JACQUELINE VALLIÈRE
soprano belge
(1925 – 2011)

Jacqueline Vallière
Jacqueline Vallière à l’aube de sa carrière lyrique, février 1959
( Photo Studio Fregosi, Bruxelles,
Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles ) DR

Le soprano belge Jacqueline Vallière est décédé à Nice (Alpes-maritimes) le 23 novembre 2011. Née à Bruxelles le 2 mai 1925 et formée dans cette ville auprès du mezzo-soprano Dora Claeys-Nordier, elle aborde de nombreux rôles de premier et de deuxième soprano au Théâtre Royal de la Monnaie, où elle axe volontairement l’essentiel de sa carrière entre 1947 et 1960, ainsi que sur les scènes de principaux théâtres de Belgique et en France. Dotée d’une voix ample de soprano lyrique brillant, elle fait preuve de versatilité dans ses choix artistiques, du rôle d’Amor (Orphée), à celui de Vincenette (Mireille), en passant par Musette (La Bohème), Arlette (La Chauve-souris) ou encore, Lucy (Le Téléphone.) Jacqueline Vallière, tout au long de son association artistique avec la Monnaie, aborde plus de 50 rôles dans ce seul théâtre, en assurant de nombreuses créations absolues ou in loco. Le soprano partage ainsi l’affiche avec les meilleurs éléments de la troupe et des solistes invités prestigieux. Alliant son chant à une musicalité infaillible et à un jeu d’actrice consommé, elle fera partie de ces « premiers et deuxièmes plans » qui sauront, au gré des saisons, se rendre irremplaçables. Autant respectueuse de son travail que de ses collègues, se tenant toujours à l’écart des intrigues de coulisses, Jacqueline Vallière sera inconditionnellement aimée de tous ses collègues, chanteurs, répétiteurs, chefs d’orchestre et metteurs en scène.

Sa carrière sera interrompue avec l’arrivée de Maurice Huisman qui, succédant à Joseph Rogatchewsky à la tête de la Monnaie, terminera sommairement les contrats des solistes de la troupe (saison 1959-1960). Elle poursuit alors sa carrière sur les autres scènes lyriques du pays, à l’exception d’Anvers et de Gand. Mariée en deuxièmes noces avec le baryton belge Michel Trempont, elle ralentit ses activités au tournant des années 1970 pour se consacrer à la vie familiale, accompagnant son nomade de mari artiste aux quatre coins du monde. Elle laisse quelques enregistrements (notamment Les Trois valses, Sang viennois, Orphée aux enfers, Les Mousquetaires au couvent). Il est à espérer que les archives radiophoniques et télévisées exhumeront un jour les prestations de Jacqueline Vallière…

Femme suprêmement élégante à la ville comme à la scène, de petite de taille mais qui en impose, elle incarne une frappante sérénité et une constante bonne humeur. Coquette, toujours impeccablement maquillée et coiffée, elle allie le bon goût avec cet inimitable French touch qu’elle a fait sien et qu’elle affectionne tant. Elle est pourtant, à l’instar des grands artistes, aux antipodes de la diva, bien que de temps à autre, dans un éclat de rire perlé, elle aime « prendre la pose », comme elle se plait à le souligner. Son regard éclairé sur le métier d’artiste lyrique est parfois un peu sévère certes, mais il est vrai et il pourrait servir de leçon de sagesse aux jeunes générations.

L’auteur choisit, pour rendre hommage à l’artiste, de reproduire le texte d’une interview que Jacqueline Vallière lui a concédée en octobre 2009.

Les artistes Lucienne Delvaux, Andrée Esposito, Diane Lange, Maryse Patris, Lise Rollan, Gabriel Bacquier, Jean Bonato, Charles Burles, Pierre Lanni, Michel Sénéchal, ainsi que les enfants du ténor Jean Marcor se joignent à l’auteur dans cet hommage à Jacqueline Vallière.

 

Vous avez connu la fin de l’âge d’or du Théâtre Royal de la Monnaie …

En effet, on peut évoquer la fin d’une époque et j’en conserve de lumineux souvenirs. Cette période de ma carrière a été extraordinaire ; nous chantions quatre fois par semaine au minimum et sans nous épuiser ! Nous embrassions alors un vaste répertoire, sans commune mesure avec les programmations des théâtres actuels. C’est ainsi que les reprises alternaient avec des créations locales ou absolues.

 

Le chef d’orchestre et directeur de théâtre Corneil de Thoran (1881-1953)1 a été une figure marquante de la vie musicale belge et en particulier, de la Monnaie. Quels souvenirs conservez-vous de l’équipe directoriale en place ?

J’aimais beaucoup Corneil de Thoran et je crois qu’il m’appréciait également : nous nourrissions un contact respectueux et cordial. Quand j’avais quelque chose à lui demander, je m’adressais directement à lui, avec ma franchise habituelle, ce qu’il semblait apprécier. Il me répondait alors toujours de manière extrêmement conciliante, en faisant de son mieux pour rendre les solistes heureux et épanouis. Il a été un grand maître, un musicien de premier rang et un représentant de la vieille école !

Je me souviens aussi de Georges Dalman2 à la mise en scène – que j’ai apprécié pour ses qualités humaines et professionnelles. Quant à Marcel Claudel, talentueux ténor d’opéra comique dans sa première carrière, il assurait également la révision et la mise en scène. Il possédait une forte personnalité et il nous arrivait parfois d’évoquer sa glorieuse carrière, dont il était fier et à juste titre ! L’un de ses meilleurs succès a été le rôle de Jean (Le Jongleur de Notre-Dame), qu’il a chanté à l’Opéra Comique, une œuvre finalement peu représentée à la Monnaie3. Il est vrai qu’il connaissait cet opéra de Jules Massenet sur le bout des doigts! Je revois encore avec émotion ces représentations de la saison 1956-1957 avec Jean Marcor, Michel et Pol Trempont, Jean Laffont4, René Lits, Germain Ghislain et Diane Lange, sous la direction de Maurice Bastin.

A la Monnaie, nous disposions également de brillants répétiteurs, à l’instar de Jules Vincent ou Lisette Lévêque. Certes, comme le souligne mon époux Michel Trempont, nous étions alors à une époque charnière, celle où une importance relative était encore accordée à la mise en scène et où seules les voix primaient ! Cette époque parvenait inexorablement à son terme, apportant son lot de bouleversements. Nous étions ainsi, ipso de facto, les derniers représentants de la vieille garde !

 

Comment avez-vous été amenée à embrasser la carrière lyrique ?

Je crois que l’on peut parler d’une véritable vocation. Dès l’âge de dix ans, je portais des robes et des chapeaux de ma mère et naturellement, je chantais. J’incarnais des rôles imaginaires, soit en écoutant la radio ou des disques, j’étais fascinée par la musique et les voix : tout cela était spontané pour moi. La définition qui me vient à l’esprit est celle d’un talent précoce.

 

Quels ont été vos maîtres de chant?

Je n’ai eu qu’un seul professeur : le mezzo-soprano belge Dora Claeys-Nordier, qui jouissait alors d’une excellente réputation de pédagogue, après avoir mené une belle carrière lyrique en Belgique et à l’étranger. Elle a été une brillante technicienne de la voix, une fine musicienne dans l’âme. Pour ses cours, elle prônait une approche pédagogique tout à fait traditionnelle : travail du souffle, vocalises, exercices, études de mélodies, d’airs et d’ensembles. Finalement, cela s’est avéré bénéfique, en tout cas pour moi. J’ai également suivi quelques cours au sein de l’Académie de Musique et des Arts de Saint-Josse à Bruxelles.

 

A partir de 1948, vous avez régulièrement chanté à la Monnaie : quel a été votre répertoire ?

J’ai abordé un large répertoire, car à l’époque, nous travaillions énormément. Le répertoire m’était attribué au fur et à mesure, en fonction de la programmation décidée par le théâtre et des disponibilités des uns et des autres. Avec la troupe, il s’agissait d’un exercice fort délicat ! Les œuvres représentées étaient nombreuses, puisque nous alternions les reprises avec des créations. Le travail d’étude et d’approche du style était capital. La préparation individuelle et scénique était substantielle, entre autre avec les répétiteurs, puis avec les metteurs en scène. Quelques rôles en particulier me viennent à l’esprit : la Première dame (La Walkyrie), Frasquita (Carmen), Lancelot (Le Marchand de Venise), Musette (La Bohème), Jacqueline (La Chaste Suzanne) ou encore, Claudine (La Fille du Tambour-major), pour ce qui est des reprises inscrites au répertoire. J’ai également participé à maintes créations à la Monnaie, souvent avec Michel Trempont : parmi celles-ci, je nourris une affection particulière pour Arlette (La Chauve-souris : j’adorais ce rôle, brillant, espiègle, vif et enjoué !), Jeannette (Chanson d’amour), la Secrétaire(Le Consul), Lucy (Le Téléphone), la Première sorcière (Macbeth, le drame lyrique en sept tableaux d’Ernest Bloch) et tant d’autres ! Avec Michel Trempont, qui incarnait Ben, nous avons créé Le Téléphone de Gian Carlo Menotti, en 1957 : je choisis cet exemple, car il est toujours très vif dans ma mémoire. La musique nous a énormément plu et j’ai éprouvé un vif plaisir à chanter, à parler et bien sûr, à jouer le rôle de Lucy : voilà une œuvre particulièrement originale ! A vrai dire, j’ai réellement aimé tous mes rôles, mais Musette, notamment aux côtés de Victoria de Los Angeles ou Arlette, sont restées ancrées dans mon cœur.

 

Vous avez partagé l’affiche avec les plus célèbres solistes de l’époque …

Absolument et à propos de souvenirs, si j’ai apprécié Victoria de Los Angeles en tant qu’artiste, je l’ai également aimée pour ses qualités humaines. Excellente camarade de scène, exultant grâce et sourire, elle était pétrie de modestie. J’ai eu l’occasion de chanter Musette aux côtés de Giacomo Lauri-Volpi, l’indomptable ténor italien, lors de son passage à la Monnaie le 29 avril 1949. Malgré sa sulfureuse réputation, tout s’est passé pour le mieux. Il s’est montré extrêmement aimable et j’avoue avoir été impressionnée par la qualité, le naturel confondant de sa voix, son étonnante facilité et la puissance de son registre aigu. J’ai chanté avec de nombreux artistes belges et étrangers, à la scène et au studio d’enregistrement, mais la liste serait trop longue !

 

Quelle est, selon vous, l’importance que devrait jouer un deuxième plan, particulièrement dans une troupe ?

Cela dépend certainement de l’œuvre, mais l’artiste chantant des deuxièmes rôles peut s’avérer tout autant capital qu’un premier plan. Il s’avère difficile dans une production de remplacer un deuxième, voire un troisième chanteur lors d’une défection de dernière minute ! On apprend énormément, c’est une chance inespérée pour observer, écouter et se mettre au défi. Et puis, un artiste alternant des premiers et deuxièmes rôles – je pense à notre amie le mezzo-soprano belge Diane Lange, avec laquelle nous avons si souvent chanté – peut mener une belle carrière, ce qui est d’ailleurs son cas, ayant alterné les premiers et deuxièmes rôles à la Monnaie pendant près de deux décennies ! On en tire des leçons, croyez-moi. Et j’ajouterai qu’un deuxième chanteur peut apporter énormément à une troupe ou à un ensemble. Nous avions alors notre mot à dire ! Cela me rappelle une discussion que mon époux avait eue avec Rolf Liebermann. Ce dernier lui confiait qu’en général, il n’est pas difficile de recruter des premiers plans pour Les Noces de Figaro, mais qu’il est bien plus ardu de trouver un bon Basile ou un Bartolo ! Lorsque vous êtes un deuxième chanteur, vous devez vous considérer comme un premier plan, car il faut réaliser son métier avec autant d’amour, avec le feu sacré ! Et puis en opéra comique, me semble-t-il, l’importance des deuxièmes chanteurs est respectée, voire valorisée par les théâtres, il y a une prise de conscience. De nombreux deuxièmes plans ont fait de respectables et longues carrières : je pense notamment à Michel Sénéchal pour ne citer que lui.

 

Vous avez participé à de nombreuses créations : quel était l’état d’esprit prévalant à la Monnaie?

Il y régnait une ambiance extraordinaire, tout à fait particulière. Je dirais que l’atmosphère était liée à l’état d’esprit de l’œuvre dont nous assurions la création à la scène. Cela étant dit, tout dépendait du type de répertoire : opéra, opéra comique, opérette, musique contemporaine. Il régnait à l’époque une franche camaraderie et une belle collégialité qui aujourd’hui, je le pense, font cruellement défaut. Chaque création était un travail approfondi en soi : ce n’étaient pas les solistes seuls et individuellement qui créaient l’œuvre, mais une équipe soudée, animée par tous les intervenants.

 

La liste de vos créations est longue …

En effet, la création musicale aura joué un rôle important dans ma carrière ; je vous rappelle que la plupart des créations avaient lieu dans leur traduction française. De mémoire, je peux citer les prises de rôle suivantes : Bacchis (La Belle Hélène), Dolorès (Au soleil du Mexique), Emmie (Albert Herring), Colombine (Bonsoir Monsieur Pantalon : un opéra comique en un acte d’Albert Grisar), Nanette (Le Braconnier : un opéra d’Albert Lortzing), Binz (Casanova en Suisse : une aventure musicale en cinq tableaux de Paul Burkhard), Jeannette (Chanson d’amour ou La Maison des trois jeunes filles : un opéra de Franz Schubert), Michol (David : opéra en cinq actes et douze tableaux de Darius Milhaud), La Princesse Bengaline (Le Grand Mogol : opéra bouffe en trois actes d’Edmond Audran), La Cantinière (Jeulx de France : divertissement lyrique et chorégraphique en quatre tableaux de René Defossez), Un Soprano (La Licorne, la Gorgone et la Manticore : une fable sous forme de madrigal, de Menotti), La première Sorcière (Macbeth), Corinne (Mam’zelle Nitouche, opérette en trois actes d’Hervé Florimond), Manuela Fernandez (Miss Helyett, opérette d’Edmond Audran), Une Femme (La Mort de Danton, opéra de Gottfried von Einem), Anna (Nabucco), La première Nièce (Peter Grimes), Elsa Gessler (Tell père, Tell fils, opéra bouffe en un acte de Tiarko Richepin), entre 1947 et 1960. Cette alternance entre l’opéra, l’opéra comique et l’opérette nous a permis d’élargir considérablement notre répertoire. J’aimais participer aux saisons estivales d’opérette que la Monnaie avait instaurées. Elles permettaient aux solistes et à une partie de la troupe d’aborder un répertoire plus léger, particulièrement bienvenu après la seconde guerre mondiale.

 

Pour quelles raisons, selon vous, la majorité des œuvres que vous avez créées sont-elles tombées dans l’oubli ?

Difficile de répondre à cette question, mais il s’agit bien d’un triste constat. Tant de belles œuvres ne sont plus du tout représentées, des compositions pourtant honorables et valables sur les plans musical et dramatique, d’excellente facture musicale. Vraisemblablement, comme le dit Michel Trempont, seules les compositions réellement intéressantes, voire exceptionnelles survivent ! Cela est certainement lié à un phénomène de mode. La Monnaie a servi de tremplin pour la créations d’opéras et d’opéras comiques belges et français, mais que reste-t-il aujourd’hui de cette foisonnante activité ? Il y a une quinzaine d’années, les œuvres de Gian Carlo Menotti étaient régulièrement représentées, alors que ce n’est quasiment plus le cas de nos jours. Benjamin Britten non plus n’est pas souvent proposé. En Grande-Bretagne toutefois, le Songe d’une nuit d’été est encore mis à l’affiche, tout comme Peter Grimes. A propos de la création d’opéras de Gian Carlo Menotti, mon époux a aussi participé à la création de Amélie va au bal (rôle du Mari) en 1955, puis à celle de L’Opéra du gueux (le rôle parlé du Gueux, en 1958)

 

Quels bénéfices avez-vous pu retirer de votre association avec de prestigieux chanteurs belges et internationaux ?

Que des éléments positifs, à l’instar de la façon de chanter : ce fut une inspiration, une source constante d’équilibre pour moi. Le développement du jeu scénique a été soutenu par cette expérience : j’ai non seulement appris, mais cette association artistique m’a permis d’évoluer très sereinement dans ma carrière. Le ‘star system’ existait déjà oui, mais il consentait davantage de proximité et de chaleur qu’actuellement. Chanter aux côtés de gloires internationales a peut-être été impressionnant pour moi, mais je n’ai jamais – et je dis bien jamais – ressenti d’ostracisme à notre égard ou de détachement. Dès l’instant où nous étions sur le plateau, une équipe, voire une famille se recréait. Je me souviens de nombreux artistes: Victoria de Los Angeles, dont nous avons déjà parlé (dans Manon), Pilar Lorengar (dans La Traviata), Lily Djanel (dans Parsifal), Clara Clairbert, un pilier de la Monnaie et une voix parfaite. Je nourrissais le plus grand respect pour elle : une artiste à la voix cristalline, facile et puissante. J’ai chanté Javotte alors qu’elle incarnait Manon : fort jolie, elle possédait un charme indéniable, j’oserais même dire qu’elle scintillait telle une étoile Je ne dois pas oublier Lucienne Delvaux, une artiste que j’ai vraiment admirée, à la voix imposante et sombre (dans Werther), Rita Gorr (dans Orphée.) Parmi les hommes, Giacomo Lauri-Volpi qui, comme je vous l’ai dit précédemment m’a fortement impressionnée, Claude Hector, un lumineux ténor lyrique (dans La Flûte enchantée), le géant tout à fait impressionnant qu’était André Huc-Santana (dans le rôle-titre de Don Quichotte : un souvenir inoubliable), l’intense et vibrant Gabriel Bacquier au stupéfiant jeu de scène (dans Les Mousquetaires au couvent) et j’en oublie tant ! Pour revenir à Victoria de Los Angeles, je garde un souvenir ému de cette artiste: tout d’abord la voix, puis la finesse de l’interprétation et sa caractérisation du personnage étaient tout à fait spontanées, c’était le chant au naturel. Surtout, elle était très engagée sur scène : elle nous entraînait dans son jeu de scène, de manière tout à fait chaleureuse, avec grâce et une parfaite adéquation avec le personnage, particulièrement dans Manon ou dans Violetta (La Traviata.) Tous ces partenaires auront été pour moi une véritable source d’inspiration.

Jacqueline Vallière
Jacqueline Vallière
dans le rôle de Claudine de La Fille du Tambour-major,
Théâtre Royal de la Monnaie, saison 1955-1956
( Photo Hélène Lapaille, Bruxelles,
Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles ) DR

 

Quels étaient selon vous les avantages et les inconvénients d’une troupe ?

D’emblée, je déplore la disparition de celle-ci. Certes, la troupe permanente coûtait cher : elle alourdissait le budget de fonctionnement du théâtre et évidemment, elle n’arrangeait pas du tout les impresarii, c’est le moins que l’on puisse dire ! L’ensemble, dans son modus operandi, avait tout de même des avantages : songez aux jeunes artistes lyriques, fraîchement diplômés de conservatoires ou d’académies de chant. Grâce à la troupe, ils avaient la possibilité d’intégrer un théâtre et d’y forger progressivement leurs armes, en apprenant leur métier, en évoluant au gré des productions, sans se précipiter sur des premiers rôles trop lourds ! Combien de carrières prometteuses n’ont-elles pas été tronquées? Hormis la notion même de coût, je ne vois que des avantages dans le maintien d’une troupe: bénis soient les théâtres encore en mesure de financer leur maintien! Cela étant dit, j’avoue que parfois, certains troupiers indétrônables n’avaient pas ou plus le physique du rôle: c’est à mes yeux l’un des seuls bémols de la troupe.

 

Dans quels théâtres avez-vous chanté en Belgique, et avez-vous chanté à l’étranger ?

J’ai volontairement cantonné ma carrière à la Belgique : malgré le feu sacré qui m’animait ! J’étais basée à Bruxelles et en étant rattachée à la Monnaie, les déplacements à l’étranger étaient difficiles, puisqu’il fallait obtenir une dispense spéciale. L’ambiance dans ce théâtre était à l’époque si agréable que je n’ai pas accordé aux contrats avec l’étranger une place de choix, à l’exception de quelques représentations occasionnelles en France. J’ai également chanté au Grand-Théâtre de Verviers, au Théâtre Royal de Liège, au Théâtre Royal de Namur et à Mons, mais quasiment jamais dans les théâtres flamands. A l’époque, bon nombre de carrières étaient ancrées dans un seul et même théâtre. Parmi les chanteurs belges rattachés aux théâtres belges, je songe à la magnifique basse Lucien Van Obbergh, qui – hormis quelques saisons en France - aura connu une carrière essentiellement belge. A l’international, le ténor corse José Luccioni, pour vous citer une autre grande pointure, a mené une carrière de tout premier plan certes, mais longtemps rattachée à l’Opéra de Paris, ainsi qu’à l’Opéra Comique, avec des passages en province et en Belgique.

 

Avez-vous enregistré et quel a été votre répertoire ?

J’ai notamment enregistré Les Trois valses, Sang viennois, Orphée aux enfers, Les Mousquetaires au couvent, etc. Egalement, des archives radiodiffusées réalisées en Belgique et en France existent, notamment de Ciboulette, avec Nicole Broissin, Charles Burles et Michel Trempont. Et puis, comme cela est souvent le cas, je sais que des enregistrements pirates existent. Espérons qu’ils puissent ressurgir des oubliettes un jour, car personnellement, je n’ai rien conservé.

 

Quelle serait la formation musicale idéale que vous préconiseriez à un jeune talent lyrique ?

Je préconiserais exactement ce que j’ai moi-même réalisé! En effet, j’ai eu de la chance, car j’ai pu travailler avec un pédagogue indépendant, donc pas rattaché à un conservatoire ou à une académie. Dora Claeys-Nordier, mon unique professeur, aura été un excellent pédagogue pour moi : elle était une brillante technicienne, elle-même ayant été une excellente cantatrice. Au-delà même de l’aspect purement technique, il régnait une belle complicité entre nous : je lui faisais entièrement confiance en matière de choix de répertoire. Je pouvais ainsi me laisser guider dans une totale sérénité, sans jamais forcer ma voix, ce qui est capital. De cette complicité doit naître la confiance entre le professeur et l’élève. Non seulement Dora Claeys-Nordier veillait à développer harmonieusement ma technique, mais nous préparions ensemble, plus tard dans mon cursus pédagogique, les rôles qui m’étaient dévolus à la Monnaie. Comme vous le savez, je travaillais d’ailleurs au théâtre avec des répétiteurs, à l’instar de Jules Vincent ou de Lysette Levêque : c’était, je ne vous le cache pas, un travail constant. Mais quel bonheur ! Un bon professeur doit pouvoir respecter votre vocalité naturelle et vous orienter, tout en vous guidant, vers le meilleur répertoire lyrique adapté à vos moyens. A cela s’ajoute ou devrait s’ajouter la pratique du piano, qui est fort utile, une bonne connaissance de l’histoire de la musique et du répertoire.

 

Et les débuts idéaux ?

Etre humble, ne pas viser tout de suite des emplois trop lourds pour sa voix, ne pas hâter le destin en quelque sorte ! Accepter des deuxièmes rôles au besoin, car mieux vaut briller dans des seconds plans pendant quelques années, que de griller sa carrière l’espace d’un soir dans un rôle non adapté à ses moyens ! Si aujourd’hui, tout va plus vite, des choix judicieux de carrière peuvent être cités en exemples, à l’instar de Michel Trempont qui après une carrière internationale de plus d’un demi-siècle chante encore ! S’il avait abordé le Baron Scarpia dans Tosca à ses débuts, aurait-il pu assurer un tel niveau d’excellence et surtout, une telle longévité à sa carrière ? Je ne le pense pas.

 

Quelle preuve de sagesse !

Plus que de la sagesse, je suis lucide. Certains chanteurs, même des célébrités, ont chanté des deuxièmes plans, voire ont chanté dans les chœurs avant d’aborder la carrière de soliste. Ces expériences, lorsqu’elles sont équilibrées et bien maîtrisées, ne peuvent qu’être bénéfiques pour le jeune artiste. Nous avons tant d’exemples probants ! La voix devrait pouvoir évoluer progressivement et le répertoire judicieusement choisi doit l’orienter, la guider et la soutenir.

 

Selon vous, quel devrait être le rôle d’un bon metteur en scène ?

D’éviter à tout prix l’ingérence dans l’œuvre lyrique, de respecter le livret, la genèse de l’opéra, sa trame historique, dramatique et sociale, sans la déformer systématiquement. Etre innovateur et créatif oui, mais est-il sain et nécessaire d’imposer les sempiternelles « relectures » qui ne se justifient pas du tout ? Je dois vous confier que je n’ai jamais connu de parfait metteur en scène ! En général, j’aurais souhaité davantage de collaboration entre lui et moi, une meilleure fusion entre sa vision de l’œuvre et mon travail d’interprète. Cela aura finalement été que rarement le cas, je dois le déplorer. J’attends d’un bon metteur en scène qu’il mette l’œuvre en valeur, qu’il la serve avec humilité – ce qui n’empêche certainement pas une forme d’innovation -, mais qu’il ne la réinvente pas, car ce n’est pas son rôle. Je déplore que la plupart des œuvres soient presque systématiquement démolies, ce qui rend la vision de certains spectacles pénibles pour moi. Mon époux, étant encore en carrière, est bien plus ouvert à la question et évolue tout à fait sereinement dans ce panorama lyrique sans cesse revisité !

 

Quels ont été vos chefs d’orchestre préférés ?

Je placerai en tête Corneil de Thoran, puis Maurice Bastin, Edgard Doneux, Fritz Célis. Je nourrissais une profonde admiration pour Corneil de Thoran : sa préparation musicale, sa parfaite maîtrise de l’œuvre, sa rigueur dans le respect et l’adéquation stylistique, alliées à sa grande humanité, bref … Un tout grand chef ! J’ai adoré chanter sous sa direction, hélas, cette expérience aura été trop fugace pour moi, puisque Corneil de Thoran est décédé en janvier 1953.

 

Comme de nombreux autres solistes, vous avez particulièrement apprécié Maurice Bastin

Absolument, je ne m’en cache pas. Maurice Bastin était un véritable amoureux du bel canto, un fin connaisseur des voix, il les aimait et les devinait comme nul autre ! Sous sa direction, tout était rond, fluide, velouté et facile. En outre, il laissait réellement les solistes évoluer quasiment librement, dans une totale confiance, une connivence artistique fort rares et une fusion extraordinaire. Avec lui, chaque opéra était une véritable recréation musicale : mais il respectait la vocalité individuelle de chaque artiste, du premier soliste au deuxième chanteur, en passant par le coryphée. Je vous confie une anecdote que Michel Trempont m’avait livrée et qui en effet, éveille en moi un vif souvenir du professionnalisme de Maurice Bastin. A l’époque où les solistes chantaient énormément, presque quotidiennement, certains soirs pouvaient occasionnellement, présenter quelques faiblesses, notamment causées par la fatigue. Maurice Bastin ressentait cela tout à fait instinctivement, nul besoin de l’avertir : inutile de le prier d’accélérer le tempo ou de le ralentir pour soutenir, voire secourir les chanteurs. Il était plongé dans une sorte d’état de béatitude : souriant, toujours content, chaleureux et profondément humain, un tout grand artiste ! Il aura mené une longue vie consacrée à la musique, puisqu’il mourra à l’âge vénérable de 99 ans.

 

Dans l’absolu, quelle est votre œuvre lyrique préférée ?

En fait, c’est souvent l’œuvre que l’on chante sur le moment même qui devient notre préférée : mon époux partage mon avis – rires -. Dans des rôles tels que Arlette, je pouvais jubiler, car autant la musique, que la mise en scène à la Monnaie ont été un véritable enchantement. La magnifique mise en scène de Jean-Jacques Etchevery est pour moi inoubliable : les solistes avaient travaillé en pleine confiance et en totale harmonie avec lui. Voilà un autre splendide souvenir ! Ses qualités de chorégraphe, danseur et metteur en scène étaient tout à fait abouties et parfaitement maîtrisées.

 

Avez-vous eu des modèles, musiciens ou interprètes ?

Pas de modèles à proprement parler et si modèle il devait y avoir, alors je décernerai la palme à mon professeur ! Sinon, j’admirais le chant très sûr de Clara Clairbert, l’ample mezzo-soprano, puis le soprano de Mina Bolotine, la voix puissante et dramatique de Lucienne Delvaux alliée à son étonnant jeu dramatique, l’assurance de Rita Gorr, le chant souverain d’Huberte Vecray5, le soprano lumineux de Gita Nobis, une ravissante chanteuse et brillante comédienne. Dans la troupe de la Monnaie, que de bons éléments, même s’il est vrai que le feu sacré ne les animait pas tous …!

 

Comment voyez-vous le monde de l’opéra aujourd’hui et quelle évolution pressentez-vous ?

Je ne pense pas que l’opéra puisse disparaître et je ne puis qu’espérer qu’il se maintienne au goût du jour. Pourtant, je suis perplexe en observant le public de l’Opéra Bastille ou de l’Opéra Comique : sont-ils victimes de phénomènes de mode ou de société ? Vont-ils à l’opéra pour réellement apprécier l’œuvre, la musique, les chanteurs, la direction d’orchestre ? Ou s’y rendent-ils plutôt pour se montrer, pour pavaner : le public est nombreux oui, mais quel public ? Je suis quelque peu nostalgique en songeant au bon vieux temps : lorsque nous allons à l’opéra, bien que mon époux soit toujours en activité, je suis souvent saisie par de l’appréhension : « que vais-je découvrir au lever du rideau ? » Le rôle du metteur en scène est de nos jours excessifs, ce n’est quasiment plus un travail : fréquemment, il s’agit d’une ingérence intempestive, ce qui me gêne, surtout lorsque cette intervention altère la nature de l’oeuvre ! Les artistes doivent accepter cet état de fait, au péril de voir, progressivement, les portes des théâtres se refermer sur leur carrière. Une partie substantielle du public n’est pas contente, croyez-moi : lorsque je vais à l’opéra, j’écoute, j’observe et mon constat est amer ! Et surtout, il est conforté par l’avis d’autres mélomanes. Aimeriez-vous voir des matelas disposés tout autour de la scène, dans La Flûte enchantée, Lucia di Lammermoor transposée dans un gymnase ou les échographies de femmes enceintes projetées en direct dans Tannhäuser ? Moi pas et je trouve cela affreux, grotesque et sans aucun fondement musicologique et dramatique ! C’est le plaisir de heurter et de choquer qui anime le travail de certains metteurs en scène à la mode. Pour sauver le paysage lyrique et entrevoir une évolution favorable, il faudrait remettre l’église au milieu du village : exiger des metteurs en scène respectueux de l’opéra, de sa trame, donc de son livret et de ses interprètes. Sinon, je crains que, phénomène de mode ou pas, une réelle menace plane, couplée par les soucis financiers auxquels les théâtres internationaux doivent faire face, les subventions d’Etat diminuant telle une peau de chagrin.

Jacqueline Vallière, 2009
Jacqueline Vallière, chez elle en 2009
( photo X…, Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles ) DR

 

Quelques mots de conclusion …

Je suis heureuse de tout ce que j’ai accompli dans ma carrière. J’en conserve de lumineux souvenirs, riches et intenses. Je souhaite aux jeunes générations d’évoluer aux côtés de chefs d’orchestre scrupuleux et connaisseurs de la voix. Je formule aussi mes vœux pour qu’ils collaborent harmonieusement avec des metteurs en scène de qualité, plus respectueux que farfelus, dans un meilleur équilibre. Je leur souhaite de pouvoir être valorisés à leur juste valeur, afin qu’ils ne soient plus de simples pions dans un spectacle, à la merci des metteurs en scène. « Ne forcez jamais votre instrument, laissez-le évoluer, permettez au médium de votre voix de s’étoffer progressivement. Ne visez pas les premiers rôles tout de suite, des deuxièmes plans vous donneront, le temps du développement, l’expérience de la scène aidant, tout cela vous préparera naturellement. Soyez judicieux dans le choix du répertoire et fiez-vous à votre instinct musical et non pas seulement à celui du chef d’orchestre, du metteur en scène et encore moins, à celui de votre agent artistique ! 

 

Vous ne semblez pas avoir de regrets …

Vous avez raison : absolument aucun, sauf peut-être celui d’avoir interrompu ma carrière lyrique pour suivre mon premier mari à l’étranger. Mais aujourd’hui, rétrospectivement, si je pouvais tout recommencer, je le referai à l’identique et sans aucune hésitation ! Je songe à l’ambiance extraordinaire de cette époque, à son esprit de camaraderie, à cet amour partagé pour la musique, l’art lyrique et le spectacle. Heureusement, grâce à Michel Trempont, je suis encore plongée dans cet univers privilégié au quotidien, n’est-ce pas là un véritable état de grâce et une chance ? Et puis, si vous me demandiez s’il m’arrive encore ou non de chanter sous ma douche, je vous répondrai par l’affirmative ! En effet, j’ai conservé ma voix, donc je chante encore très volontiers. Je lis énormément, je vais régulièrement aux spectacles, je revois des amis artistes lyriques et musiciens. Enfin, je voyage souvent aux côtés de mon époux, ce qui me permet de rester fort active dans un univers que je n’ai finalement pas complètement quitté !

 

Que souhaitez-vous que l’on dise de vous ?

Que j’ai été heureuse d’exercer ce beau métier, que chanter aura été pour moi la quintessence de mon être tout entier. Aussi, que j’ai donné le meilleur de moi-même dans chacun de mes rôles, du plus petit au plus important. Enfin, pour conclure, que j’ai toujours fait de mon mieux pour être agréable avec mes proches, mes amis et mes collègues artistes : qu’ils soient assurés qu’aujourd’hui encore, je ne les oublie pas et que je les porte toujours dans mon cœur.

Claude-Pascal PERNA
Tous droits réservés
SABAM, CAE 620435975
Bruxelles, octobre 2009 et novembre 2011

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1) Cf. portrait réalisé par l’auteur : www.musimem.com/thoran.htmRetour ]

2) Georges Dallemagne, dit Dalman, baryton, metteur en scène et dessinateur de costumes belge (1882-1952). [ Retour ]

3) Les ténors Robert Stény, Charles Richard puis Jean Marcor lui succèdent dans le rôle de Jean, entre 1943 et 1957. [ Retour ]

4) Cf. portraits de Jean Marcor, Pol Trempont et Jean Laffont par l’auteur  et publiés sous  in www.musimem.com, section Biographies. [ Retour ]

5) L’artiste commet ici une petite erreur, puisque l’œuvre de Menotti est créée le 13 mai 1952 par Marie-Louise Derval et Ernest Delmarche, soprano et baryton, unis à la scène comme à la ville. Il s’agit donc de la reprise de 1957. [ Retour ]

6) Cf. portrait d’Huberte Vecray par l’auteur : www.musimem.com/Vecray_Huberte.htmRetour ]

 


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