Le Panthéon des musiciens

De juillet 2009 à décembre 2009

Huberte VECRAY - Alicia de LARROCHA - Geneviève JOY-DUTILLEUX

 

Huberte VECRAY : article détaillé.


Célèbre pianiste espagnole, Alicia de LARROCHA s’est éteinte le 25 septembre 2009 dans sa ville natale, à l’hôpital Quiron de Barcelone (Espagne), dans sa quatre-vingt-septième année. A l’âge de 5 ans, elle s’était produite pour la première fois en public et durant sa longue carrière, son interprétation de la musique espagnole, notamment celle de Granados, de Falla et Albéniz, lui vaudra de nombreux succès et surtout l’admiration de tous. Mais sa technique raffinée lui permettait de briller également dans les grandes œuvres classiques, parmi lesquelles, les Préludes de Chopin, le Concerto L’Empereur de Beethoven, le Concerto en sol et le Concerto pour la main gauche de Ravel ou encore la Fantaisie pour piano et orchestre de Fauré. En juin 1977, s’étant alors produite à Paris, le musicologue et critique Clarendon (Bernard Gavoty) écrivait ces quelques lignes, qui à elles-seules résument admirablement le degré de perfection qu’avait atteint cette grande dame du piano :

Alicia de Larrocha - Decca 417887-2 (1987)
Decca 417887-2 (1987)

« En ce soir de Pentecôte, une des langues de feu déléguées par l’Esprit Saint se pose au dessus de la célèbre pianiste espagnole, Alicia de Larrocha –qui devrait appartenir au petit groupe des « pianistes-quatre-étoiles » qui font courir tout Paris. Elle mérite cent fois cette dignité. Car, sitôt énoncé le premier trille d’une innocente Sonate de Padre Soler, on dresse l’oreille ; une posture favorable pour accueillir la splendide Sonate en si bémol de Schubert. Un jeu à volonté intérieur, ou éclatant, selon les exigences de la pièce interprétée. Pour tout dire, un talent extraordinaire, personnel en diable ! A Granados, elle prête une âme –la sienne– et celle d’Albeniz, elle en traduit les éblouissements avec un luxe de moyens comme il en est peu. Avec autant de panache que d’émotion, elle va droit au cœur de l’œuvre, guidée par un instinct de sourcière… » [in Bernard Gavoty, Chroniques de Clarendon…, Albatros, 1990]

C’est dans la capitale de la Catalogne, à Barcelone, que voit le jour Alicia de Larrocha y de La Calle le 23 mai 1923, fille d’Eduardo et de Maria Teresa de La Calle. Sa mère et sa tante ayant reçu des leçons de piano de Granados, elle l’apprend à son tour tout naturellement dès son plus jeune âge et donne son premier concert à 5 ans à Barcelone, avec des oeuvres de Bach et Mozart. A l’Académie Marshall de Barcelone elle reçoit l'enseignement de Frank Marshall (1883-1959), un disciple de Granados, pour le piano et du compositeur, violoncelliste et chef d’orchestre catalan Ricardo Lamote de Grignon y Ribas (1899-1962) pour la théorie musicale. A 11 ans, elle se rend à Madrid et joue le Concerto « du Couronnement » de Mozart avec l’Orchestre Philharmonique, alors dirigé par Fernandez Arbos. Sa carrière va prendre un réel essor après la guerre, à partir de 1947, au moment où elle est découverte par Arthur Rubinstein, avec de grandes tournées de concerts en Europe (Paris, Genève, Bruxelles...), puis aux Etats-Unis où elle débute en 1955 aux côtés du Los Angeles Philharmonic. En 1958, elle épouse le pianiste et professeur Juan Torra (décédé en 1982), avec lequel elle aura un fils (Juan) et une fille (Alicia). Elle se produit avec lui à maintes occasions. A cette même époque, elle joue également souvent en duo avec le violoncelliste catalan Gaspar Cassado (1897-1966), un ancien élève de Pablo Casals, qui avait fait ses débuts américains à new York en 1936. En 1959, à la mort de son professeur Frank Marshall, elle lui succède à la tête de l’Académie Marshall de Barcelone. C’est en 1916 qu’il avait pris la direction de cette école de musique, alors appelée Académie Granados, à la mort de son fondateur (en 1901), tragiquement disparu en mer, dans le naufrage du Sussex torpillé par un sous-marin allemand. Alicia de Larrocha s’efforcera de perpétuer à son tour l’enseignement et le rayonnement de Granados, « poète du piano » que l’on a parfois comparé à Chopin.

Utilisant toute la riche diversité des timbres du piano, Alicia de Larrocha réussissait prodigieusement à redonner la splendeur originelle des œuvres galvaudées au fil du temps, grâce à son aisance technique, à la finesse de son jeu et à sa sincérité. Cela explique l’important succès qu’elle remporta tout au long de sa longue carrière, se produisant encore au début des années 2000 dans des tournées annuelles nord-américaines. Aussi à l’aise dans des œuvres de Bach, Scarlatti et de Schumann, que dans celles de Granados et d’Albeniz, son vaste répertoire lui a permis ainsi de toucher tous les publics. Mieux que quiconque, elle interpréterait Iberia d’Albéniz, universellement connu pour être « une somme d’une difficulté terrifiante. » En 1981, à propos d’un de ses récitals au cours duquel elle avait joué cette œuvre, on pouvait lire dans le Journal de Musique, sous la plume de Jacques Longchamp, ce commentaire éloquent : « Elle en a déchiffré les secrets, déjoué tous les pièges de ce monument mal commode, réglé dans le moindre détail ces plans sonores et ces formules rythmiques d’une étincelante complexité, donné de l’air aux mélodies et dégagé toutes les ressources de l’œuvre par un jeu de pédale merveilleusement subtil… » Quant à Bach, dont elle enregistra notamment en 1971 la 6ème Suite française BWV 817 (Decca 591285), on remarquait plus particulièrement sa « volonté de faire sonner les polyphonies, de les chanter surtout, qui donne à l’ensemble une souplesse de trait remarquable. » Son « jeu naturel et simple, [qui] brille de l’intérieur et pare chaque page de mille couleurs » [Ivan A. Alexandre] était également souligné pour l’enregistrement en 1979 des quatre Sonates K 27, 113, 159 et 380 de Scarlatti (Decca, SXL6949).

Alicia de Larrocha a réalisé de très nombreux enregistrements, dont une bonne partie a été rééditée en CD. Dès l'âge de 9 ans, elle réalisait son premier enregistrement (Chopin) et par la suite, elle a bien entendu gravé les compositeurs espagnols Albéniz (Ibéria, Navarra, Cantos de Espana), Granados (Pièces sur des chants populaires, Goyescas, Danses espagnoles), Soler (Sonates), Mompou (Impresiones intimas, Preludio, Cansons i dansas), de Falla (Pièces espagnoles, Danses du Tricorne, Nuits dans les jardins d'Espagne), Turina (Obras para piano), Rodrigo (Concierto de Aranjuez), mais également Bach et Scarlatti (déjà mentionnés supra), Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Chopin (Préludes, Berceuse), Fauré (Fantaisie pour piano et orchestre), Ravel, Debussy, Katchaturian (Concerto), Schumann (Concerto). On trouve actuellement sur le marché du disque la plupart de ses grandes interprétations.

Prix Prince des Asturies (1995) et Prix de la Musique de l'UNESCO la même année, Prix de la Fondation Jacinto Guerrero de Madrid (1999), Commandeur des Arts et des Lettres (1988), Paderewski Memorial Medal, Alicia de Larrocha est décédée à l'hôpital, sa santé s'étant dégradée depuis 2007, à la suite d'une fracture de la hanche. C'est en 2003, qu'elle avait cessé de se produire, après trois quarts de siècle passé au piano et quelque 4000 concerts et récitals donnés à travers le monde.

Denis Havard de la Montagne


Le 27 novembre 2009 à Paris, s'en est allée Geneviève JOY à l'âge de 90 ans, pianiste, chef de chant, professeur au Conservatoire national supérieur de musique et à l'Ecole normale de musique de Paris. Ses classes de déchiffrage, créée spécialement pour elle en 1950 par le directeur du Conservatoire Claude Delvincourt, puis de musique de chambre étaient renommées et plusieurs générations de musiciens ont ainsi profité de son enseignement. Interprète reconnue des compositeurs du XXe siècle, elle jouait volontiers de nombreuses oeuvres en premières auditions, notamment celles de Pierre Petit, Louis Saguer, André Jolivet, Pierre Boulez, Jean Rivier, Henry Barraud, Marius Constant et de son époux, Henri Dutilleux. Celui-ci a déclaré qu'"Elle a fait beaucoup pour la musique de notre temps (...) Elle a joué aussi bien Jolivet, les Sonates de Boulez que la mienne. Ella avait un grand éclectisme." Passionnée de musique de chambre, ses concerts en compagnie de Jacqueline Robin (duo de pianos), des violonistes Michèle Auclair et Raymond Gallois Montbrun, de Jeanne Gautier et André Lévy ("Trio de France", piano, violon, violoncelle) furent longtemps très prisés par le public.

Geneviève Joy
Geneviève Joy, vers 1950
( extrait photo Lipnitzki ) DR

Née à Bernaville, non loin d'Amiens (Somme), le 4 octobre 1919, Geneviève Joy est issue par son père d'une famille irlandaise dont l'intérêt pour la musique est déjà développé : un oncle chante à l'Opéra de Dublin. Sa mère, Française, lui fait découvrir très jeune le piano et à l'âge de 12 ans elle rejoint le Conservatoire de Paris. Dans cet établissement, elle travaille l'instrument avec J. Roy, Jeanne Chapart, Yves Nat et Lucette Descaves, l'harmonie avec Jean Gallon, le contrepoint et la fugue avec Noël Gallon, la musique de chambre avec Pierre Pasquier, et l'accompagnement avec Abel Estyle. Après avoir obtenu un 1er prix d'accompagnement en 1940, de piano en 1941, bientôt suivi de celui de contrepoint, elle se produit la première fois en concert le 11 janvier 1942 avec l'Orchestre Pasdeloup dirigé par Claude Delvincourt. Le Premier concerto de Liszt qu'elle joue alors lui vaut un beau succès. Ses compétences remarquables en matière de déchiffrage et surtout son exceptionnelle capacité de réduire pour le piano des partitions d'orchestre qui faisait d'ailleurs l'admiration de Florent Schmitt et d'Arthur Honegger, lui valent d'être attachée durant quelques années (jusqu'en 1948) au Comité de lecture de la Radiodiffusion française et d'être nommée chef de chant à l'Orchestre national (1944 à 1947). A cette même époque, en 1945, elle fonde un duo de piano avec Jacqueline Robin-Bonneau qu'elle l’avait connue sur les bancs du Conservatoire. Elles donnent ainsi de nombreux concerts en France et à l’étranger, tout en poursuivant chacune leur carrière de soliste, et rencontrent un succès mondial en défendant la création contemporaine. C’est ainsi que pour le 25e anniversaire (1970) de ce duo, qu’elles fêtent à la Salle Gaveau, dix compositeurs écrivent des pièces à leur intention : Auric, Constant, Daniel-Lesur, Dutilleux, Jolivet, Louvier, Mihalovici, Milhaud, Ohana et Pierre Petit. En 1990, elles se produisaient une dernière fois en hommage à Salvator Dali. De la bouche même de Jacqueline Robin-Bonneau, cette exceptionnelle et durable entente était due au fait que "nous avons été élevées au même biberon. En effet, nous avons suivi la même formation musicale, d’harmonie et d’écriture. Mais nos styles et nos caractères sont différents et complémentaires…" Au lendemain de la guerre, le 17 septembre 1946, Geneviève Joy épouse le compositeur Henri Dutilleux et quelques années plus tard (1952), forme avec Jeanne Gautier et André Lévy le "Trio de France". Avec lui elle se produit durant plusieurs années, s'épanouissant pleinement comme chambriste, possédant un vaste répertoire, notamment le 1er Trio en ré mineur de Schumann, le Trio en sol majeur de Claude Arrieu (donné en 1ère audition, 1956), le Trio de Ravel, la Suite en ré majeur pour violon, violoncelle et piano de Pierre Bretagne, Alternance pour violon, violoncelle et piano de Roger Tessier (création à Paris, janvier 1972), Trames pour violon, violoncelle, piano et bande de Denis Cohen, créé à Radio-France le 25 janvier 1980. (Cette formation ne doit pas être confondue avec un précédent "Trio de France", fondé en 1936 par la pianiste Marie-Antoinette Pradier, le violoniste Louis Perlemuter et le violoncelliste Jules Lemaire.) Parallèlement à ses activités au sein de formations de musique de chambre, elle effectue de nombreuses tournées de concerts, tant en France qu'à l'étranger, avec les violonistes Raymond Gallois Montbrun (tournée de quatre mois au Japon en 1952) ou Michèle Auclair. C'est en la compagnie de cette dernière qu'elle enregistre en 1962 l'intégralité de l'œuvre pour violon et piano de Schubert en deux disques (Erato LDE 3236 et 3237), ainsi que la Sonate n° 5 en fa majeur, op. 24, "Le Printemps" de Beethoven (Musique et Culture, MC30003GU).

Mais, Geneviève Joy n'est pas qu'une virtuose du piano et une chambriste passionnée, c'est également une pédagogue attentive qui durant 36 années enseigne le déchiffrage au Conservatoire de Paris (à partir de 1950) et la musique de chambre à l'Ecole normale de musique (1962 à 1966) puis au Conservatoire de Paris, à partir de 1966 (année où elle succède à Jacques Février) jusqu'en 1986, année de sa retraite. Parmi ses nombreux élèves, notons plus particulièrement Michel Legrand, Christian Ivaldi, Olivier Greif, Alexandre Tharaud, Emile Naoumoff, Françoise Chaffiaud, Georges Pludermacher, Frédéric Aguessy, Vincent Coq, Jean-Marc Luisada, François Chaplin, Damien Nédonchelle, Jeff Cohen, Frédéric Moreau et Philippe Cassard.

Dès les années cinquante, Geneviève Joy a enregistré au disque, en compagnie de Jacqueline Robin-Bonneau des oeuvres originales pour deux pianos et piano à 4 mains : Jeux d'enfants de Georges Bizet, Trois Valses romantiques de Chabrier (Pathé DT1025), Dolly de Fauré, En blanc et noir de Debussy (Pathé DT 1026), Ma Mère l'oye de Ravel, Scaramouche de Milhaud (Pathé DT1027), Sonate pour deux pianos et percussion de Bela Bartok (Ducretet Thomson 320C116), aux côtés de Marie-Claude Theuveny (violon) et André Lévy (violoncelle) 5 pièces de Fred Barlow (Erato STU20174), avec Christian Ivaldi (piano) et l'Orchestre philharmonique de l'ORTF dirigé par Charles Bruck Synaxis pour deux pianos, percussion et orchestre de Maurice Ohana (Erato STU70431), avec Ina Marika et l'Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, sous la direction de l'auteur, le Concerto pour deux pianos de Darius Milhaud (Vega C30A355). En 1957, on lui doit la gravure chez Ducretet Thomson (300C021) du Concerto n° 2 pour piano et orchestre du compositeur iranien André Hossein (père de l'acteur et metteur en scène Robert Hossein) avec l'Orchestre du Théâtre des Champs-Elysées sous la direction d'André Jouve. Notons encore : avec le "Trio de France", en 1959, le Trio en ré mineur, op. 120, de Fauré, le Trio en la mineur de Ravel (Pretoria 30CL8001) ; avec Georges Barboteu (cor) et Marie-Claude Theuveny (violon), en 1982, la Sonate pour cor et piano en fa majeur, op. 17, de Beethoven, l'Adagio et allegro pour cor et piano en la bémol majeur, op. 70, de Schumann et le Trio pour piano, violon et cor en mi bémol majeur, op. 40, de Brahms (Arion ARN35704) ; avec Christian Ivaldi la Partita pour deux pianos de Georges Auric (Ades) et plusieurs oeuvres de son époux Henri Dutilleux : la Sonate, Figures de résonance, 3 Préludes (Erato)...

Les obsèques de Geneviève Joy, Commandeur de la Légion d'honneur, ont été célébrées dans l'intimité le 3 décembre 2009 à Paris.

Denis Havard de la Montagne

 


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