformes liturgiques de Vatican II, une Commission de Musique Sacrée fut créée à Paris par l'Archevêché sous la présidence de Mgr Delarue, alors archidiacre du diocèse. Je fus convié à en faire partie avec Gaston Litaize, le Chanoine Revert, le Père Martin et d'autres personnalités. C’est ainsi que je me suis trouvé aux côtés de Messiaen convié également. Ce dernier, comme nous tous, devait bien vite abandonner cette Commission, aucun compte n'étant tenu de nos suggestions, de nos protestations... ni des textes officiels de la Constitution sur la Liturgie que nous tentions de rappeler. La Commission devait donc mourir rapidement faute de combattants!

N'oublions pas, non plus qu'Olivier Messiaen faisait partie du Comité d’honneur de l'Association Una Voce pour défendre et sauvegarder la place du chant grégorien!

Il semble qu'un certain malentendu existe quand on évoque la musique religieuse de Messiaen. A la différence de nombreux compositeurs qui, à toutes les époques, se sont illustrés dans la musique sacrée et ont servi par leur génie le répertoire liturgique, on ne trouve pas chez lui de musique liturgique ni même de "musique sacrée" au sens habituel et le plus courant, mis à part un Ave verum pour chœur a capella. De même, dans sa musique d'orgue qui porte si souvent des titres d'inspiration liturgique (La Nativité, L'Ascension, Messe de la Pentecôte, Le Mystère de la Sainte-Trinité, Le Livre du Saint-Sacrement) on ne trouve aucun thème grégorien, à la différence d'un Dupré, d'un Langlais, d'un Duruflé et autres compositeurs nombreux. Bien sûr, Messiaen, à l'office, improvisait sur des thèmes grégoriens. Dans son ouvrage Technique de mon langage musical5, il cite le plain-chant parmi les sources de son inspiration dans son Introduction; au chapitre II, parlant de sa musique "amesurée", il précise : " Maurice Emmanuel et Dom Mocquereau ont su mettre en lumière, l’un la variété des mètres de la Grèce antique, l’autre, celle des neumes du plain-chant (...) Ce qui nous conduira vers une musique plus ou moins " amesurée ", nécessitant des règles rythmiques précises. "

Gaston Litaize et Olivier Messiaen (1982) - © Claude Hilger, avec son aimable autorisation
Gaston Litaize et Olivier Messiaen. 1982, cérémonie remise de la Légion d'honneur au grade de commandeur
( © Claude Hilger, avec son aimable autorisation )

Messiaen est donc toujours présenté, disions-nous, comme un musicien religieux. Le Cardinal Lustiger, en mars 1989, remettant au compositeur le Prix international Paul VI, lui rendait hommage en ces termes: " Vous êtes un musicien d’église et vous êtes parmi les seuls musiciens contemporains dont l'œuvre est, de dimanche en dimanche jouée, livrée à l'oreille et au cœur des foules non triées de croyants. " Messiaen lui-même répondait en ces termes à une question de l’Association Ethiques et Politique6 : " Pour ma part, j'écris des œuvres musicales religieuses qui sont des actes de Foi mais qui contiennent aussi mon admiration de la nature par l’utilisation des chants d’oiseaux et de nombreuses allusions aux différentes étoiles de notre galaxie . " Ailleurs il précise : " Je suis croyant et presque toutes mes œuvres sont destinées à chanter les mystères du Christ. "7 Bien avant, dans les années 55, Messiaen se définissait déjà comme un " musicien religieux " : " Je suis né croyant et j'allais à l’église en croyant, sans penser qu'un jour je participerais de façon si active à l'office... Ce nouveau métier comblait évidemment mon idéal de musicien croyant. "8 Plus loin, au cours du même entretien, en réponse à certaines critiques lui reprochant de jouer à l'église ou de composer pour elle rythmes et couleurs qui ne conviennent pas, il ajoute : " Ces gens (...) attendaient de moi une musique douceâtre, vaguement mystique et surtout soporifique. En tant qu’organiste j'ai le devoir de commenter les textes propres à l’Office du jour. Ces textes exaltent des vérités très différentes expriment des sentiments très différents et suscitent des grâces très différentes, suivant la couleur spéciale du temps dont l’Office fait partie. Prenons simplement le Psautier : croyez-vous que le psaume dise des choses vagues et douceâtres? Le psaume hurle, gémit, rugit, supplie, exulte et jubile tour à tour. "9

Claude Samuel remarque fort justement que " Dans la foi sincère de Messiaen, il entre incontestablement une part de poésie et un goût inné pour le merveilleux, poésie et merveilleux qui ne sont d’ailleurs pas en contradiction avec l'esprit de la religion catholique. "10

Nous avons donc là toute l'explication de l'inspiration religieuse de Messiaen si nous sommes déroutés et si nous voulons comparer avec l'inspiration bien différente d'autres musiciens non moins religieux évoqués plus haut. Il s'inspire de textes dans toute leur profondeur plus que des thèmes, des mélodies les accompagnant dans la liturgie traditionnelle. D'où cette difficulté pour l'auditeur et le croyant de situer l'œuvre dans son contexte liturgique. La mémoire retient peut-être davantage la mélodie grégorienne - tel hymne, tel introït, telle antienne - illustrant l’Office et marquant d'une manière définitive nos grandes fêtes liturgiques comme des points de repère facile. Messiaen, il le dit lui-même, transpose en musique le sens le plus profond des textes sacrés dans son langage très personnel, quelle que soit la destination de l'œuvre : orgue, piano, orchestre, chœur. Ainsi, la plupart de ses œuvres sont précédées du texte ayant inspiré le compositeur. Par exemple dans L'Ascension n°4, intitulée Prière du Christ montant vers son Père, on trouve ces paroles  : " Père, j'ai manifesté ton nom aux hommes. Voilà que je ne suis plus dans le monde, mais eux sont dans le monde et moi je vais à toi. (Prière sacerdotale du Christ, évangile selon Saint-Jean) ". Dans Les Corps Glorieux n°7, Le Mystère de la Sainte Trinité : " Ô Père tout puissant, qui, avec votre Fils unique et le Saint-Esprit, êtes en un seul Dieu! Non dans l'unité d'une seule personne, mais dans la Trinité d'une seule substance. " Enfin, dans la Messe de la Pentecôte, n°1, et dans l’Entrée intitulée Les Langues de Feu, c’est ce texte qui nous interpelle : " ... Des langues de feu se posèrent sur chacun d'eux. Actes des Apôtres. "

Messiaen agit de la même façon lorsqu'il s'inspire de l'Ecriture et lorsqu'il évoque la nature, le monde, la création, guettant, par exemple, patiemment les chants d'oiseaux avec son épouse et merveilleuse interprète Yvonne Loriod11 pour les noter et les utiliser dans plusieurs de ses œuvres Catalogue d'oiseaux, Livre d'orgue, n°4 : Chants d'oiseaux, ou recherchant de par le monde les rythmes de civilisations lointaines et de cultures extra-européennes... Ayant cité les maîtres auxquels il se rattache et rendu hommage à ses devanciers, il ajoute " J'oubliais mes plus grands maîtres, les oiseaux; leur virtuosité sans égale m'a imposé la recherche de doigtés extraordinaires que je n'aurais jamais pu trouver autrement. " Au cours du même entretien avec Antoine Goléa, il développe ses sources d'inspiration : " Pour moi, la vraie, seule musique a toujours existé dans les bruits de la nature. L’harmonie du vent dans les arbres, le rythme des vagues de la mer, le timbre des gouttes de pluie, des branches cassées, du choc des pierres, des différents cris d'animaux sont pour moi la véritable musique. Si j'ai choisi pour maîtres les oiseaux, c'est que la vie est courte et que noter des chants d’oiseaux est tout de même plus facile que la transcription des harmonies du vent ou du rythme des flots. "

Dans le quatrième morceau du Livre d'orgue intitulé Chants d'oiseaux, le compositeur nous donne même tous les détails : " Après-midi des oiseaux : merle noir, rouge-gorge, grive musicienne et rossignol quand vient la nuit. Pour le temps pascal. "

Olivier Messiaen résume en deux phrases les deux préoccupations qui ont marqué son œuvre. Lorsque, en 1991, on lui posa la question : Personnellement, à quelles formes de progrès vous attachez-vous ? il répondit : " A) A une connaissance plus complète du Christ. B) A une connaissance plus complète de l’Univers. "

Pour conclure cette approche rapide de la personnalité et de l'œuvre d'Olivier Messiaen, laissons la parole à Marcel Landowski rendant hommage au compositeur au lendemain de sa mort et soulignant l'importance, l'originalité, la complexité et la grandeur qui émanent de son œuvre : " ... Il a été grand parce qu’à la pointe des recherches de la musique de notre temps, il a toujours su que toute évolution, surtout révolutionnaire, n'a de chance et ne peut exister que si les racines de la tradition sont demeurées vivantes. ".12 Et c'est sur les paroles mêmes du compositeur disparu que nous achèverons : " J'ai écrit des musiques pures (pour la seule recherche technique) ou à caractère profane. Je les regrette presque. Les musiques créées pour chanter les mystères de la Foi me paraissent plus utiles pour mes contemporains. Peut-être, en serai-je remercié?... Je suis, en principe, un musicien de la joie et je me plais surtout à méditer les mystères glorieux... Je suis à un âge où il faut penser à l’au-delà : espérons qu'il sera glorieux. "13

Joachim HAVARD DE LA MONTAGNE

Fichier MP3 Messiaen : extrait de Dieu parmi nous par Jeanne Demessieux (CD FESTIVO, FECD 6961.862, www.festivo.nl ).

Lien : The Olivier Messiaen Page, site en anglais par Malcom Ball.


Fichier MP3 Monsieur Kenichi Fujimaki, traducteur de la version en japonais du Traîté de la Fugue de Gedalge, a publié des échantillons audio des exemples musicaux inclus dans cet ouvrage (et autres fugues)
sur la chaîne YouTube des éditions Glycine, avec suivi automatique de la partition.
Cette chaîne propose des fugues de MM. Revel, Messiaen, Rivier, Enesco, Schmitt, Morpain, Malherbe, Boulay, Depecker, Koechlin, Van Doren, Vidal.

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1) «Le musicien de la joie», entretien avec Olivier Messiaen, in Du côté de la Trinité, journal de la paroisse de la Trinité, n° 2 de mars 1991, reprint in Musica et Memoria, n° 42 de juin 1991 (pp. 22-27). [ Retour ]

2) Le Figaro du 29 avril 1992, article de Jacques Doucelin. [ Retour ]

3) ibidem : hommage de P. Boulez à son maître. [ Retour ]

4) «Le musicien de la joie», op. cité. Je connais, toutefois, deux ou trois œuvres éditées sans nom d'auteur, il y a une soixantaine d'années. Notamment une Messe en mi mineur de Léon Saint-Réquier, compositeur très estimable qui n'avait pas voulu faire figurer son nom sur sa partition afin de pas obliger l'église à payer des droits d'auteur ! Belle et généreuse initiative ! (note de l'auteur). [ Retour ]

5) Editions A. Leduc, 175, rue Saint-Honoré, Paris, 1944. [ Retour ]

6) Le Figaro, 30 avril 1992. [ Retour ]

7) «Le Musicien de la joie», op. cité. [ Retour ]

8) Antoine Goléa, Rencontres avec Olivier Messiaen, Paris, Juliard, 1961. [ Retour ]

9) Ibidem.Retour ]

10) Panorama de l'art musical contemporain, Paris, NRF, 1962. [ Retour ]

11) Après le décès de sa première épouse, la violoniste Claire Delbos, fille du professeur à la Sorbonne Victor Delbos (auteur notamment des huit mélodies L'Ame en bourgeon données en première audition à la Schola Cantorum le 28 avril 1937), et ancienne élève de l'Ecole supérieure de musique César-Franck, Messiaen épousait en 1961 Yvonne Loriod. Née le 20 janvier 1924 à Houilles (Yvelines), élève du CSM où elle remporte sept premiers prix, excellent pianiste et pédagogue, Yvonne Loriod défend avec ardeur la musique de son mari. Elle enseigne au CNSM. C'est également une remarquable interprète des œuvres de Boulez, Schoenberg et Bartok. (NDLR) [ Retour ]

12) Le Figaro, 29 avril 1992. [ Retour ]

13) " Le Musicien de la joie ", op. cité. [ Retour ]

Fac similé d'affiche de concerts
Fac-similé affiche concerts des 30 novembre et 4 décembre 1972
avec notamment le concours d'Olivier Messiaen aux grandes orgues
et Élisabeth Havard de la Montagne au clavecin.
( collection DHM )


A propos de l'ouvrage d'Olivier Messiaen Technique de mon langage musical

 

Quelques commentaires parus dans la presse et les périodiques spécialisés au sujet de cet ouvrage publié chez Alphonse Leduc en 1944.

 

« Un nouveau langage musical par Arthur Honegger :

La curiosité, l'intérêt, l'incompréhension qui ont accueilli la première audition du « Quatuor pour la fin du Temps » et les explications succinctes qu'Olivier Messiaen avaient données alors sur son œuvre ont incité l'auteur à la rédaction d'un ouvrage qu'il intitule « Technique de mon langage musical ».

C'est un véritable traité de composition basé sur des données nouvelles et encore peu exploitées mais qui, en rigueur logique, ne le cède en rien à l'ancienne théorie. L'analyse des rythmes, des constructions mélodiques, des modes à transpositions limitées, de la polymodalité est exposée avec clarté, ouvrant au musicien des horizons nouveaux.

Pour ceux qui s'imaginent la musique actuelle basée sur la plus complète anarchie, la lecture de l'ouvrage de Messiaen ne pourra être que profitable et instructive.

Il a paru intéressant de donner aux lecteurs même non musiciens pratiquants un aperçu de ces théories nouvelles et nul n'était plus qualifié pour le faire que Messiaen lui-même.

L'auteur, qui craint fort de passer pour prétentieux, a longtemps hésité avant d'exposer les résultats de son travail.

Qu'il se rassure ; tous ceux qui le connaissent savent qu'il est un musicien de haute conscience artistique et l'un des tempéraments de créateur les plus attachants de la jeune école.

 

Sur mon traité de composition par Olivier Messiaen :

Ce traité de composition n'en est pas un. Il s'appelle en réalité Technique de mon langage musical, et c'est dire qu'il n'y est question que de mon style, de mes moyens d'expression personnels ; c'est dire encore que tous ses exemples sont inévitablement tirés de mes œuvres (passées ou futures !).

« Dans l'espoir que mes élèves reprendront les quelques idées que je vais développer — soit pour s'en servir mieux que moi, soit pour en tirer autre chose, soit pour les rejeter définitivement si l'avenir les prouve non viables — je rédige mon traité en prenant le lecteur par la main, en cherchant avec lui, en le guidant doucement dans les ténèbres où j'ai espéré, vers une lumière restreinte et préparatoire à ce « mieux » qu'il pourra trouver ensuite. » Ainsi s'exprime mon « Introduction ».

Technique de mon langage musical, considéré du triplé point de vue rythmique, mélodique et harmonique. Un simple coup d'oeil sur la table des matières va nous renseigner immédiatement sur la terminologie barbare (quand on parle d'« inconnu » et de « non catalogué », que faire, sinon inventer des mots ?), et sur la disposition apparemment incohérente et férocement révolutionnaire de ces chapitres qui extériorisent seulement ma « façon de penser en musique ».

Voici leurs titres :

I. Charme des impossibilités et rapport des différentes matières. — II. Rdgavardhana, rythme hindou. - III. Rythmes avec valeurs ajoutées. — IV. Rythmes augmentés ou diminués et tableau de ces rythmes. - V. Rythmes non rétrogradables. VI. Polyrythmie et pédales rythmiques. — VII. Notations rythmiques. — VIII. Mélodie et contours mélodiques. — IX. Chant des oiseaux. — X. Développement mélodique. — XI. Phrase-lied, phrases binaire et ternaire. — XII. Fugue, sonate, formes plain-chantesques. — XIII. Harmonie. Debussy, notes ajoutées. — XIV. Accords spéciaux, grappes d'accords et liste d'enchaînements d'accords. — XV. Agrandissement des notes étrangères, anacrouses et désinences. — XVI. Modes à transpositions limitées. — XVII. Modulations de ces modes et leur rapport avec la tonalité majeure. — XVIII. Rapport de ces modes avec les musiques modales, atonales, polygonales et en quarts de ton. — XIX. Polymodalité.

On remarquera d'abord que je parle longuement du rythme, matière première de la musique, si oubliée, si peu comprise, si peu connue, si mal entendue ! J'ai façonné avec le plus grand soin les chapitres sur le rythme, en cherchant moi-même à y voir très clair dans les nombreuses règles et exceptions que pouvait entraîner mon système particulier.

La grande innovation de mon langage rythmique est la recherche d'une « musique amesurée » où les notions de mesure et de temps sont remplacées par le sentiment d'une valeur brève et de ses multiplications libres — et cela, par le moyen de deux procédés principaux : « la valeur ajoutée », qui fait délicieusement boiter le rythme en accusant ses préparations, en amortissant ses chutes ; et la « non rétrogradation » qui l'enferme et l'enserre en une impossibilité pleine de charme, très proche parente de celle des « modes à transpositions limitées » dont je parle plus loin.

Le chapitre IV donne, de l'augmentation ou de la diminution d'un rythme, des formes absolument nouvelles. En plus de l'augmentation classique, voici l'augmentation par ajout du point ; puis l'augmentation par ajout du double et du triple des valeurs, la diminution par retrait des deux tiers, des trois quarts, des quatre cinquièmes des valeurs, etc.

Au chapitre VI : Polyrythmie et pédales rythmiques, tous les procédés rythmiques précédents sont superposés de différentes façons : combinaison d'un rythme avec sa rétrogradation, avec ses différentes formes d'augmentation et de diminution, etc. Ils sont enfin traités en pédales et en canons (ces derniers pouvant exister en dehors de tout canon mélodique).

Je consacre ensuite cinq chapitres à la mélodie et à la forme.

Après avoir déclaré « Primauté à la mélodie ». Elément le plus noble de la musique, que la mélodie soit le but principal de nos recherches. Travaillons toujours mélodiquement ; le rythme restant souple et cédant le pas au développement mélodique, l'harmonie choisie étant la « véritable », c'est-à-dire « voulue par la mélodie et issue d'elle », — je donne des listes de contours et de périodes mélodiques (quelques-uns sont Inspirés par la chanson populaire, le plain-chant, les ràgas hindous, d'autres interprètent le chant des oiseaux, d'autres enfin sont de mon invention pure) : j'indique quelques moyens de développement mélodique (élimination, Interversion des notes, changement de registre), je démonte le mécanisme de la phrase, j'analyse quelques formes nouvelles.

Viennent l'harmonie et les modes. Après avoir changé la sonorité des accords classés par les « notes ajoutées », et spécialement la « sixte ajoutée » et la « quarte augmentée ajoutée », j'essaye quelques accords nouveaux, quelques agrégations encore inusitées. Ensuite, transformation par agrandissement de principe des vieilles « notes étrangères » : la pédale devient « groupe-pédale », la note de passage « groupe de passage », la broderie « groupe-broderie », si bien que nous nous trouvons en présence de musiques-pédale, musiques-passage, musiques-broderie, superposées à la musique réelle. Il reste l'appoggiature, la plus importante et la plus expressive des « notes étrangères » : elle se mue en la combinaison primordiale : l'anacrouse-accent-désinence ».

Pour terminer, quatre chapitres sont consacrés aux « modes à transpositions limitées », modes symétriques, semi-chromatiques, d'usage harmonique encore plus que mélodique, réalisant une sorte d'ubiquité tonale. Ils sont, en effet, dans plusieurs tonalités à la fois, sans polytonalité, et possèdent la curieuse propriété de ne se transposer qu'un certain nombre de fois, sous peine de retomber exactement dans les mêmes notes. Au chapitre Polymodalité, j'obtiens des combinaisons d'accords absolument folles (et cependant analysables !) par la superposition de deux ou trois « modes à transpositions limitées » et par la « modulation polymodale ».

On remarquera encore les rapports qui s'établissent entre les différents chapitres : le chapitre XIX (Polymodalité) correspondant au chapitre VI (Polyrythmie), les « valeurs ajoutées aux rythmes » du chapitre III correspondant aux « notes ajoutées aux accords » du chapitre XIII. Les modes, qui ne peuvent se transposer au delà d'un certain nombre de transpositions parce que l'on retombe toujours dans les mêmes notes ; les rythmes, qui ne peuvent se rétrograder parce que l'on retrouve alors le même ordre des valeurs : n'y a-t-il pas analogie évidente entre ces deux « impossibilités » ? et comme elles se complètent : les rythmes réalisant dans le sens horizontal (rétrogradation) ce que les modes réalisent dans le sens- vertical (transposition) !

Une question se pose. L'auditeur actuel, non technicien et pas encore accoutumé à une telle musique, entendra-t-il, à l'audition d'oeuvres écrites dans ce style, ces mille petits détails rythmiques, mélodiques et harmonieux ? Non ; mais il subira malgré lui le charme étrange des impossibilités de transposition ou de rétrogradation ; il sera comme envoûté par « ces épées de feu, ces brusques étoiles, ces coulées de lave bleu-orange, ces planètes de turquoise, ces violets, ces grenats d'arborescences chevelues » (j'emploie à dessein des expressions littéraires n'ayant aucun rapport avec la technique musicale), il sera doucement emporté, noyé, en un de ces « fouillis d'arcs-en-ciel » dont j'ai parlé avec amour dans la préface de mon Quatuor pour la fin du Temps, tel que j'en « entends » quelquefois en rêve. – Olivier Messiaen. »

(Comoedia, 5 décembre 1942, p. 1 et 4)

 

« Ce langage neuf, qui doit rester l'expression actuelle et originale d'une époque et d'une personnalité », il va falloir le ciseler d'une main divinatrice et volontaire, c'est-à-dire faire la part de l'instinct et de la logique : « Au concert, nous confie Messiaen, l'auditeur subira, sera seulement charmé..., amené progressivement à cette sorte d'arc-en-ciel théologique qu'essaye d'être le langage musical dont nous cherchons édification et théorie. » Édification, théorie, voilà les maîtres mots de nôtre apprenti sorcier. On aperçoit tout de suite le danger, qui est dans un excès de système. Messiaen nous le rend sensible tout au long d'un vaste ouvrage, érudit et irritant, Technique de mon Langage musical. En soixante-trois pages, aggravées de trois-cent-quatre-vingt-deux exemples, Messiaen nous explique la genèse dudit langage. Son exposé laisse rêveur : non pas que l’on ne se soit jamais représenté le compositeur comme un mage inspiré qui attend tout de la grâce divine ; seulement on suit mal en ces deux volumes la trace de la spontanéité.

Le processus de la découverte y est scientifiquement défini. Et d'abord, Messiaen prend son bien partout : dans les ragâs hindoues, dans le plain-chant, chez les Russes, chez Debussy, dans le chant des oiseaux. Aux unes il emprunte la déclamation rythmée ; aux autres, les tournures mélodiques ou les agrégats ; il épie, consciencieux, le chant du merle et reproduit fidèlement l'hymne des passereaux au lever du jour, Rien ne lui est inutile bu indifférent. Sa formule favorite est : « Regardons d'un peu près telle musique, tel contour mélodique, et tachons d'y trouver notre miel ! » Non sans peine, d'ailleurs. On croirait déchiffrer le livre de recettes d'un alchimiste : je prends les trois premières notes de Boris Godounow, je les rétrograde, j'en fais une marche d'harmonie, je la déforme rythmiquement en y ajoutant des demi-unités de valeurs, je m'inspire de l'harmonie renversée de la troisième mesure de Reflets dans l'eau, je déchaîne sur tout cela une terrifiante cascade d'accords appogiatures, et j'obtiens le deuxième motif de mes Corps glorieux ou l'un des thèmes conducteurs de mes Regards... On exagère à peine. Et, certes, on n'en veut aucunement à Messiaen de nous expliquer, tel un illusionniste naïf avant le spectacle, ses tours de passe-passe. Mais dans ces procédés compliqués, où donc est la personnalité aiguë du musicien ou du mystique ? Il y a là un débordement d'érudition qui risque de noyer la fraîcheur des découvertes […] Le vrai, sans doute, est qu'à l'origine Messiaen a dû éprouver la nécessité inconsciente d'un tel langage musical. Plus tard, il a essayé, pour lui-même, pour ses disciples et contre ses détracteurs, de recoudre en un mannequin cohérent les matières premières de l'instinct. »

(Etudes, octobre 1945, p. 25-26)

 

« Les journalistes pensent-ils avoir analysé le langage et l'esthétique d'un musicien quand ils ont disserté sur les taches de bougie de ses chaussures, son béret, ou sa façon de composer ? Craignent-ils de prendre parti ou sont-ils impuissants à porter un jugement de valeur ? Rares sont les journalistes qui ont compris leur véritable mission à l'égard de la musique et leur difficile rôle d'intermédiaires entre public et créateurs.

Les compositeurs, en effet, n'ont pas coutume de prendre eux-mêmes la plume pour aider le public à comprendre les formes de l'art contemporain : ils sont même souvent incapables de défendre leur propre oeuvre. Heureux ceux qui ont la chance, comme Monteverdi, de posséder un frère capable de répondre aux attaques des adversaires, et qui peuvent se décharger sur lui de cette tâche ingrate ! Car, s'ils prennent le soin de publier eux-mêmes un ouvrage théorique, — Hindemith et Schoenberg un Traité de Composition, Messiaen une Technique de mon Langage musical, — ils risquent de voir leur geste mis sur le compte d'un orgueil démesuré et irritant. D'ailleurs, ces livres de technique musicale ne sont guère d'une lecture facile pour des amateurs. »

(Etudes, avril 1949, p. 37-38)

 

« A l'opposé, Olivier Messiaen forme un cas particulier avec sa musique révolutionnaire. Il a lui-même exposé son système dans un ouvrage intitulé « Technique de mon langage musical ». Messiaen recherche la nouveauté en s'appuyant sur des procédés rythmiques très ingénieux mais se surajoutant à un fonds académique. »

(Istanboul, 20 avril 1952)

 

« C'est Olivier Messiaen avec ses « modes à transposition limitée » (échelles de sons fabriquées artificiellement sur des successions répétitives de tons et de demi-tons), ses «rythmes non rétrogradables » (formules rythmiques identiques à elles-mêmes si on les joue en commençant par la fin), ses «rythmes à valeurs ajoutées » (par exemple une mesure à 4 temps à laquelle on ajoute un demi-temps, créant ainsi une rupture, une dilatation de la continuité rythmique), et bien d'autres procédés encore, qui font gloire à son imagination : il ne lui faut en effet pas moins de deux gros cahiers édités chez Leduc et intitulés « Technique de mon langage musical » pour s'en expliquer à ses interprètes, auditeurs et analystes. »

(Mémoires de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, 1988, p. 110)

 

« Olivier Messiaen ne dévoile pas ses recettes il n'en a pas. Mais il indique les voies de sa recherche et les raisons qui ont motivé cette recherche. Il est assez exceptionnel qu'un créateur accepte d'exposer ce que, généralement, l'on tient jalousement caché. On parle volontiers aujourd'hui, en politique, de transparence. Il faudrait aussi, avec Olivier Messiaen, parler de transparence. Ou, plutôt, de loyauté. Dans la préface qu'il a écrite pour La Nativité du Seigneur, on trouve cette phrase qui résume à la fois une éthique et une esthétique « L'émotion, la sincérité d'abord, mais transmises à l'auditeur par des moyens sûrs et clairs ». Olivier Messiaen ne fait mystère ni des particularités techniques de ses œuvres, ni des aspirations spirituelles qui en furent le moteur. Aux antipodes d'un Debussy qui s'est toujours gardé d'ouvrir les portes du laboratoire où il calculait les formules d'une alchimie toute personnelle, Olivier Messiaen, lui, les ouvre toutes grandes, n'hésitant pas à publier un ouvrage qui a pour titre Technique de mon langage musical. Dans la préface de La Nativité du Seigneur, il montre comment il a traité son sujet « au triple point de vue théologique, instrumental et musical », expliquant avec des références précises les principaux moyens d'expression dont il s'est servi modes à transpositions limitées, pédales, broderies et appogiatures agrandies, demi-unité de valeur ajoutée, etc. Il n'y a là nulle complaisance à l'égard de soi-même, mais de la bonne volonté à l'égard de l'interprète et de l'auditeur. Lorsqu'on l'interroge, il répond avec la même loyauté. Il est, en face de son œuvre, le créateur qui se sent responsable de celle-ci comme un père de ses enfants. Il ne ruse pas davantage en la commentant qu'il ne lui a été permis de tricher en la composant. »

(Etudes, juillet 1989, p. 69-70)

 

« C'est toujours au sens large et non au sens strict que nous pensons liturgie en parcourant les diverses facettes du langage musical de Messiaen. Cette brûlure indélébile de la présence de Dieu est imprimée en toute son œuvre, y compris en celle qui n'est pas explicitement religieuse. Dès 1944, dans son premier ouvrage didactique, Technique de mon langage musical, il écrit sur la nécessité d'une « musique vraie », c'est-à-dire spirituelle, une musique qui soit un acte de foi ; une musique qui touche à tous les sujets sans cesser de toucher à Dieu. »

(La Maison-Dieu, juillet 1996, p. 103)

 

Collecte : Olivier Geoffroy

(mai 2023)


 


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